Une autre lecture du « couac » des services de sécurité

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Pendant toute une soirée, puis une demie journée le lendemain, les chaînes d’information en continu ont brodé un feuilleton de pieds nickelés de la lutte contre le terrorisme, à coup de flash «spécial» ou d’émission «spéciale», tenant en haleine les téléspectateurs dans une dramaturgie qui leur est coutumière sur des événements, soit spectaculaires (le choc des images), soit à haute charge émotionnelle (le choc des mots). Et dans la lutte contre le terrorisme, on peut ajouter que les peurs (légitimes) sont parfois lourdement exploitées, consciemment ou inconsciemment, pour faire de l’audimat.
L’affaire du gros « couac » de nos services de sécurité intérieure, qui auraient «raté» l’arrestation de trois djihadistes notoires, à leur arrivée à Marseille en provenance d’Istanbul, est un cas d’école (de journalisme hâtif), qui mérite d’être décortiqué.

Pour la plupart des journalistes suivant leurs confrères des chaînes d’infos en continu, dans une «dictature de l’urgence» qui a été analysée par les meilleurs spécialistes des sciences de l’information et de la communication, la simple question de savoir si l’énorme «couac» en cause n’était pas trop gros pour être totalement vrai n’a pas, même quelques secondes, été effleuré.

Même l’emploi précautionneux du conditionnel – qui devrait pourtant s’imposer en ces matières délicates de lutte contre le terrorisme – n’a pas vraiment été d’usage, les journalistes concernés par cette « séquence » incroyable préférant user de l’assurance – en l’occurrence d’un grand «raté» de nos services et systèmes de surveillance – plutôt que d’émettre, même légèrement, un doute, il est vrai moins vendeur pour les téléspectateurs (qui ont heureusement leurs propres filtres d’interprétation des éléments qui leur sont livrés en flots continus).

Or, en cette affaire, qui laisse clairement entendre que les vols en provenance de Turquie sont, en pleine guerre contre les fanatiques de l’État Islamique, de vraies « passoires », il y a peut-être une part de vrai mais sans doute aussi une part de faux ou de complexe qui, dans le détail de ce présumé « raté », aurait pu être évoqué..

Une dangerosité toute relative

Deux « faits » ont été avancés pour conduire au constat que trois djihadistes se sont tranquillement baladés sur la Canebière marseillaise, l’un d’entre eux ayant même appelé son avocat pour préciser où il se trouvait et sa volonté, en cas de besoin, de répondre aux questions des policiers français. Ce qui, au passage, montre la dangerosité très relative du personnage. Point qui n’a pas été souligné.

Le premier fait est la défaillance des services de sécurité turcs, qui n’auraient pas prévenu leurs homologues français du changement d’avion des trois djihadistes, changement provoqué par le refus du commandement de bord du premier avion de décoller avec ces trois passagers, toutes les pièces administratives des services de police turcs n’ayant pas été réunis pour décoller en bonne et due forme. L’incident a donc été suffisamment voyant, et sans aucun doute connu des services turcs à l’aéroport d’Istanbul, pour qu’il ne passe pas inaperçu. La question est de savoir si, et comment, les services de sécurité turcs ont pu commettre ensuite une grosse « omission », en ne prévenant pas les services français, sur place à Istanbul, et/ou en France. La question est plus lourde qu’il n’apparaît. Car on sait la Turquie politiquement très frileuse, depuis le début des interventions militaires de la coalition internationale contre les agressions djihadistes de l’État Islamique.

Pourtant membre de l’OTAN, et donc à ce titre proche des États-Unis et de leurs alliés, la Turquie, travaillée de l’intérieur par un mouvement islamique très conservateur, et parfois intégriste, n’a pas été volontaire – c’est le moins qu’on puisse dire – pour prêter main forte à la coalition anti-djihad. Certains disent depuis des mois, dans nos services diplomatiques, qu’il faut se méfier, non pas de la Turquie en tant que telle, mais de certains membres de son administration pouvant être très sensibles à la cause islamiste et anti-occidentale. Comme c’est notoirement le cas au Pakistan, où les services de renseignements sont eux-mêmes garnis de militants de la cause djihadiste (Ben Laden lui-même avait longtemps bénéficié de protections au Pakistan), un certain doute a commencé, depuis un certain temps, à planer sur la fiabilité des services turcs. C’est sans doute le vrai sujet qui, sous couvert d’ « erreur » malencontreuse, mériterait d’être étudié de très près, en France, par les observateurs de la vie publique et donc les médias. Ce sujet a été en tout cas très étudié, en amont, par notre diplomatie.

Une surveillance notoirement très renforcée

Le deuxième fait est la défaillance présumée des systèmes de détection français, à l’arrivée sur notre sol. A été évoquée, en particulier, un « bug » informatique qui aurait rendu non opérationnel le très important système informatique français de contrôle d’identité à nos frontières, en particulier à l’arrivée des avions dans les aéroports français. Ce système, nommé CHEOPS (système de circulation hiérarchisée des enregistrements opérationnels de la police sécurisés) est un système informatique à la fois très sophistiqué et très sécurisé. La panne de ce système n’empêche nullement, par ailleurs, un contrôle et des vérifications élémentaires pour tout arrivant en France, surtout dans la période actuelle, surtout en provenance de Turquie, ce pays étant le sas de départ vers la Syrie ou de retour de Syrie. Toutes les consignes de vigilance ont été naturellement renforcées, notamment dans les aéroports français, pour scruter les listes de tous les passagers en provenance de Turquie. Les menaces récentes proférées par les djihadistes sans frontières contre la France et les citoyens français ont évidemment conduit à monter d’un cran la surveillance de tous les passagers venant de Turquie.

