Jean Guisnel : ne pas faire de publicité aux provocations terroristes

Jean Guisnel (©D.R.)

Grand spécialiste des questions de sécurité publique, auteur de nombreux ouvrages sur le sujet –  « Au service secret de la France » , avec David Korn-Brzoza (Éditions La Martinière) –, le journaliste Jean Guisnel s’élève contre les réflexes de type publicitaire qui, involontairement sans doute mais très fortement néanmoins, donnent un écho sur-dimensionné aux provocations djihadistes.

Il est très difficile, on le sait, de limiter les emballements médiatiques – notamment des télévisions – qui, parfois sans retenue, se délectent de faits spectaculaires ou à haute charge émotionnelle (cf. les articles de Jean-Philippe Moinet : après le deuil national, les 10 mots-clés sur la terreur (nov 15)  une autre lecture du présumé « couac » des services de sécurité français ; 2014 ). Cette difficulté n’exonère pas les responsables médiatiques de réfléchir à ne pas tomber dans les pièges tendus par les terroristes qui, à défaut d’être crédibles et parfois totalement isolés dans leur action, font de la surenchère dans les actes de violence et cherchent leur mise en scène, comme on a pu le voir par exemple avec le cas des otages (américains, britanniques et français) décapités.

Ce texte de Jean Guisnel, publié par Le Monde (en date du 25.09.2014), titré « Ignorons les provocations terroristes ! », est un appel à une grande sobriété – et intelligence – médiatique, quand il s’agit de traiter des menaces ou des actes terroristes. 

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Ignorons les provocations terroristes !

Les défis que lancent à la France les djihadistes du groupe Daech et leurs affidés ne sont pas nouveaux par nature : menaces, chantages, enlèvements d’otages, extorsions, assassinats sont de vieilles connaissances simplement revêtues d’oripeaux retaillés.

Depuis la décennie 1980, ces vilenies ont été portées par d’autres meurtriers adeptes du terrorisme. Certains sont morts en combattant notre État de droit les armes à la main, comme Mohamed Merah, d’autres comme Illich Ramirez Sanchez, alias Carlos, ou Georges Ibrahim Abdallah croupissent dans les prisons de notre République. Certains enfin sont revenus dans le monde des vivants, où ils demeurent à perpétuité condamnés au silence. L’originalité du groupe obscurantiste qui fait parler de lui aujourd’hui ne réside pas non plus dans sa communication politico-religieuse : sur le thème « tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens », le fameux légat pontifical Arnaud Amaury s’était montré fort explicite dans sa croisade contre les Albigeois. Nous étions alors au XIIIe siècle, certes. Mais idéologiquement, à quelle époque vivent donc nos modernes égorgeurs des ténèbres, sinon au Moyen-Âge ?

L’originalité de Daech est ailleurs. Tout d’abord, le groupe du gangster Al-Baghdadi se taille sous nos yeux un territoire physique, en créant par le fer et le feu, avec l’appui puissant de tribus locales privées de tout pouvoir par les régimes syrien et irakien, une vaste contrée. Ces barbus aimeraient que ce soit un État, mais en demeurent très loin : pour ce faire, il faudrait que la communauté internationale le reconnaisse comme tel, lui définisse des frontières et échange avec lui des ambassadeurs. Ce n’est pas demain la veille !

Mais pour faire fonctionner un tel espace, il faut des routes, des ponts, un réseau électrique, des accès Internet et des bornes téléphoniques. Exactement ce que les armées savent détruire. De ce point de vue, Daech est vulnérable. Il faudrait du temps, mais rien n’interdirait de faire passer ce prétendu « État » à l’âge de la pierre.

Leur parfaite maîtrise de la communication

La deuxième originalité de ce groupe tient à sa capacité d’attrait sur les jeunes étrangers, hommes et femmes. Pour ne prendre que ces exemples, les présences de la France ou de l’Australie dans les armées combattant les djihadistes du Levant, s’explique par ce motif : quand mille Français et deux cents Australiens sont recensés dans une telle entreprise terroriste, il y a quelques raisons de souhaiter la combattre !

Enfin, un troisième facteur entre en compte : leur parfaite maîtrise de la communication. Ils sont bien entendu moins puissants que les Occidentaux, de ce point de vue. Mais, comme le judoka, ils jouent de la force de l’adversaire pour le faire chuter. Avec l’Internet et les réseaux sociaux électroniques, ils jonglent de plus avec le voyeurisme planétaire.

Nous sommes dans les temps de l’information mondialisée immédiate. Elle nous entraîne dans une grande confusion. Le terrorisme est sans doute une horreur. Mais, de ce point de vue, la France a connu bien pire, et de très loin ! Depuis un siècle : deux guerres mondiales, de terribles guerres de la décolonisation et même des vagues terroristes dans les années 1980 et 1990. Excusez du peu ! C’est dire s’il faudrait que nous soyons devenus anémiques, sans muscles ni vertèbres, pour n’être point capables de faire face aux fanfaronnades et aux provocations de ces barbares !

La force de notre riposte n’est autre que le fait d’opposer des notions simples : l’État de droit, la fermeté de la nation et la qualité de nos dirigeants. Ceux-ci doivent commencer par cesser de se rendre en cortège dans le golfe Arabo-Persique baiser les babouches de kleptocrates financiers du djihadisme. Ce n’est pas parce que ces derniers savent parler notre langue, à savoir le football et l’argent, que nos dirigeants doivent leur vendre leurs âmes et les nôtres par-dessus le marché. On ne reviendra pas ici sur les pompiers d’aujourd’hui et pyromanes d’hier, qui ont allumé des incendies – Irak en 2003, Libye en 2011 – qu’ils se sont révélés incapables d’éteindre. On ne dialogue pas avec des terroristes.

Et quand on est le ministre de l’intérieur d’un pays comme la France, on ne devrait pas répondre du tac au tac au communiqué provocateur d’un groupe djihadiste. La France a des lois. Qu’elle les applique et les fasse évoluer par son corps législatif, comme elle vient de le faire en créant une incrimination d’« entreprise individuelle terroriste », c’est son droit le plus strict. Tant qu’elle y est, elle pourrait aussi faire la démonstration que les moyens énormes de surveillance électronique nationale et planétaire dont elle s’est dotée ont une autre utilité que l’interception des communications de Mme ou M. Tout-le-Monde.

À quoi servent donc les milliards donnés aux services secrets (français et autres) s’ils sont incapables de couper le sifflet électronique de djihadistes sanglants ? Les faire cesser de nuire passe par leur réduction au silence. Qu’attendent donc nos dirigeants ?

Jean Guisnel
(in Le Monde du 25.09.2014)