Dans cet article, l’avocat Pascal Wilhelm souligne le désarroi de celles et ceux qui seront, pour la première fois, appelés à voter. Aucun message ne leur est adressé par les candidats dans cette campagne présidentielle qui, écrit le président d’honneur de la Revue Civique, est marquée par une focalisation sur les sondages, l’improvisation de «coups permanents» et une «surenchère populiste». «On ne fait que prendre les gens pour des idiots, on finit par les lasser» : tout cela risquant d’aggraver, pour les jeunes électeurs spécifiquement, la «fracture civique».
Il n’aura pas fallu longtemps pour que le débat de l’élection présidentielle ne sombre dans une surenchère populiste, qui ne peut avoir pour effet que d’éloigner des urnes un peu plus encore d’électeurs, à commencer par ceux qui voteront cette année pour la première fois.
Car s’il est une catégorie de Français qui est totalement ignorée par la campagne électorale en cours, c’est la population des « primo-votants ».
Ils sont pourtant plusieurs centaines de milliers pour qui l’élection présidentielle de 2012 sera un premier vote, surtout un premier vote pour une élection à la magistrature suprême. De quoi faire balancer une élection, une sorte de « swinging population » comme il existe aux États-Unis les « swinging state ».
Que peuvent comprendre ces primo-votants à la campagne en cours, en entendant chaque jour de plus en plus de sondages dont on laisse penser qu’ils donneraient à l’avance le résultat du vote ?
Si l’on est déjà éprouvé par une vingtaine d’élections, on se sent perplexe devant cette campagne qui se focalise sur les hypothèses de premier tour ou de second tour, et pousse les candidats à redoubler d’initiatives non réfléchies mais pouvant avoir un impact sur le prochain sondage en oubliant que la vocation de l’action politique devrait viser à organiser le débat sur les questions fondamentales.
Alors imaginons ce que tous ces jeunes peuvent penser, eux qui n’ont jamais voté à une élection présidentielle, auxquels on dit que les jeux sont faits et qui, surtout, n’entendent pas parler des sujets qui les concernent, qu’ils habitent à Paris, en Province, en ville, en milieu rural, qu’ils appartiennent à une famille française depuis de nombreuses générations ou à une famille dont ils seront les premiers membres à voter en France.
Il faut se demander si cette manière de faire, qui consiste à passer de nombreux mois à sonder sans cesse les humeurs de l’opinion pour voir comment les gens vont voter , si cette logique trépidante du « coup permanent » à défaut du « coup d’état permanent », n’est pas le fait générateur d’une nouvelle forme de fracture civique qui s’exprimerait dans une fracture politique entendue comme une absence d’adhésion des primo-votants au phénomène électoral.
N’est-il pas incroyable que pas un des candidats, des plus petits aux plus grands, n’ait pensé à construire un discours spécifique adressé aux primo-votants ? Un discours qui leur donnerait envie, les inciterait à voter, voire à s’engager dans la campagne. En somme, un discours qui chercherait à capter leurs attentes spécifiques en traitant les questions d’emploi, de logement, d’éducation et même de santé sous l’angle spécifique de cette population qui va s’exprimer politiquement pour la première fois.
Le moment de la conscience civique
Le premier vote, ou le premier non vote, à une élection présidentielle est sans aucun doute essentiel pour la conscience politique, donc la conscience civique, du citoyen. Selon que le primo-votant aura le sentiment que son vote va servir à quelque chose, ou ne va servir à rien, ne sera-t-il pas plus ou moins incité à faire son devoir civique, aller voter lors des prochaines élections. Et si cela est vrai pour cette élection, cela aura naturellement des conséquences pour les suivantes.
Un primo-votant qui n’irait pas voter à sa première élection présidentielle ou qui, ayant voté, serait ensuite rapidement déçu, sera-t-il incité à retourner aux urnes dans un pays où l’abstention est souvent relativisée quand elle ne rentre pas dans les calculs des partis.