D’où les interrogations qui sont à poser quant à la probabilité d’une panne informatique à ce niveau (même si tout système peut bien sûr avoir des défaillances) et, surtout, d’un tel amateurisme de nos services de sécurité, dont la réputation sur ce qu’on appelle « le renseignement humain » n’est plus à faire. Elle est même l’une des forces de nos services de sécurité.

Il est avéré aussi que nos services, dans une logique de surveillance continue, préfèrent parfois suivre des suspects pendant des semaines entières et même des mois, afin de recouper des informations sur les personnes rencontrées, sur les éventuels préparatifs d’une action terroriste, filature dont l’intérêt est bien supérieur à une arrestation prématurée, à la descente d’un avion… Il est bien curieux que certaines rédactions, qui se sont précipités avec assurance sur l’hypothèse de l’amateurisme français – d’ailleurs sans prendre garde, sur la forme, par simple civisme, à ne pas décrédibiliser démesurément nos fonctionnaires et nos services de sécurité – il est en effet bien curieux que dans la précipitation médiatique il n’ait pas été dit, même accessoirement, que laisser trois djihadistes libres sur notre territoire, même par inadvertance, pouvait aussi « rapporter » des informations précieuses et conduire à l’arrestation, ou la surveillance renforcée, de dix ou vingt autres personnes à la dangerosité potentielle.

Une forme d’amateurisme… médiatique

Il est étonnant, et on pourrait dire choquant même, que soit ainsi, même si cela a été passager, mis au pilori médiatique des services de sécurité qui ont quand même permis, jusqu’à présent en tout cas, à déjouer les tentatives d’attentats sur notre sol, en France. Ce qui distingue notre pays de la Grande Bretagne ou de l’Espagne, deux pays voisins et amis, qui ont subi des attentats très meurtriers sur leur sol.

La seule et dramatique exception est celle de la tuerie perpétrée par un « loup solitaire » nommé Mohamed Merah, à Toulouse, il y a deux ans. On peut simplement penser aujourd’hui, sachant que les trois djihadistes passés par la soit disant « passoire » des aéroports français sont des proches du clan Merah, que cela n’a pas totalement échappé aux services de sécurité, à la fois français et de pays alliés dans la coalition anti-djihad. Avant ou après leur arrivée à Marseille.

Prétendre, ou laisser clairement entendre, le contraire, relève soit d’une naïveté grave, soit d’une inconscience toute aussi problématique. L’amateurisme n’étant pas non plus totalement à exclure, quand il s’agit de certaines couvertures médiatiques des événements.

Jean-Philippe MOINET,
a été Président de l’Observatoire de l’extrémisme,
est Directeur de la Revue Civique et éditorialiste à JOL Press (Journalism OnLine)

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Menaces djihadistes, et vigilances sécuritaires

Vigipirate (© Choucashoot / Fotolia.com)Les menaces ont fortement augmenté sur la France, comme sur tous les alliés de la coalition internationale qui se mobilise en Irak contre l’État Islamique (EI). Le leader de ce mouvement qui prétend instaurer un « califat » et un État terroriste au Proche-Orient (en faisant au passage exploser les frontières actuelles de l’Irak et de la Syrie), s’en est pris directement aux citoyens français, en des termes d’une sauvagerie moyenâgeuse.

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J-M Decugis : les raisons du « raté» avant l’arrestation des 3 djihadistes français

Spécialiste des questions de sécurité, auteur de « Place Beauvau » (Robert Laffont, 2006), Jean-Michel Decugis, après avoir été journaliste au Figaro et au Point, travaille actuellement à la chaîne d’information en continu, I>Télé  (groupe Canal Plus).
Après la révélation d’un « raté » des services de sécurité français (le 23 septembre 2014), trois djihadistes revenant de Turquie n’ayant pas été signalés dans le bon avion par les autorités turques, il répond aux questions de la Revue Civique, notamment sur les emballements médiatiques qui, parfois, faute de vérifications des « faits », aboutissent à des approximations, voire des contre-vérités. 

La REVUE CIVIQUE : Dans l’extrême rapidité de circulation de l’information, on peut s’interroger sur les contours et les raisons dans ce qui est apparu comme un gros « couac » des services de sécurité français, trois djihadistes ayant la semaine dernière été apparemment surpris, à Marseille, de ne pas avoir été arrêtés par les policiers à leur descente d’avion. Vous-même, chef de service police-justice à I>Télé (chaîne d’information continue),  spécialiste des questions de sécurité, n’avez-vous pas l’impression que l’information va parfois trop vite, et que les vérifications ne sont pas toujours faites, faute de temps ?
Jean-Michel DECUGIS : Qu’il y ait parfois des emballements médiatiques et des informations non vérifiées qui sortent, c’est certain. Mais là, ce n’est pas le cas. L’information concernant l’arrestation des trois djihadistes m’a été confirmée par le Ministère de l’Intérieur de même qu’ensuite aux autres  médias. Je peux vous dire que j’avais bien préparé ce sujet, cela faisait une semaine que j’étais au courant de ce retour de trois djihadistes en France par une source extérieure aux services de police et de renseignementsJ’ai eu entretemps plusieurs contacts avec le Ministère de l’Intérieur. Il faut savoir que la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) est sous l’autorité du ministre de l’Intérieur. Selon plusieurs sources, je savais que le vol des djihadistes présumés partirait à 11h d’Istanbul et qu’il arriverait à Orly, vers 13 h15. (…)

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