Stéphane Rozès: « L’imaginaire » de la présidentielle

Politologue, Président de CAP (Conseils, analyses et perspectives), enseignant à HEC et Sciences Po, Stéphane Rozès explique en quoi et pourquoi «l’imaginaire des Français» passe par le prisme singulier de l’élection présidentielle: «plus les individus se déploient sur les marchés, plus ils sont insécurisés et plus ils ont besoin de se retrouver dans cette forme de monarchie républicaine qui fait tenir ensemble notre pays».

La REVUE CIVIQUE : En quoi la présidentielle forge la culture politique française ?

Stéphane ROZÈS : La présidentielle forge la représentation de la politique française. J’irais même au-delà : elle réactive l’imaginaire français. On peut partir du constat suivant : les Français sont déçus par la campagne électorale ; pour autant, ils la suivent intensément et vont ensuite aller voter et sans doute de manière significative. De la même façon, ils nous disaient ces dernières années être critiques à l’égard des hommes politiques, tout en disant être intéressés par « la » politique. D’où vient ce mystère de la déconnection entre le jugement sévère à l’égard des hommes politiques en général, des candidats en particulier – avec le constat généralisé que les hommes politiques sont moins efficaces que par le passé – et le besoin national de cette même politique et d’entrer dans ce rite laïc qu’est une élection présidentielle ? Je crois que cela vient du fait que, dans la période actuelle où les Français n’arrivent plus à se projeter dans un avenir meilleur, la vocation de la présidentielle, par son débat et sa théâtralité, est d’organiser une discussion voire une dispute qui encadre notre commun. La diversité française qui nous est consubstantielle s’encastre ainsi dans un rite dont les candidats sont les acteurs. De sorte que celui qui sera élu sera chargé, dans le consentement général, de faire avancer le pays dans son environnement.

Finalement, on peut dire que chaque nation a «une âme», on peut dire que chaque nation a un imaginaire, c’est-à-dire que, comme les individus, elle s’approprie le réel au travers de la mise en perspective d’une représentation. Et cette façon française de s’approprier l’environnement des individus renvoie, depuis des siècles, à un nécessaire vivre ensemble au sein du peuple le plus divers d’Europe. Nous n’avons pas une origine, mais des origines, à la fois celtes, latines, germaniques… Nous sommes un creuset d’immigration. Chez nous l’État s’est fait avant la Nation et, dans ce qui définit ce que l’on fait ensemble, il y a sans cesse des débats qu’il faut organiser et dépasser.

 

Alternative entre conserver et survivre
Comme l’Europe n’est plus perçue comme «la France en grand», surtout depuis 2005 avec la victoire du «non» au référendum sur le Traité constitutionnel, les Français à la présidentielle de 2007 sont allés chercher les personnalités singulières – Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal – ces derniers affirmaient au pays qu’ils iraient là où le pays voudrait qu’ils aillent, en fonction de ce qu’il en aurait décidé. Ce à partir d’un lien direct d’incarnation et sans se réfugier derrière des tutelles extérieures ou jugées comme telles et dans lesquelles le pays ne se reconnaît plus, par exemple Bruxelles ou la mondialisation. Cinq ans après notre pays a du répondre – du fait de la crise des subprimes et de la façon d’être et de faire de Nicolas Sarkozy – à la question suivante : est-ce que le pays a une alternative entre conserver ce qu’il est, au risque de périr, ou survivre, au risque de renoncer à ce qu’il est ? La première option semble être l’attitude habituelle de la gauche, la seconde le principal reproche qui a été fait au quinquennat de Nicolas Sarkozy.

C’est autour de la résolution de cette contradiction de l’imaginaire français que s’est joué, selon moi, la bataille présidentielle de 2012. Mon analyse est que c’est bien le pays, et lui seul, qui «fait» la présidentielle : ce ne sont pas des rapports de force gauche-droite, habituels aux autres élections, c’est la capacité de chacun des candidats, quel que soit leur bord politique, d’aller aux fondamentaux de notre imaginaire collectif, d’épouser ce dernier tout en donnant sa propre traduction.

