Serge Guérin: Le vote des séniors, rajeunir les préjugés !

Serge Guérin ©Sicot

Un électorat plus inattendu qu’on l’imagine

Spécialiste de la question des « seniors », Serge Guérin dresse un panorama contrasté des opinions de cette catégorie de population. « Le présupposé associant âge avancé et conservatisme mérite la nuance », écrit-il.

Avec la « seniorisation » de la société, la question de l’effet du « vote gris » devient de plus en plus prégnante. La problématique repose sur deux hypothèses : tout d’abord l’existence d’une forte homogénéité de valeurs et de comportements des seniors ; ensuite la tendance au conservatisme de ce public. La prochaine présidentielle sera-t-elle une élection de « vieux » ? En 2007, beaucoup ont estimé que la victoire de Nicolas Sarkozy était due aux seniors. Il faut dire que ce dernier avait su capter près des deux tiers du vote des plus de 60 ans…
Ce constat est d’autant plus significatif que les seniors composent une partie croissante de l’électorat. Ils représentaient environ 28% des suffrages exprimés au 2ème tour de 2007, contre 24% en 1981. A l’inverse, les 18-34 ans formaient 28% des suffrages en 2007 mais 35% en 1981… L’effet s’amplifie encore par un taux de participation des seniors aux élections qui se situe traditionnellement de 10 à 15 points au-dessus de la moyenne. Finalement, les seniors seraient « les seuls à jouer complètement le jeu de la démocratie électorale » .
Les seniors étant conservateurs puisque vieux,  ils assureraient mécaniquement la réélection de Nicolas Sarkozy. Cette vision essentialiste nie l’autonomie des acteurs et la diversité des mécanismes qui conduisent au vote. Il faut cesser de raisonner par catégorie d’âge. L’âge n’est qu’une composante et les effets de génération, mis en exergue par Mannheim, tendent à se complexifier dans nos sociétés. Il ne faut d’ailleurs pas confondre âge et génération. En effet, chez les plus de 65 ans cohabitent celles et ceux qui sont nés entre les deux guerres, les personnes qui ont connu la Deuxième Guerre mondiale et la période qui a suivie ; et enfin, la génération du baby-boom qui a accompagné le développement de la société de consommation. Les seniors se distinguent aussi en termes de mode de vie, de situation familiale, de capital social, d’histoire de vie …

Transformer la société

Par ailleurs, la sociologie électorale montre que certains facteurs jouent un rôle bien plus déterminant dans les choix. Il en va ainsi de la pratique religieuse. Signalons aussi qu’une large partie des seniors d’aujourd’hui sont ceux qui votaient déjà à droite dans les années gaullistes. C’est-à-dire lorsque qu’ils étaient jeunes… Ce n’est donc pas une affaire d’âge mais bien de génération.
Par ailleurs, le présupposé associant âge avancé et conservatisme mérite la nuance.
Prenons un point de clivage sociétal comme le divorce, on notera qu’il n’y a plus guère de différence de perception entre les générations : il faut dire qu’elles ont toutes « expérimenté » cette révolution des comportements. Ainsi, si 15% de la population est en faveur de « l’interdiction de se marier à l’église pour les personnes divorcées qui se sont déjà mariées religieusement » , ce sont les 18-24 ans qui défendent le plus cette position conservatrice : 20% contre 12% des 50-64 ans et 16% des plus de 65 ans. Autre exemple, à la question de savoir s’il faut « transformer radicalement » ou en « profondeur » la société, 41% des Français répondent par l’affirmative, mais les plus volontaristes ne sont pas les jeunes (ici les 18/35 ans) qui adhérent à 38%, ce sont bien les seniors (ici les plus de 60 ans) qui approuvent à 42% . Dans sa note explicative, Gilles Finchelstein s’interroge sur « une dérive conservatrice » des seniors , et nuance le propos réducteur. L’étude montre que les jeunes et les seniors sont pratiquement autant (27% versus 29%) à souhaiter un « retour en arrière sur certaines choses ». Il faudrait d’ailleurs caractériser ce retour…. Surtout, les seniors partagent avec les plus jeunes certaines valeurs : les trois catégories d’âge se retrouvent pour mettre en premier – et à mêmes niveaux – le « respect des autres » comme caractéristique d’un monde meilleur : 43% pour les 18-35 (et les 35-59), 44% pour les plus de 60 ans. Même la question d’un besoin de plus de sécurité ne créé par un différentiel si important : les plus jeunes sont 14% à le citer contre 20% pour les seniors.

