Bruno Spire : vers une recherche « citoyenne »

Bruno Spire (© Etienne Begouen / Inserm)

Bruno Spire est à la fois Président de l’association AIDES, Directeur de recherche à l’Inserm et séropositif depuis quinze ans. Ses multiples casquettes l’ont rendu particulièrement sensible à l’importance de faire de la recherche communautaire, c’est-à-dire « faire de la recherche pas seulement sur et pour les personnes, mais avec les personnes, les acteurs associatifs n’étant pas seulement là pour exprimer des besoins de recherche mais pour jouer un rôle ». Finalité : réunir ces « deux mondes assez différents » et qui « ne se parlaient pas » pour que les citoyens s’approprient la recherche. Car elle est « un processus collectif », explique-t-il dans ce texte.

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Je suis Directeur de recherche à l’Inserm, au SESSTIM à Marseille, dans l’unité de Jean-Paul Moatti. Je suis rentré à l’Inserm il y a près de vingtcinq ans et je suis militant de AIDES depuis plus de vingt-cinq ans. C’est avec cette double casquette de chercheur, de chercheur qui vit aussi avec le VIH, que je peux m’exprimer. Quand j’ai démarré mon activité de chercheur et de militant associatif, j’avais l’impression que nous étions dans deux mondes assez différents, le monde associatif d’un côté et celui de la recherche de l’autre, constitués de personnes extrêmement compétentes, très bien formées, ayant des formations académiques très pointues. Chacun avait son rôle mais on ne se parlait pas tellement.

De la représentation à l’action

C’est grâce à l’ANRS (Agence Nationale de Recherche sur le Sida). que les choses ont évolué. Il y a eu plusieurs étapes. Une étape où c’était plutôt la guerre que la paix, où les militants associatifs reprochaient à la communauté scientifique d’être un peu trop lente. Dans une deuxième étape, les représentants associatifs ont été intégrés dans différentes instances de l’ANRS pour donner leur avis quant aux besoins de recherche. Nous étions dans la représentation. Cela correspond à ce que l’on appelle aujourd’hui la démocratie sanitaire, qui a été intégrée ensuite dans la loi, au-delà du VIH et de la recherche.

Dans toutes les instances de santé, il y a des représentants de patients. La troisième étape est celle, depuis 2007-2008, où les associations deviennent aussi des acteurs de recherche. Des programmes de recherche se sont mis en place dans lesquels les associations ont leur rôle à jouer. Il ne s’agit pas de tomber dans la démagogie, mais de considérer ce principe de recherche communautaire, c’est-à-dire faire de la recherche pas seulement sur et pour les personnes mais avec les personnes, les acteurs associatifs n’étant pas seulement là pour exprimer des besoins de recherche mais pour jouer un rôle, par exemple dans le recrutement dans une intervention, la mise en place d’une intervention, qui va être ensuite évaluée comme la mise en place de questionnaires.

L’exemple du VIH

Quelques exemples dans le domaine du VIH et des hépatites. Le premier exemple est celui du dépistage communautaire, où les acteurs associatifs constataient, notamment chez les homosexuels qui prenaient des risques, qu’il était de plus en plus difficile de faire des tests régulièrement dans le système de santé actuel parce qu’ils n’étaient pas forcément bien accueillis. C’était un frein au dépistage et ces personnes ont souhaité avoir un dépistage réalisé non pas par des médecins mais par des pairs qui ne les jugent pas et ont souhaité pouvoir venir autant que possible. L’idée a été de mettre en place une intervention pour démédicaliser le dépistage, former des acteurs non médecins, montrer que c’était sans danger et complémentaire au système de santé existant. C’est ce que nous avons fait dans un programme ANRS avec deux projets financés qui ont permis, grâce à des publications, de faire évoluer la réglementation en France. Aujourd’hui, nous avons en routine un dépistage qui n’est pas que médicalisé mais également associatif.

Le deuxième exemple est celui des usagers de drogue. Pour prendre moins de risque et ne pas attraper le virus de l’hépatite C, ils ont souhaité qu’on leur apprenne à injecter le plus proprement possible. Nous avons donc monté une intervention randomisée avec des chercheurs en santé publique et des acteurs communautaires, financés par l’ANRS, avec un programme d’accompagnement et d’éducation à l’injection qui a montré que ce type d’intervention conduit les usagers à adopter des pratiques beaucoup moins à risque, avec moins de risque d’attraper le virus de l’hépatite C, moins d’abcès ou de complication infectieuse.

L’association pour accompagner le patient

Dans le troisième exemple, des chercheurs médecins sont venus demander aux associations de participer à un essai de prévention. Il s’agit de l’essai ANRS Ipergay de prévention par des médicaments antirétroviraux auprès des hommes homosexuels les plus à risque où l’association sert de terrain, permet d’accompagner les participants dans l’essai de prévention et de leur donner envie de rester dans le dispositif. Grâce à cet accompagnement, le taux de rétention est aujourd’hui extrêmement élevé avec très peu de « perdus de vue » dans cet essai.

Nous avons aussi des exemples de recherche communautaire dans les pays en développement, avec nos partenaires associatifs des pays du sud. Des associations un peu similaires à Aides ont monté des partenariats avec des universités dans des villes des différents continents, notamment en Afrique. Un projet multi pays, qui s’appelle Partage, financé par l’ANRS, a été mis en place pour tenter d’identifier les facteurs qui conduisent les patients à révéler ou non leur statut sérologique à leurs proches. Ce projet permet de lutter contre la discrimination des personnes séropositives.

Pour résumer, nous avons déjà une bonne expérience dans le domaine du VIH et des hépatites. Il est vrai que le VIH est la pointe avancée de la santé publique, l’objectif pour l’Inserm serait de ne pas rester que sur ces thématiques, et nous espérons pouvoir à l’avenir le faire dans le domaine d’autres pathologies, notamment chroniques, où il existe aujourd’hui un tissu associatif assez fort. On pourrait en effet imaginer des partenariats entre des chercheurs institutionnels et des associations de malades dans le domaine des maladies chroniques. Pour ce faire, il faut plusieurs conditions. D’une part, avoir une politique de renforcement de la société civile et des associations. D’autre part, que les associations comprennent que, pour que ces recherches soient reconnues, elles doivent être publiables et qu’il faut donc rédiger des articles. Notre expérience montre que la recherche communautaire n’est pas une sous-recherche : on arrive à la publier dans de très bonnes revues internationales. Enfin, il faut réfléchir à une façon de reconnaître ce type de partenariat de façon plus institutionnelle pour favoriser, à l’avenir, ces partenariats. À terme, l’objectif est que les citoyens s’approprient la recherche, qui doit s’intégrer dans un processus collectif.

Bruno SPIRE, Président de l’association Aides, Directeur de recherche à l’Inserm
(in La Revue Civique n°14, Automne 2014)

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