Europe, vingt ans après : continuer à marcher vers la Démocratie. Par Aymeric Bourdin (Président d’Atelier Europe)

En mai 2004, dix pays qu’on appelait « de l’Est » entraient dans l’Union européenne. Président du think tank Atelier Europe, Aymeric Bourdin terminait à ce moment une marche de plusieurs mois, qui le conduisait des côtes de Galice en Espagne à Bratislava, ville de l’ex-Tchécolovaquie qui intégrait la grande famille européenne. Il raconte ici, pour la Revue Civique, le sens de cette marche personnelle et, vingt ans après, le sens de cette histoire collective.

« Ces chemins (…) que j’ai autrefois parcourus en croyant, je les parcours aujourd’hui en romancier, en historien ? Disons en enquêteur. » Emmanuel Carrère, Le Royaume.

Il y a vingt ans, le 1er mai 2004, j’arrivais à Bratislava par la route qui longe le Danube depuis Vienne. Fraichement diplômé en sciences politiques, j’étais parti, l’automne précédent, des côtes de Galice en Espagne, pour traverser une partie de l’Europe à pied.

Le sens de cette démarche de jeunesse était de rendre hommage, à travers une aventure de terrain, aux Européens de l’Est qui s’étaient retrouvés, pendant soixante ans, derrière le rideau de fer et qui en intégrant l’Union européenne, retrouvaient ce jour-là pleinement la famille occidentale. Et sans doute aussi de découvrir comment l’on vivait de l’autre côté, dans les anciennes démocraties populaires d’Europe centrale.

Quelles leçons en tirer aujourd’hui ?

Avec vingt ans de recul, quelques enseignements m’apparaissent, à la fois sur le plan personnel et collectif. Cette année passée à croiser des centaines de visages, en espagnol, en allemand, en français, en anglais ou encore en silence, le long de ces milliers de kilomètres, a contribué à forger ma conception de l’accueil, de l’altérité et du risque. L’accueil d’abord, qui fait partie de la tradition européenne, s’avère plus facile dans les zones rurales qu’en ville. Granges, abris, greniers m’auront permis de dormir sous un toit et de rédiger mes notes du jour. C’est la force des liens faibles et éphémères que l’on tisse en voyage.

La double vue ensuite. C’est elle qui permet à la fois de scruter l’objectif lointain et l’étape du jour. Elle est essentielle dans les grandes traversées. Tous ceux qui marchent le savent : si l’objectif est clair, les péripéties du chemin trouvent leurs propres résolutions. Le risque de l’improvisation également. Sur une traversée de plusieurs milliers de kilomètres, tout ne peut pas être calculé, ni maitrisé. Il est plus efficace de lâcher prise sur le « comment » et de se concentrer sur le « pour quoi ».  La force des liens faibles fait que l’on se voit toujours offrir, ici le gite ou là à boire, le temps d’une étape. Peu importe alors les itinéraires, l’improvisation sert le but et mène à destination. Le lien à l’autre enfin. Si l’on cherche à comprendre ce qu’il pense ou en quoi il croit, il suffit de prendre le temps de l’écouter. Il est rare que les personnes ne souhaitent pas s’expliquer.

C’est cette Géographie de l’instant, décrite par Sylvain Tesson, qui exprime le mieux ce que j’ai pu percevoir, à savoir que « la bonté n’existe pas à l’extérieur de l’homme, (qu’) aucun système politique n’instaurera le règne du Bien et (que) la seule manière de rendre le monde meilleur est de s’attacher à être bon en soi et autour de soi. »

D’élargissements en réunifications

Il n’est pas inutile de se remettre dans l’état d’esprit de l’époque qui a vu la réunification des deux Europe, de l’Ouest et de l’Est, refermer le rideau de fer tombé après 1945 sur le continent. Le travail de la Convention européenne, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, avait conféré à l’année 2003 la solennité d’un moment constitutionnel et provoqué une effervescence dans les milieux académiques et politiques. Dans l’opinion publique, la question récurrente de la capacité d’élargissement de l’UE au regard d’un insuffisant approfondissement des institutions et des politiques réapparaissait.

Le 1er mai 2004, ce sont donc dix pays qui accèdent à l’Union européenne : deux îles méditerranéennes, Chypre et Malte, trois pays baltes, Lettonie, Estonie, Lituanie et cinq pays d’Europe centrale, issus de l’ancien empire austro-Hongrois : la République Tchèque, la Hongrie, la Pologne, la Slovaquie et la Slovénie. Ces dix Etats qui rejoignent l’Union européenne ont connu depuis un rattrapage économique considérable, bien qu’inégal. Par-delà leurs histoires et leurs cultures politiques singulières, chacun de ces pays a considéré l’entrée dans l’UE comme une opportunité historique, quinze ans seulement après la chute du Mur de Berlin.

Sur le plan économique, en vingt ans, le PIB par habitant a été multiplié par trois en Pologne et par quatre en Lituanie. Partout chez les nouveaux membres la richesse a augmenté plus vite qu’à l’Ouest, grâce aux opportunités du marché intérieur et aux fonds de cohésion versés par l’Union Européenne. Les conclusions qui apparaissent aujourd’hui sur le plan économique, c’est d’une part que la croissance a été tirée vers le haut au sein du marché commun et, d’autre part, qu’une certaine spécialisation sectorielle dans des secteurs de production s’est mise en place entre Est et Ouest de l’Europe.

Sur le plan politique, l’on peut conclure aujourd’hui à une forte capacité de l’Union Européenne à intégrer par la norme et les transferts budgétaires, sur le long terme, comme ce fut le cas avec la réunification allemande, même si des questions demeurent encore sur l’affectio societatis des citoyens de certains Etats intégrés à l’époque. Ce qui s’explique sans doute en partie par un besoin de souveraineté nationale et de réassurance OTANienne de la part des anciens pays du Pacte de Varsovie.

