Anne Muxel: Les jeunes et la politique, géométries variables

Anne Muxel

Dans son dernier livre, « La politique au fil de l’âge », (Presses de Sciences Po), Anne Muxel, directrice de recherche au CEVIPOF, observe de manière précise et originale l’évolution de nos comportements politiques au cours de notre existence. Et pose cette question de départ : est-on forcément « révolutionnaire à 20 ans et conservateur à 60 ? » Son constat : les lignes bougent, les temps changent, attention aux clichés concernant le comportement politique de telle ou telle génération. Les attitudes des jeunes en 2012 ? Anne Muxel nous apporte ici ses réponses. Sachant que les jeunes, souligne-t-elle, ne peuvent être considérés de manière globale, ni univoque.

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La REVUE CIVIQUE : Question de définition d’abord, « le vote jeune » correspond aujourd’hui à quelle catégorie d’âge exactement ?
Anne MUXEL : Le temps de la jeunesse s’est allongé et circonscrit un véritable nouvel âge de la vie. C’est plus proche de la trentaine que de la vingtaine que l’on obtient les conditions d’une autonomie adulte, et notamment que l’on a un emploi stable et correspondant à sa formation.
C’est dans ce temps de transition, marqué par des expériences de plus en plus complexes et par beaucoup d’incertitudes, que les jeunes font leurs apprentissages politiques, leurs premiers pas de citoyens actifs et expriment  leurs premiers choix politiques. 18 ans marque l’accès au droit de voter. Il faut distinguer les primo-votants, soit les tout jeunes électeurs, les 18-22 ans, qui lorsqu’ils sont inscrits sur les listes électorales participent davantage au scrutin que leurs aînés immédiats. En effet, le vote des jeunes plus âgés, entre 22 et 30 ans, connaît un « moratoire civique » qui se caractérise par un retrait un peu plus marqué de la décision électorale. Il faut d’ailleurs attendre la quarantaine pour que le taux de participation sur les listes électorales soit équivalent à celui que l’on observe dans l’ensemble du corps électoral.

Norme civique affaiblie

Qu’ont montré les derniers scrutins concernant ce « vote jeune » ?
Les jeunes sont plus abstentionnistes que leurs aînés. A tous les scrutins, sauf pour l’élection présidentielle, le taux de leur participation aux élections est inférieur de 10 points en moyenne par rapport au reste de l’électorat. Tout d’abord parce que la norme civique associée au devoir de voter s’est considérablement affaiblie dans les nouvelles générations. Aujourd’hui on vote moins par devoir que pour exercer un droit. Et le droit de ne pas voter s’est aussi assez largement imposé. Ensuite, parce que les allégeances partisanes sont plus faibles que dans le passé, et l’espace de la décision électorale est de fait plus ouvert et plus incertain. Près de la moitié de l’électorat jeune hésite jusqu’au dernier moment et décide de son vote (ou de son non vote) de plus en plus tardivement, souvent le jour même du scrutin. Enfin, parce que le climat de défiance envers la classe politique entretient une crise de la représentation politique qui n’est pas favorable à la participation. Il faut que les enjeux d’une élection soient perçus par les jeunes comme étant des enjeux saillants et importants pour les décider à voter. Le vote systématique ou le vote par devoir se sont effacés au profit d’un vote plus réflexif, plus individualisé, mais aussi plus aléatoire. Quand les jeunes votent, ils privilégient les candidats de gauche, et tout particulièrement  la gauche socialiste. Mais les forces extrêmes et hors système,  et particulièrement le Front National, séduisent une partie significative de la jeunesse. Un jeune sur cinq a l’intention de voter pour Marine Le Pen en 2012.

Le mouvement des « Indignés » un peu partout dans le monde donne-t-il raison à l’adage : « révolutionnaire à 20 ans, conservateur à 60 » ?
Le mouvement des Indignés n’est pas le seul fait des jeunes. Les âges comme les générations se mêlent au travers d’une protestation, au sein de laquelle le tissu associatif est très présent, dénonçant les excès du capitalisme libéral et portant sur le devant de la scène collective des valeurs universalistes telles que la justice et l’égalité que peuvent partager toutes les classes d’âge.
Mais bien sûr, la jeunesse reste un temps de la vie où la vitalité de l’action collective comme la force d’indignation et la rébellion sont davantage affirmées qu’à d’autres moments de la vie. Les jeunes sont bien présents sur la scène collective et font preuve d’une grande réactivité politique.