La France se singularise par rapport autres grandes démocraties occidentales par ce prisme présidentiel. N’y a-t-il pas là risque de grand décalage avec la réalité du XXIème siècle – les logiques «horizontales» des pouvoirs, des réseaux, socioculturels – et l’échelle des grands problèmes (de l’environnement à la finance en passant par le commerce ou l’immigration), dont le traitement relève d’une dimension transnationale, européenne et même mondiale ? Or, nous vivons en France une sublimation, à la fois de l’homme providentiel et de l’État providence, alors que l’État est surendetté – au bord de la faillite disait, dés 2007, le Premier ministre –, et donc que le chef de cet État est grandement limité dans ses marges de manœuvre ? Le risque n’est-il pas de verser dans une surenchère de paroles, de théâtralité, de démagogie, et de creuser encore l’écart qui sépare la politique des citoyens ?

Il en est de la vie politique française comme de l’imaginaire des Français. Il y a tension entre leur imaginaire et leurs conduites collectives, tout comme il y a tension entre la nation française et la mondialisation homogénéisée et standardisée des process de production, de consommation des biens et des services. Cela vient de ce que l’accélération de ce process de mondialisation se fait sous la férule d’un capitalisme financier qui empêche les individus de se projeter dans l’avenir : donc ces derniers se protègent en se retrouvant derrière des identités. Nous connaissons ainsi un double phénomène comportemental : horizontal d’abord avec les rapports sociaux et les consommations – de réseaux, de biens et de services – vertical ensuite avec, dans un pays comme la France, la nécessité de se retrouver dans un «commun» différent du reste du monde. Ma thèse sur l’imaginaire français est que plus les individus se déploient sur les marchés, plus ils se segmentent, plus ils sont insécurisés et plus ils ont besoin de se retrouver dans cette forme de monarchie républicaine que produit politiquement notre pays. Plus les individus sont ou se sentent isolés, plus ils ont besoin de recourir au commun et, au plan politique en France, plus ils ont une tendance à se projeter ou dans le Bonaparte ou dans le Républicain. Dans les autres pays européens le clivage est davantage entre populistes et démocrates.

 

Une façon spécifique de penser

 

Il y aurait donc une forme de modernité politique persistante, propre à la France, dans le système de monarchie républicaine ?

Ce qui est persistant, c’est ce que j’appelle l’Imaginaire avec un grand «I», c’est-à-dire non pas le contenu de cet imaginaire mais la façon identique qu’ont les Français depuis des siècles de se demander ce qu’ils ont à faire en commun, ce qui a donné la Monarchie absolue, ce qui a donné le fait que le catholicisme l’ait emporté sur le protestantisme, le fait qu’à l’intérieur même du catholicisme les Jésuites l’aient emporté sur les Jansénistes, le fait aussi que la République, ce n’est pas simplement une démocratie, ou encore que les colonies ou l’Europe aient été longtemps perçues comme «la France en grand»…

Et comment faire avec la difficulté française de se projeter dans la mondialisation et même dans un débat public – très absent dans la campagne présidentielle – sur l’avenir de l’Europe et sa nouvelle gouvernance ?  «L’extérieur proche» (l’Europe) peut-il être durablement aussi absent, sans que cela apparaisse comme une forme d’aveuglement collectif, de «fuite en arrière» ?

Il y a très nettement, à partir du «non» au Traité constitutionnel européen, une renationalisation du souhaitable par le peuple français. En définitive, les Français ne sont ni ouverts ni fermés. Ils sont plutôt dans la projection ou dans l’intériorisation d’un travail de désingularisation au travers d’un projet commun qu’ils appliquent à la Nation ou à l’Europe, selon les moments et les situations sociales. Leur spécificité, c’est la recherche du commun, intérieur ou extérieur, ce qui fait qu’une présidentielle française ne ressemble pas à une présidentielle américaine. Les Français ont une façon spécifique de penser, de créer, de travailler et de consommer. Leur malaise perceptible concernant le rapport à la globalisation ne vient pas de la prétendue incapacité de notre pays à optimiser le marché aussi bien que les autres mais du fait que rentrer dans des transactions et des échanges ne résout pas la question qui nous taraude depuis des siècles : qu’avons-nous à faire ensemble ? Si les Français sont parmi les plus pessimistes au monde, ce n’est pas qu’ils refusent les transactions liées au marché ou l’ouverture sur le monde, c’est qu’ils refusent d’y voir le rivage sans appel de ce que serait notre destin. Notre pays a besoin d’une ligne de fuite construite par un projet politique qui encastre notre diversité.