2014 : Dites, qu’avez-vous vu ?

Il y a dix ans, au lendemain des élections européennes de 2014, je rejoignais l’Atelier Europe. Avec ce think tank de passionnés, j’ai continué à voyager à travers les capitales européennes, à la rencontre des décideurs et de la société civile. Deux fois par an, partant du constat que les Européens ne se connaissent pas assez entre eux et que l’Union Européenne n’est pas assez connue en France, nous sommes partis passer trois jours dans le pays présidant le Conseil de l’UE pour en rapporter une étude et des articles.

En une douzaine de rendez-vous ciblés, nous avions ainsi à chaque fois un aperçu des fondamentaux du pays et des enjeux des dossiers phares en négociation pendant le semestre du Conseil. Pas assez pour se dire experts de chaque pays mais suffisamment pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans les différentes régions d’Europe, les lignes de fracture et les lignes de force. Parmi celles-ci me reviennent par exemple le discours de méfiance envers la Russie de Ministres baltes, plus jeunes que nous, aux alentours de 2015 ou des témoignages éclairants de politologues slovènes sur les conséquences électorales de la crise des migrants dans les Balkans.

Au-delà de l’amitié renforcée par les voyages et de la palette de rencontres enrichissantes, je garde l’impression d’un continent de superpositions et de filigranes. Dans les capitales d’Europe centrale coexistent l’empire austro-hongrois et la chape de plomb soviétique, auxquels s’ajoutent des quartiers d’affaires récents ou des faubourgs alternatifs. Les anecdotes sont innombrables et mériteraient un ouvrage entier mais la toile de fond de ces voyages mettait en regard des visites officielles dans les palais gouvernementaux et des rendez-vous avec des start up ou des mouvements contestataires.

Les sujets structurants, de l’indépendantisme catalan à la sauvegarde des données de l’administration estonienne dans le cloud, en passant par la recette de vins slovènes, nous auront permis de mûrir notre compréhension des cultures diplomatiques nationales, de mieux comprendre comment la France est perçue et d’apprendre à nous orienter dans les villes européennes, dont certains fondamentaux urbains sont des récurrences.

Ainsi de Luxembourg, Petit pays et Grand-Duché, laboratoire européen où le soft power résulte de l’attractivité financière. Ainsi de Riga, où souffle l’esprit marchand de la Hanse comme régulateur de la crise, devenue au 19ème siècle une métropole industrielle d’avant-garde et un grand port qui rivalisait avec Odessa. Ainsi de Bucarest, capitale d’une Roumanie qui peut compter sur les trois atouts du sous-sol, du sol et des talents pour mener une géopolitique des confins. 

Ici et là, où se sont entretués Lettons, soldats de l’Armée rouge, Russes blancs et Corps francs allemands, rappelons-nous que l’Europe reste cette formidable Union où cohabitent des populations diverses comme nulle part ailleurs dans le monde.

2024 : Aller-retour de la transition à la résilience

Alors que le débat public d’avant le Covid faisait la part belle aux transitions (démocratique, numérique, énergétique), les dernières années ont vu s’épanouir dans tous les domaines le concept de résilience. Cela n’est pas neutre. Là où une transition décrit le passage d’un état à un autre souhaité – une traversée pour ainsi dire – la résilience décrit le retour, après un choc, à un état initial modifié. Il convient de se méfier. Que serait une Europe qui laisserait de côté la notion de projet pour se contenter d’apprendre à résister aux épreuves extérieures ? C’est que le monde environnant l’Europe se fait aujourd’hui plus dense, plus pesant. Les dépendances sont plus marquées. Au-delà de la société liquide, décrite par Zygmunt Bauman, nous sommes entrés dans une ère de polarisation des positions et de risque de fragmentation de l’espace public.

Alors que les récentes agressions contre les Ukrainiens, les Arméniens et les Juifs posent à nouveau avec acuité la question ancienne de la responsabilité de l’Europe dans le maintien de la paix dans son environnement proche, les chefs d’État et de gouvernement ont abordé, lors du Sommet de Grenade en octobre 2023, le sujet des élargissements à venir de l’UE. Sur ce sujet, pour faire évoluer en France la dialectique entre élargissement et approfondissement, nous avons appelé avec l’Atelier Europe, à en faire un enjeu de campagne pour les élections européennes du 9 juin 2024.

Pour autant, si le paysage change, les principes restent les mêmes. Audace et bienveillance. « C’est un déséquilibre, être européens. Et c’est cela que nous devons défendre. Ça se joue maintenant », énonçait le Président de la République Emmanuel Macron, le 25 avril à la Sorbonne, pour dessiner les contours d’une Europe puissance.

Où serons-nous dans vingt ans ? Où en sera l’Europe en 2044 ? Ses frontières auront-elles bougé, vers l’Est ? Aura-t-elle su préserver le meilleur de son héritage démocratique pour l’adapter aux défis du siècle, au service d’un projet de prospérité durable ? « Nous sommes tous à la frontière » écrivait Charles Péguy. Dans ce déséquilibre qu’est la démocratie, à la différence de ceux qui marchent sur, puissions-nous choisir, tels des funambules, de marcher vers, chaque fois que c’est possible.

Aymeric BOURDIN

(1er mai 2024)

Organisateur de voyages d’études dans les pays clés de l’Union européenne, Aymeric Bourdin est le Président du think tank Atelier Europe.

-L’Atelier Europe (think tank)