Les déterminants du vote senior répondent en outre à des influences contradictoires. Par exemple, la question du rigorisme sociétal, lié pour partie à un effet d’âge et à une dimension générationnelle, joue aussi en sens inverse. D’abord, le comportement jugé peu présidentiel du titulaire de la charge choque les personnes âgées et explique, au moins en partie, la diminution sensible du niveau d’opinions positives. Si le candidat avait su séduire ce public, le président n’obtient pas la même adhésion. Les études menées depuis la « re-présidentialisation » de Nicolas Sarkozy montrent d’ailleurs l’effet direct sur la hausse du degré d’adhésion des plus âgés à la personne du chef de l’État. Il y a bien une élasticité du vote senior au comportement du président et à son adéquation supposée avec l’idée qu’ils se font de la charge.
Le vote, ou l’abstention, est en grande partie l’expression de la situation sociale des personnes, de leur rapport à la société, du sentiment, ou non, d’inclusion. Or, les seniors peuvent aussi se vivre comme des déclassés culturels et sociaux. Les jeunes seniors, en particulier les hommes, sont des déclassés par rapport au travail. Les seniors qui sont en situation de chômage, voire en fin de droit, se sentent encore plus comme des laissés-pour-compte de l’État-providence. Les plus âgés, et d’abord les femmes, le sont car ils vivent souvent dans la solitude, la précarité économique, physique ou psychique. Le vote des seniors peut, pour une large part, être coalisé avec celui des classes populaires : les deux catégories se sentent reléguées par la société et par le système de représentation qui valorise la jeunesse et la réussite économique.

Enfin,  sur un plan plus subjectif, les enfants du baby-boom qui arrivent sur les rives de la soixantaine sont ceux qui ont été le plus marqués, en termes culturels et sociologiques, par la transformation sociétale « post 68 ». Ce sont les bobos boomers , particulièrement inclus dans la société et porteurs des valeurs de progrès et de modernité. Ils sont profondément attachés à une image valorisante et moderne d’eux-mêmes. Progressistes, en particulier sur le plan sociétal, ces derniers ne vont pas changer de comportement électoral dès lors qu’ils auront franchi le Rubicon de la séniorité…

D’une certaine façon, le vote est aussi une forme d’expression de soi. Un vote écologiste, de gauche, ou même au centre, peut aussi contribuer pour eux à renforcer le sentiment de rester du côté des « modernes ». Les jeunes seniors sont la génération pivot entre des parents vieillissants et des enfants et petits-enfants parfois en situation économique ou personnelle complexe et difficile. On notera aussi que l’électorat senior est d’abord un électorat féminin (on compte 14,3% des hommes qui dépassent les 65 ans mais 19% des femmes). Or, ces dernières sont plus sensibles à la situation de leurs enfants et petits-enfants. En période de crise, la vulnérabilité des jeunes est renforcée et la politique mise en œuvre tend à accroître la précarité des plus fragiles, aussi les seniors peuvent se sentir solidaires des générations qui les suivent. Mais, les seniors, et d’abord les femmes, sont aussi des aidants d’autres personnes âgées ou de plus jeunes atteints de maladie chronique . Les grandes difficultés pour les familles et les proches de soutenir une personne fragilisée peuvent avoir des effets sur le vote des seniors. De même, le report renouvelé d’une grande réforme de la dépendance, promise pour 2011, aura créé de la déception de la part des seniors. Il faudrait aussi pouvoir isoler l’effet sur le vote senior de la réforme des retraites. Elle concerne peu les retraités actuels mais intéresse directement les plus jeunes des seniors.

Si le vote senior est loin d’être déterminé par l’âge, il  n’est pas impossible que l’offre politique qui saura s’emparer de la nouvelle donne démographique – pour en faire un levier de transformation sociale destiné à inventer une société plus douce à vivre pour tous et orientée vers le soin et l’accompagnement – puisse susciter l’adhésion des plus âgés. De la même façon, les seniors seraient certainement sensibles à une démarche politique qui sache donner un écho et une perspective à la solidarité intergénérationnelle.

Serge GUÉRIN,
professeur à l’ESG Management School,
auteur de « La nouvelles société des seniors» (Michalon).
( in La Revue Civique 7, Hiver 2011-2012)