Et l’Europe, pourquoi les Français ne la voient-ils pas plus comme le rivage porteur d’un modèle, social et culturel ?

Les Français ont investi de façon très «romantique» dans l’Europe, la voyant comme «la France en grand». Ils ont longtemps pensé que l’Europe devait être une puissance politique, économique et sociale, alors que les politiques bruxelloises faisaient le contraire en encourageant le libre-échange et la libre-concurrence. Nos gouvernants ont joué avec la duplicité de cette contradiction entre l’imaginaire français et la réalité des politiques bruxelloises, et se sont longtemps déresponsabilisés car cela leur a permis de gérer un temps la contradiction entre les demandes exponentielles de la nation et les impératifs du nouveau cours du capitalisme et de la nouvelle division internationale du travail. Mais il y a maintenant, et pas seulement en France mais également dans les autres pays européens, un retour identitaire national. Les identités ne sont pas négatives en soi, mais il y a une différence entre les identités universelles intégratrices et des identités régressives. Notre tradition est universelle mais les individus sont aujourd’hui travaillés par des phénomènes de boucs-émissarisation ou de communautarisme, que certains politiques instrumentalisent. Ailleurs en Europe, du fait des politiques bruxelloises instrumentalisées par les gouvernants, les populismes l’emportent.
                                                                                                                   

Un intérêt commun en Europe

Dans les études qualitatives sur l’Europe avant le vote du Traité constitutionnel, on observait que les Français ne comprenaient pas qu’on ait élargi l’Europe avant même que ne soit redéfini un projet commun, permettant de s’assurer que tous partageaient le même dessein. La directive Bolkenstein a joué un rôle essentiel dans le «non» au Traité constitutionnel européen, car elle a nourri à l’époque l’idée selon laquelle l’Europe élargie n’était pas l’Europe puissance pouvant peser sur la mondialisation, mais qu’elle était au contraire le relais chez nous de cette mondialisation et un danger pour les acquis sociaux. En conséquence, les Français ne pourront se retrouver dans un nouveau projet européen qu’à condition que les gouvernants européens aient entre eux un débat qui passera par des cercles concentriques de codécision, comme la résolution de la crise des dettes souveraines les y oblige. A eux de se mettre d’accord sur ce qu’on a réellement à faire pour que l’Europe soit autre chose qu’un grand marché ouvert : quel projet ? Quelles politiques communes ?

Donc, la question d’une nouvelle gouvernance européenne est bien posée ?

Oui, mais à la condition que le terme «gouvernance» ne soit pas un contournement de la souveraineté européenne ou un alibi pour éviter la question démocratique avec le risque de générer des populismes.

D’après vous, la réserve française vis-à-vis de cette dimension européenne peut être temporaire ?

Oui, si au travers de la crise actuelle, on va au fond du débat, notamment avec l’Allemagne, qui doit accepter d’assumer la responsabilité de ce qu’elle est devenue, en se montrant plus solidaire de l’ensemble européen, et si l’Union européenne s’applique à déployer son génie et sa compétitivité qui ne peuvent se limiter uniquement à la question des coûts du travail.
Les Français se retourneront vers l’Europe si les débats européens sont des débats sur le type d’Europe que nous voulons, et pas sur les moyens de colmater les brèches ou des débats procéduraux. Ce qui fait les démocraties, ce ne sont pas les procédures mais bien les contenus, de sorte qu’on puisse se dire qu’on a à faire quelque chose ensemble avec les Grecs, les Italiens, les Allemands… Quand on prend les études d’opinions européennes, on s’aperçoit qu’elles sont beaucoup plus proches entre elles que ne le sont les gouvernants, qui utilisent trop souvent l’Europe comme exutoire. Il faut arriver à tracer un intérêt commun en Europe, au-delà de la résolution des crises qui peuvent fermer l’horizon plutôt que l’ouvrir. Normalement, l’imaginaire français sait bien faire cela. Dans la dernière période, cela n’a pas été le cas. Il faut donc avoir la capacité et la volonté de s’élever au-dessus des intérêts immédiats et de sa singularité. C’est notre façon de penser.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET

(in La Revue Civique N°8, printemps 2012)

Retrouvez Stéphane Rozès dans la Revue Civique n°8 (printemps 2012), à paraître prochainement