Dans la crise, l’idée de progrès à réinventer : François Miquet-Marty (co-auteur d’un livre collectif)

Président du groupe « Les temps nouveaux » et fondateur de l’institut Viavoice, François Miquet-Marty travaille sur les évolutions de la société. Il vient de publier un livre collectif: « Réinventons le progrès ! » En cette période de crise, où l’irrationnel menace parfois de déborder, il répond aux questions de La Revue Civique.

-La Revue Civique : la crise sanitaire développe une crise de défiance, qui atteint le crédit de la science et des élites médicales, alors qu’on sait que la pandémie reculera aussi grâce aux progrès de la science (traitements améliorés, à terme les vaccins, sans parler du télétravail et des outils numériques qui permettent de développer des activités en périodes de confinement, etc…). Comment expliquez-vous cette crise de l’idée même de progrès, de la foi dans les vertus des sciences ? 

François MIQUET-MARTY : En effet depuis le premier confinement, ces derniers mois ont révélé des perceptions très ambivalentes envers la science, partagées entre doutes, discrédits et espoirs sans borne. Il existe en réalité trois registres scientifiques distincts qui nourrissent, chacun à sa manière, des relations de confiance spécifiques.

Le premier est celui des actions et traitements préventifs, qu’il s’agisse des débats relatifs à l’hydroxychloroquine, aux deux applications de suivi, au rôle du Comité scientifique, etc. Ici, prévalent les débats, les controverses, les doutes. 

Le deuxième registre, que vous évoquez à juste titre, est celui des laboratoires et instituts engagés dans la recherche d’un vaccin, qui suscitent à la fois un espoir prépondérant en raison de l’enjeu de santé et de la confiance en termes professionnels qui leur est accordé, mais (notamment en France) des réticences concernant les intérêts privés éventuels ou les rapports de forces nationaux qui peuvent prévaloir. La polémique survenue en mai dernier, concernant l’hypothèse d’une priorité donnée par Sanofi aux Etats-Unis pour la délivrance d’un vaccin, l’illustre parfaitement.

Le troisième univers scientifique est celui du milieu hospitalier, qui délivre les soins de gravité ou de dernier recours. Ce domaine suscite une très forte confiance, exceptionnelle dans notre démocratie, qui avoisine 90 %: que ce soit d’ailleurs à propos de l’hospitalisation publique ou de l’hospitalisation privée (Observatoire sociétal Viavoice – FHP, décembre 2019).

« La science est pleinement acceptée, désirée, dès lors qu’elle est associée à un imaginaire de perfection, d’absolu, oeuvrant pour l’intérêt général »

La distinction de ces trois registres livre un enseignement majeur : la science est pleinement acceptée, désirée, dès lors qu’elle est associée à un imaginaire de perfection, d’absolu, oeuvrant pour l’intérêt général (et non pour des intérêts financiers particuliers), déliée des controverses publiques et politiques, affranchie des doutes et incertitudes quant aux protocoles de recherche ou de thérapie.

D’une certaine manière, notre confiance collective envers « la » science, envisagée comme une démarche infaillible déployée en établissement spécialisé (recherche ou thérapie) à l’abri de toute influence extérieure, constitue pour une part une mythologie moderne, une planche de salut qui laisse entendre que, derrière les tribulations de l’actualité existe la possibilité d’un savoir absolu et toujours salvateur. 

-La tendance « anti-progrès » (scientifique, économique, social…) est-elle selon vous une perte de confiance passagère, ou durable; notamment pour les sociétés européennes, à la fois protégées par les États « providence » et soumis à la pression et la dure compétition mondiale, des puissances asiatiques notamment ?

-La défiance « anti-progrès » est multiforme, profonde et durable en Europe et aux Etats-Unis. Le siècle des Lumières, puis le dix-neuvième siècle, avaient en grande partie intégré la science dans les progrès de la société, du mieux-être partagé, de l’élévation générale du niveau et de vie. L’école de la Troisième République fut le creuset de cet espoir inouï, où l’enseignement formait non seulement des êtres de culture et de science, mais encore des citoyens éclairés, et des personnes en marche vers une amélioration des conditions économiques et de vie. Ce flambeau du progrès fut admirablement résumé par Ernest Lavisse dans son célèbre manuel de l’Histoire de France, largement diffusé aux enfants des écoles avant la Guerre de 1914 ; Lavisse y écrivait : « nos savants font du bien à l’Humanité ».

