Ce texte de tribune a fait suite au dérapage de Maïtena Biraben, de Canal Plus, qui a parlé (à deux reprises) avec grand naturel, lors du « Grand journal » de cette chaîne (24/09/15), du « discours de vérité » du FN ! Sa phrase complète est « les Français se reconnaissent dans ce discours de vérité qui est tenu par le Front National ». Fondateur de la Revue Civique, Jean-Philippe Moinet, qui a été Président de l’Observatoire de l’extrémisme, analyse le sens de cette expression – « discours de vérité du FN » – révélateur d’une dérive de « l’esprit Canal », portant une confusion des genres et des mots. Cette tribune est publiée aussi par le Huffington Post.
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On en tomberait de sa chaise. Et il est nécessaire de repasser le passage pour vraiment le croire. Oui, vous avez bien vu et entendu, une icône (certes faiblissante) de « l’esprit Canal » a bien parlé à son prestigieux invité, donc aux Français et à tous les autres téléspectateurs de cette chaîne, du « discours de vérité qui est tenu par le Front National » ! Quel aplomb !
« Vérité », vous avez dit « vérité » ? Il y a plus de 25 ans, le fameux « parler vrai » était l’étendard de Rocard et les siens, cette deuxième gauche qui ne réussissait pas à se faire entendre pour relever quelques vérités sur la situation économique et démographique du pays, qui exigeait de réformer notre système de retraites et sortir de la retraite couperet à 60 ans. Il aura fallu près de 20 ans ensuite pour qu’un autre Premier ministre, nommé Fillon, accélère la réforme, en voulant lui aussi dire « la vérité » sur la France « en faillite » budgétaire. Le Président dont il était le « collaborateur » lui a demandé de se taire. Ce qu’il a fait pendant 5 ans.
Cette fois, surprise suprême, c’est du chapeau clownesque de « LGJ » (Le Grand Journal) émission chavirante d’un chaîne secouée, que sort une formule en or, dont n’a pas pu rêver Marine Le Pen, Florian Philippot, Marion Maréchal Le Pen ni, derrière eux, l’armée de cadres et militants qui n’en peuvent plus de se dire, comme répété aussi l’animatrice Canal, « le premier parti de France » (en oubliant juste de préciser, « lors des dernières élections locales et européennes »). La stratégie de banalisation du premier mouvement d’extrême droite européen ne pouvait trouver meilleur couronnement : il n’est pas politique, ni électoral (les citoyens n’ont pas dit leur dernier mot !), il est bêtement médiatique. Un pathétique couronnement que lui a ainsi offert, pour plusieurs semaines et peut-être mois, la légèreté de l’être Canal, l’animatrice voulant toujours faire plus vite dans ses questions, être Canal révélateur d’un temps actuel de l’inconsistance, mélange corrosif – et cocktail explosif – d’humour, de roublardise, de bêtise ou maladresse et, en l’espèce, d’une certaine irresponsabilité.
« Discours de vérité », dit-elle. Mais à quoi fait-elle allusion ? A l’immigration-invasion ? A ces hordes de réfugiés et migrants qui, selon le jargon sarkozyste de la période, s’assimilent à « une fuite d’eau », et risquent de provoquer « une désintégration de la société française » ? C’est ce que vous pensez être « la vérité » Mme l’animatrice ? A moins que ce soit ce que vous pensez être ce que les Français pensent de l’immigration ? Mais personne ne vous a fait une fiche sur les chiffres, les vrais, ceux de l’OCDE (qui, je le précise, n’est pas l’acronyme d’une nouvelle émission de télé) ? Ces chiffres vous diraient pourtant quelques vérités, que la France est un pays qui accueillent beaucoup moins d’immigrés, que nos voisins allemands et anglais. Et pourquoi ? Tout simplement, n’en déplaise à l’éloge de « la maitrise » des flux migratoires proclamée par Manuel Valls sur France 2 jeudi soir à « Des Paroles et Des Actes » (DPDA), parce que les migrants pensent que leur avenir ne passe pas du tout par Paris mais par Berlin et Londres. Question de débouchés. Le savez-vous Mme Biraben, et en cela le discours du FN est à l’évidence un discours démagogue de « contre-vérité », le nombre de demandeurs d’asile a chuté, en France, de 5% en 2014. La France ne risque donc aucune « invasion ». On en est même arrivés en France à cet énorme paradoxe : personne, dans la classe politique, n’osant vraiment tenir un puissant discours de pédagogie sur les migrations face aux flots de démagogie, et bien le paradoxe est que la France aujourd’hui est l’un des grands pays qui accueille le moins de réfugiés et de migrants mais où la xénophobie prospère le plus !
