L’institut Viavoice, en partenariat avec Le Monde, vient de publier « France 2015. 10 idées reçues et débattues ». Parmi elles : « Les Français ne se soucient plus de l’intérêt général ».
Directeur associé de l’institut Viavoice, Arnaud Zegierman, oppose un argumentaire à cette idée reçue : non, estime-t-il, nous avons simplement « plus de mal à générer un élan collectif » dans une société atomisée.
Voici son analyse.
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La cause est entendue : les Français seraient de plus en plus individualistes. La perte de l’intérêt général chez chacun de nous est perçue comme une telle évidence qu’il ne serait même plus nécessaire de la démontrer.
Tous coupables
Les grandes études d’opinion ne convergent-elles pas toutes vers la même conclusion, en pointant du doigt les petits et grands travers de certaines catégories de la population ?
Les plus jeunes ? Ils seraient égoïstes, paresseux, intolérants et peu engagés(1). Les plus âgés ? De paisibles privilégiés. Les salariés ne chercheraient de leur côté qu’à défendre des acquis sociaux.
Et les dirigeants d’entreprise continueraient de rester obnubilés par la course au profit, sans tenir compte d’éventuels effets collatéraux. Quand, dans le même temps, la participation aux élections décroît régulièrement, l’intérêt pour la presse d’investigation se relâche et le soutien à l’État-providence vacille(2), la question s’impose : sommes-nous encore soucieux de l’intérêt général ?
Pour le vérifier, notre premier réflexe a consisté à poser la question aux Français.
Or, 57 % d’entre eux répondent qu’ils souhaiteraient aujourd’hui être davantage impliqués dans des actions susceptibles de servir l’intérêt général. Et cette tendance est encore plus forte auprès des jeunes de 18 à 24 ans(3) ! Bien sûr, il ne s’agit là que d’une courte majorité. Bien sûr, ces intentions n’engagent en rien : au mieux ne sont-elles qu’une condition du passage à l’acte. Mais elles témoignent cependant d’un premier élément : souhaiter contribuer à l’intérêt général reste valorisant.
Après notre questionnement sur les intentions, s’est donc posée la question des actes. Quels sont les actes qui pourraient être analysés comme de véritables contributions à l’intérêt général, sans arrière-pensées égoïstes ou partisanes ?
Le donneur de sang est-il un égoïste comme les autres ?
Observons le don de sang.
Un geste bénévole, anonyme et volontaire.
Dire qu’un donneur de sang est plus généreux qu’un non-donneur serait réducteur, voire fallacieux. En revanche, il semble intéressant de creuser ce qui les distingue. Bien entendu, il arrive souvent que les donneurs aient vécu une expérience personnelle (accident, maladie), qui leur a révélé les enjeux du don du sang. Ou qu’ils aient grandi dans des familles où ce don faisait figure de tradition.
Mais est-ce que ces donneurs témoignent d’un sens particulier de l’intérêt général ? L’analyse de l’Observatoire 2013 des donneurs de sang a permis de mettre en lumière certaines spécificités des donneurs.
Ce n’est pas une forme d’altruisme plus développée qui les habite. Plutôt une vision du monde. Ils manifestent en effet une forme d’optimisme et de confiance qui les différencie singulièrement de la population française. Ils se déclarent plus heureux (95 %, contre 63 % pour un échantillon national représentatif de la population Française, soit 32 points d’écart !). Mais aussi plus chanceux (40 points d’écart), moins méfiants envers les autres et plus confiants en l’avenir(4).
Tout se passe comme si cette volonté de sauver les receveurs anonymes trouvait sa source dans un bien-être intime. Comme si, pour se préoccuper de la société, il fallait d’abord avoir résolu ses tracas particuliers. Comme si le passage à l’acte résultait moins d’une logique d’abnégation que d’une ouverture à son environnement. En somme, être assez bien pour pouvoir sortir de soi. Pour prendre conscience de l’existence des autres et de l’interdépendance de chacun.
Une nouvelle morphologie de l’intérêt général
Mais cette prise de conscience ne peut être instantanée car elle nécessite de comprendre ce qui n’intéresse pas a priori, ou paraît trop complexe. Considérons notre système de redistribution. À force de complexité pour tenter en vain d’équilibrer son financement, il est devenu d’une effroyable opacité et la cible de toutes les critiques.
En laissant l’opacité s’installer, les critiques les plus farfelues se sont maquillées en analyses légitimes. Des points de vue qui ne devraient relever que du loufoque sont présentés comme des arguments solides. Mais dans ce capharnaüm démocratique, où sont les explications qui permettent de comprendre ce système ? Qui les porte auprès du plus grand nombre ? Qui explique comment adapter ce système aux évolutions de la société tout en conservant sa philosophie ?
Qui explique ce que signifie aujourd’hui l’intérêt général ?
Comment ne pas comprendre le réflexe de repli sur soi des Français, quand plus personne ne fait la pédagogie de la solidarité ?
À une période où les inquiétudes sur le pouvoir d’achat et la précarité s’intensifient, comment demander plus de solidarité si l’on n’explique pas l’efficacité d’un système ? Comment sensibiliser à l’intérêt général s’il paraît lointain, diffus, voire incompatible avec ses intérêts particuliers ?