Or, à focaliser l’attention de la campagne non pas sur les questions qui interpellent les électeurs, mais sur les intentions de vote, on ne fait que prendre les gens pour des idiots, on finit par les lasser. Par les éloigner de l’urne. Lorsque l’on vote depuis des années, on ira peut-être encore faire son devoir de citoyen, par habitude, par réflexe, parce qu’on l’a fait à chaque fois. Mais lorsque l’on vote pour la première fois, qu’on n’a pas encore le geste sûr de celui qui choisit les bulletins avant d’entrer dans l’isoloir en sachant celui qu’il va mettre dans l’enveloppe, qu’est ce qui peut inciter à aller voter le moment venu plutôt que regarder à la télévision le déroulement de la chronique d’une élection annoncée ?
Les sondages pourraient ne pas être un facteur aggravant de fracture politique, et donc de fracture civique, s’ils n’avaient pas pour effet de permettre aux candidats d’échapper en permanence à l’interpellation des électeurs et à la confrontation des projets, des idées, des propositions sur les thèmes essentiels pour l’avenir.
Pourquoi les hommes politiques et leurs équipes de campagne ne comprennent pas, ou plutôt ignorent, l’écart qui se creuse entre les nouvelles générations d’électeurs – qui grâce à internet et aux réseaux sociaux passent leur temps à répondre à tout et n’importe quoi à la vitesse de la lumière et qui de facto ne sont pas des bons sondés – et les méthodes « divinatoires » sur les opinions.
Il y a donc un risque à écarter une génération entière de primo-votants du droit de voter, gagné de haute lutte, si on ne saisit pas l’opportunité de l’arrivée de cette génération si différente des précédentes, la génération des réseaux sociaux numériques donc planétaires, pour revigorer et remobiliser le devoir civique.
Effets d’annonce parcellaires
Cette génération, qui a accompagné grâce à internet les mouvements politiques majeurs du monde arabe et qui voit dans l’élection présidentielle le moyen de s’exprimer politiquement, risque de tomber dans un phénomène de distanciation, voire de désillusion à force de n’entendre que des effets d’annonce parcellaires, une nouvelle tranche d’impôt pour les super riches, une usine qui ne s’arrêtera pas contrairement à ce qui avait été dit, et aucune solution pour arrêter les bombardements en Syrie…
Il y a pourtant une opportunité extraordinaire à saisir à l’occasion de la campagne présidentielle en cours pour combler une part de la fracture civique et politique qui s’est ouverte un 21 avril 2002.
Séduire les primo-votants, les inciter à aller voter et faire en sorte que le taux d’abstention soit le plus bas possible dans cette frange de la population est malheureusement un devoir pour l’instant oublié des candidats.
Les primo-votants ne sont pas encore détachés de la chose publique et de la chose civique, il suffit de suivre les forums sur internet pour s’en rendre compte. Mais il faut les prendre au sérieux, il faut leur créer une envie d’adhérer à ce grand débat civique que devrait représenter une élection présidentielle, en les amenant à écouter des propositions, des programmes qui seraient autre chose qu’un ensemble d’annonces sans cohérence. Il faut leur proposer, à eux plus qu’à quiconque, un projet d’avenir et réduire la fracture civique née chez leurs parents.
Les campagnes de John, puis de Robert Kennedy, dans les années soixante avaient suscité un enthousiasme considérable auprès de la jeunesse de leur pays. Il reste de ces campagnes des discours exceptionnels, forts dans la forme et dans le fond. Des discours qui s’attachaient à des questions fondamentales comme les droits civiques, le rôle de la jeunesse et l’aventure humaine du monde moderne.
Ces débats sont toujours d’actualité. Les droits civiques sont tellement malmenés que de nombreux peuples se soulèvent dans le monde. La jeunesse est confrontée à des enjeux considérables sur ses modes de vie. A l’heure de la mondialisation industrielle mais aussi des courants de pensée, que sera l’Homme de demain ?
Les primo-votants sont les premiers concernés par ces questions et sans doute aussi les plus sensibles à voir des candidats à une élection présidentielle les aborder de front. Il faut que la classe politique prenne la mesure de ce phénomène, l’appétit des primo-votants pour les débats de société majeurs qui, seuls, les inciteront à s’ancrer solidement dans la réflexion politique et civique.
Pascal WILHELM, avocat.
(8 mars 2012)