Evidemment, les raisons de cette situation sont nombreuses et complexes. Mais la posture de certains médias, faisant à leur manière du « national-populisme » pour flatter l’audimat, est en partie responsable. Je l’ai écrit en ces colonnes en parlant, concernant Zemmour, de « marketing de la xénophobie ». Indépendamment de votre personne, éminemment sympathique Mme Biraben (et insoupçonnable de complicité idéologique avec le FN), vos mots ne sont pas moins parlants, et symptomatiques de certaines facilités dont votre chaîne est assez coutumière par ailleurs. Les invités FN du « Supplément » dominical n’ont d’ailleurs pas caché qu’ils ont bien profité des bonnes blagues, auxquelles ils ont participé, sur votre plateau rutilant qui a conduit à les rendre eux-mêmes plus sympathiques. Pas difficile, ils étaient là aussi pour rigoler avec vous et quelques uns de vos chroniqueurs (pas tous) toujours souriants, quoi qu’il arrive, quel que soit l’invité. Extrême droite ou pas, la consigne est : on rigole !
Ah, audimat, quand tu nous tiens ! N’est-ce finalement pas ce qui explique tout, y compris ce troublant dérapage, qui sera peut-être une leçon d’histoire pour une chaîne qui cherche avec fébrilité – et brutalité – à inverser sa perte de vitesse. Alors, oui, dans cette quête audimatique, pourquoi ne pas parler de « discours de vérité du FN » ? 25 % d’électeurs, ça fait beaucoup de télespectateurs, vous a-t-on peut-être susurré à un étage supérieur ? A moins que vous vouliez dire que le FN « parlait peuple » ? A moins que vous vouliez signifier que vous désirez « parler peuple » vous-même et attirer un auditoire « national » ?
Je suis d’accord avec Zemmour sur un petit point. « L’esprit Canal » a parfois versé dans un mélange des genres, qui nécessite un débat quand on mêle en permanence posture de dérision et sujets sérieux. Cela construit un halo sur des émissions « tendance », sans construire une culture solide, ni pour l’entreprise qui croit surfer sur l’ère du temps, ni pour le public qui se laisse bercer mais pas longtemps berner. Le polémiste Zemmour a eu la critique rapide, même s’il a en même temps profité de cette confusion, dont il a bien vu qu’il pouvait en tirer grand profit. Car ces émissions de « divertissement » avec du sérieux quand même, sont aussi celles où les raccourcis faciles sont appréciés. Ce qui a permis au Zemmour d’exploser télégéniquement, un très long temps sur Itélé (du même groupe Canal dont il disait détester l’esprit…), en ethnicisant le débat public, en faisant de la question des origines un fonds de commerce : du lepénisme « intellectuel » et médiatique. Avec un certain succès, que continue à lui reconnaître, par exemple, RTL…
On se demande quand même, côté Canal, où tout cela va finir. Est-ce que quelqu’un va oser dire ses quatre « vérités » aux dérapeurs et tenants de la confusion sémantique, dans le contexte actuel d’un groupe récemment décapité ? Est-ce que, sinon M. Bolloré lui-même, du moins M. Thiery (du nom du nouveau Président, qui a remplacé M. Méheut) ou encore le jeune Guillaume Zeller, venu de Direct Matin pour diriger Itélé, est-ce quelqu’un osera dire aux animateurs que ce genre de dérapage et de confusion finit par décrédibiliser des émissions qui prennent déjà beaucoup l’eau ?
Ce serait un beau rôle finalement, assez inattendu en tout cas, pour les sémillants dirigeants d’un « nouveau Canal ». La « nouvelle vague » de dirigeants ont une très belle occasion de mettre en cause des animations guignolesques sur une grande chaîne, qui pourrait mériter bien mieux sans ennuyer personne. En évitant un mélange des genres qui fait confondre le FN avec une marque de lessive, et autorise les dérapages : pour voir, pour rire, pour ramer un peu plus dans les eaux troubles d’une « marque » audiovisuelle qui peut perdre un peu plus la boussole.
Choix stratégique finalement : porter une mission d’information et de débats vivants, propre aux acteurs audiovisuels de référence, tout en étant attractif et moderne. Ou persister dans la confusion culturelle et l’approximation sémantique, qui fait perdre à tout le monde non seulement son latin mais tout « discours de vérité ».
Jean-Philippe MOINET
qui été Président de l’Observatoire de l’extrémisme,
est auteur, fondateur de la Revue Civique et directeur conseil de l’institut Viavoice.