Naguère, cette pédagogie était assurée par de nombreux corps intermédiaires, qui jouaient un rôle de relais entre l’État et les citoyens: partis politiques, syndicats, associations et mutuelles permettaient à chacun de comprendre, puis de contribuer à sa manière. En un mot, de participer à l’élan collectif.
L’affaiblissement, pour ne pas dire la quasi-disparition de ces corps intermédiaires dans le débat public, a fini par laisser le citoyen seul face au collectif. Que ce soit l’entreprise, dont on ne comprend pas la stratégie, les autres citoyens, aux revendications jugées illégitimes, le Gouvernement, à l’action méconnue, ou l’Europe, suffisamment lointaine pour être systématiquement perçue comme uniquement technocratique. En l’absence de compréhension, tout est donc censé reposer sur l’État. Il apparaît encore comme la principale puissance protectrice, puisque 60 % des Français estiment que c’est d’abord aux pouvoirs publics de se soucier de l’intérêt général. Loin devant la société civile (29 %) ou les entreprises (5 %)(3).
Mais s’agit-il là d’une puissance protectrice légitime ou d’une puissance protectrice par défaut ? Est-ce que l’on invoque les pouvoirs publics sur leurs zones de compétence légitime ou est-ce qu’on les invoque car on ne sait à qui s’en remettre ?
Dit autrement, pour aborder frontalement la question, les entreprises n’ont-elles vraiment rien à proposer à la société ? Les Français, on le sait depuis longtemps, s’en méfient, en particulier des plus grandes. Mais ne pourraient-elles aussi capitaliser sur les volontés particulières en les fédérant pour jouer un rôle sociétal, qui ne puisse être taxé d’habillage éthique ? N’ont-elles pas de valeurs à défendre ? Des rêves à concrétiser ? N’y a-t-il donc que Google pour vouloir changer le monde ?
Critiquer à tout va l’État et les entreprises peut se révéler dangereux. Méfions-nous de ce penchant trop naturel qui n’est pas sans risques. La dénonciation permanente de l’affaiblissement des corps intermédiaires, du tarissement des finances publiques et de la non-mobilisation de la sphère privée, comme le font dans nos études la majorité des Français, mène tout droit à cette atomisation de la société, que pointait déjà Tocqueville. À un repli sur soi. Alors comment favoriser le passage des bonnes intentions aux actes engagés ?
L’exemple du tri des déchets en France apparaît ici comme une bonne illustration. En vingt ans, la pratique du tri des déchets est devenue courante. Mais elle ne s’est imposée ni par la contrainte, ni même par le développement d’un sentiment de culpabilité chez les habitants. L’identification des réticences au tri, le développement d’une pédagogie ludique plus que culpabilisatrice et la mise en place de solutions pratiques ont été infiniment plus efficaces pour faire adopter volontairement la discipline du tri par les Français(5).
C’est bien la pédagogie des enjeux qui devient aujourd’hui la clé de la contribution volontaire, et non la coercition. Ainsi, convient-il sans doute de faire évoluer notre compréhension de ce qu’est l’intérêt général. Le penser comme une contrainte morale extérieure, une limitation de la liberté individuelle au nom du collectif, deviendrait un contresens au regard de l’évolution des valeurs des citoyens. Il est plutôt l’expression d’une profonde liberté menant à un choix désintéressé. Il nécessite une pédagogie permanente pour susciter l’adhésion car il n’est plus le produit de l’abnégation. Les Français ne sont pas forcément plus individualistes aujourd’hui. Mais le corps social s’est atomisé. Comme pour le tri des déchets, c’est par la pédagogie que l’on recréera un élan collectif. Il s’agit donc aujourd’hui de mieux identifier les nombreuses passerelles qui lient les aspirations particulières à l’intérêt général. En pensant le collectif comme le fait le donneur de sang : contribuer ne signifie pas s’oublier. Bien au contraire. Contribuer passe d’abord par comprendre et adhérer. La pédagogie est la clé de voûte de ce nouveau système. Système dans lequel nous parlerons plus volontiers de mon intérêt général, plus que de l’Intérêt général, concept lointain renvoyant désormais au sacrifice, plus qu’à la participation.
Arnaud ZEGIERMAN,
Directeur associé de l’institut Viavoice.
(1) Ipsos – Logica Business Consulting pour Le Monde 2011. Sondage réalisé par téléphone du 18 au 19 novembre 2011 auprès d’un échantillon de 1 014 personnes, représentatif de la population française âgée de 15 ans et plus.
(2) CREDOC 2014. Etude réalisée auprès d’un échantillon de 2 000 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. Méthode des quotas (région, taille d’agglomération, âge, sexe, PCS).
(3) Etude institut Viavoice réalisé en ligne du 17 au 19 septembre 2014 auprès d’un échantillon de 1 004 personnes, représentatif de la population âgée de 18 ans et plus résidant en France métropolitaine. Méthode des quotas. 57 % des Français souhaiteraient aujourd’hui être davantage impliqués sur des actions susceptibles d’être utiles pour l’intérêt général, 31 % ne le souhaiteraient pas et 12 % ne se prononcent pas.
(4) Observatoire des donneurs de sang 2013 Institut Viavoice – Etablissement français du sang.
(5) Analyse des perceptions des Français sur le tri, Eco-Emballages – Institut Viavoice, juin 2013.