La seconde moitié du vingtième siècle a ruiné cette convergence entre d’une part « science, technologie, entreprises » et « société, humanité, puis nature » : souvent, le « progrès » scientifique et technologique est apparu comme prédateur. D’abord en raison du taylorisme en entreprise puis, de manière tragique, par l’usage des bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945. De ce traumatisme date le célèbre désarroi exprimé par Albert Einstein, s’interrogeant soudain sur les finalités de la science.

Ensuite, les années 1970 ont vu s’épanouir les critiques d’une science et d’une technologie qui, portant un consumérisme sans borne, constituent une menace, une prédation pour l’homme mais également pour la nature. Le rapport Meadows de 1972 (Club de Rome) est entré en résonance avec les alertes lancées par Jacques Ellul. Une large partie de l’œuvre de Michel Serres (Le Contrat naturel, Le tiers instruit) entendant déjà répondre à ces apories.

La troisième fracture fut celle des années 2010, portant la disqualification croissante de la « raison argumentative » au sein des opinions publiques, le déploiement des théories du complot appuyées sur un relativisme absolu des savoirs.

« L’idée de progrès, selon nous, doit conjuguer précisément savoir scientifique, développements technologiques, mais également l’amélioration de la société, de l’humain et de la nature : c’est cette grande convergence qui doit désormais être retrouvée. »

Aujourd’hui, le risque majeur consiste en une déliaison totale entre « science et technique » d’une part, et « société et nature » d’autre part : une divergence structurelle qui soulève de manière crue la question du progrès et de ses voies d’avenir. L’idée de progrès, selon nous, doit conjuguer précisément savoir scientifique, développements technologiques, mais également l’amélioration de la société, de l’humain et de la nature : c’est cette grande convergence qui doit désormais être retrouvée. D’où ce livre collectif, « Réinventons le progrès », qui pose quelques premiers jalons en ce sens.

Aux Etats-Unis, Donald Trump entretenait des relations tumultueuses, de défiance vive, avec les autorités scientifiques et médicales. La première décision annoncée par Joe Biden a été à l’inverse d’instaurer à ses côtés un Conseil scientifique à l’américaine, comme l’avait fait la France (et d’autres pays) dés la première phase de la pandémie COVID-19. Est-ce une bonne nouvelle, et le signe d’un retour en grâce de la rationalité à la tête de la 1ère puissance économique mondiale ?  

-Joe Biden a fondé une large partie de sa campagne sur le retour à la « raison », par opposition aux errances du Président Trump notamment à propos des réponses à apporter à la pandémie (une « grippe », s’inspirer des détergents, ne pas porter de masque, etc.). Et plus de 80 % des Américains ayant voté pour Joe Biden l’ont fait en étant préoccupés par la pandémie (données Edison Research pour le New York Times), alors que les électeurs de Donald Trump étaient majoritairement préoccupés par la situation économique. Et, de fait, l’une des premières actions engagées par le nouveau président Biden consiste en la création de ce Conseil scientifique pour apporter des réponses à la pandémie.

Il y a donc en effet à ce titre un retour à la « raison scientifique » de la part de l’administration Biden. Mais cela ne doit pas faire illusion sur les tendances profondes de la société, particulièrement américaine.  Pour autant, cela ne signifie pas un « sacre de la rationalité » dans la société américaine.

Comme en France, une partie de la société américaine néglige l’idée même de « vérité ». Ensuite, l’éloge de la force et du volontarisme se substitue souvent au recours à la raison. Enfin, particulièrement aux Etats-Unis, l’idée de « responsabilité individuelle » est essentielle : interrogés sur la signification du « port du masque » en public pour lutter contre la pandémie, 30 % des Américains estiment qu’il s’agit d’une question de « choix personnel », et non d’une « responsabilité de santé publique » (Edison Research pour le New York Times). Ici, ce n’est pas uniquement le dépassement de la raison scientifique qui est en cause mais bien l’idée de la prévalence des responsabilités personnelles sur les choix collectifs.

Enfin, aux Etats-Unis comme en Europe, s’affirme l’idée d’une disqualification sociale du savoir scientifique, porté par des « élites sachantes », et s’imposant à des groupes sociaux ayant des visions du monde concurrentes. Pour toutes ces raisons, la promotion retrouvée du savoir scientifique par Joe Biden risque à l’avenir d’être confrontée à des freins puissants.

(12/11/20)

-Les éditions de L’aube, éditeur de « Réinventons le progrès ».