Une demande d’efficacité concrète

Pourquoi entend-on en permanence que les jeunes ne croient plus ni dans la politique, ni dans les politiques ?
Aujourd’hui, c’est un Français sur deux qui dit n’avoir confiance ni dans la droite ni dans la gauche pour gouverner. A quelques mois d’une élection aussi décisive que la présidentielle, cela montre bien que le contrat de confiance entre les citoyens et leurs gouvernants est quelque peu entamé. La défiance des jeunes n’est pas plus élevée que celle de leurs aînés.

L’idée commune d’une dépolitisation de la jeunesse est fausse. Socialisés au désenchantement et à la défiance politique, porteurs des désillusions de leurs parents, les jeunes trouvent les chemins de la politique sur la base d’un nouveau paradigme d’engagement, réconciliant une intransigeance sur les principes et un souci de pragmatisme, une exigence sur les valeurs et une demande d’efficacité concrète.

Le succès chez les jeunes des « Guignols de l’Info », du « Petit Journal » de Yann Barthès, c’est-à-dire des émissions qui « mettent en boîte » les politiques, n’est-ce pas le signe d’une « désillusion politique » ?
On peut faire au moins deux lectures des conséquences de la diffusion de la dérision politique et des succès de ce traitement médiatique auprès des jeunes. La première, la plus pessimiste, considère ce phénomène comme délétère, compromettant à plus ou moins long terme le pacte de confiance entre les élus et leurs représentants, au fondement de la représentation démocratique. La seconde, plus optimiste, voit dans ce phénomène moins l’expression d’un désenchantement politique que la vitalité d’un esprit critique, voire d’une vigilance citoyenne, pouvant renforcer une demande d’exigence démocratique.

Au-delà de la télévision ou des médias traditionnels, cette verve ironique, caractéristique du lien des jeunes à la politique, s’est assez largement diffusée sur le Net et sur les réseaux sociaux.

Les indicateurs plus « classiques » – adhésion dans les partis, dans les syndicats, dans les associations – que révèlent-ils sur cette jeunesse 2012 ?
Les organisations politiques ou syndicales traditionnelles n’attirent plus les jeunes. Les associations ont davantage de crédibilité. Mais le rapport des jeunes à l’engagement a changé. La méfiance à l’égard des appareils est de mise. L’organisation hiérarchique ne correspond plus à leur demande de participation directe. Les formes mêmes de l’engagement ont changé. Dans les années 60-70, l’engagement politique supposait d’embrasser un idéal. Les militants d’alors se battaient pour l’avènement d’une société meilleure, d’un monde nouveau. Rien de tel aujourd’hui. Les jeunes refusent de s’engager sur des dogmes préétablis. Le cadre de la militance et la temporalité de l’engagement ont changé. Le modèle en vigueur suppose un questionnement permanent, une vigilance critique et le refus de la légitimité imposée par la hiérarchie.

Les jeunes ont un usage relativement familier des mobilisations collectives et ont été socialisés dans un climat protestataire qui est celui de la France depuis une vingtaine d’années. Aujourd’hui ce sont près de six Français sur dix qui déclarent pouvoir descendre dans la rue et manifester pour défendre leurs idées ou leurs intérêts. Les jeunes ne font qu’amplifier cette disposition. Par ailleurs, ils optent pour des engagements concrets et souvent éphémères, devant déboucher sur une obligation de résultat et sur des mesures concrètes de la part des pouvoirs publics. Ils ont un pragmatisme politique que n’avaient peut-être pas leurs aînés. Mais cela n’empêchent pas leurs valeurs et leurs idéaux de s’incarner dans leurs mobilisations.

Peut-on parler d’inégalité sociale dans le  développement d’une « conscience civique » : en clair, les jeunes des CSP+ sont-ils plus « politisés » et « civiques » que les jeunes issus des quartiers défavorisés ?
La jeunesse n’est pas un groupe homogène, ni socialement ni politiquement. Le diplôme est un facteur discriminant. La jeunesse scolarisée et étudiante n’a pas les mêmes réponses politiques que la jeunesse peu diplômée et déjà sur le marché du travail. La première participe davantage aux élections mais aussi aux protestations dans la rue. Elle vote en grande majorité pour la gauche socialiste. La seconde est plus en retrait de toute forme de participation. Elle vote moins et manifeste peu. Ses choix électoraux se portent davantage vers la droite, et même l’extrême droite. Les fractures sociales, et tout particulièrement celles qui sont induites par le diplôme, provoquent des fractures politiques. Le rapport des jeunes à la politique est loin d’être univoque.

Propos recueillis par Emilie AUBRY.
(in La Revue Civique N°7, Hiver 2011-2012)