Le mensuel « Causeur » et ses obscures obsessions identitaires : par Marc Knobel

Par Marc Knobel, historien, essayiste (auteur notamment de « Cyberhaine. Propagande et antisémitisme sur Internet », aux éditions Hermann) et membre du conseil éditorial de La Revue Civique.

Il est comme cela des névroses identitaires qui peuvent faire perdre la raison à certains commentateurs. De  surenchères en surenchères, de provocations en provocations, le débat est vicié. La zemmourisation des esprits gangrène peu à peu ce pays. Dans cette représentation folle, la France serait totalement assiégée, la France serait déjà en train d’être dépecée. Cette vague complotiste/défaitiste/ringarde submerge notre pays et dans cette étrange configuration, certains magazines exploitent ces sujets. Outre l’inénarrable Valeurs Actuelles déversant son fiel de semaine en semaine, un mensuel n’est pas en reste. Le numéro daté septembre 2021 de Causeur s’ouvre sur une Une consternante.

Marc Knobel, historien et essayiste, analyse et dénonce les dérives du débat public.

De quoi s’agit-il ? Sur fond bleu clair, cinq bébés, portant des couches, sont assis par terre. Tous ces bébés ont une caractéristique. Ce sont probablement des enfants de la diversité, peut-être issus de l’immigration, des noirs, des maghrébins, des asiatiques. Cette photographie prêterait à sourire si elle n’était accompagnée d’un titre provocateur « Souriez, vous êtes grand-remplacés » et d’un sous-titre étrange : « De Limoges à Nîmes, la nouvelle démographie française en cartes et chiffres. » On a rarement été aussi loin pour illustrer/caractériser un sujet aussi sensible que celui-ci.

Une enquête instrumentalisée ?

Expliquons. Le 24 août 2021, Causeur diffuse sur son site internet un article intitulé « Immigration et démographie urbaine : les cartes à peine croyables de France Stratégie ». Le sous-titre est sans ambiguïté : « Seine Saint-Denis, Paris intra-muros… mais aussi Rennes ou Limoges (!): la proportion des 0-18 ans nés de parents extra-européens explose dans de nombreuses aires urbaines. Un basculement démographique historique ».

En « Une », le fantasme de l’invasion et la thèse infondée qui attise les peurs xénophobes.

Étrangement, cet article n’est pas signé d’un journaliste ou d’une personnalité. Il émane d’un obscur Observatoire de l’immigration et de la démographie. Les données publiées par Causeur ont été critiquées par la presse.

Nous n’allons pas ici revenir sur l’ensemble des problématiques étudiées par France Stratégie. Nous ne sommes d’ailleurs pas démographe. Nous allons simplement mentionner quelques enquêtes journalistiques sérieuses qui ont commenté d’une part le travail de France Stratégie et d’autre part, l’article de l’Observatoire de l’immigration et de la démographie, tel qu’il a été publié par Causeur. Nous utiliserons un matériel journalistique qui existe déjà pour tenter de clarifier toutes ces questions complexes.

Que disent les cartes de France Stratégie ? Qu’est-ce que l’Observatoire de l’immigration et de la démographie ?

France Stratégie a succédé au Commissariat général du plan, une institution française ayant existé de 1946 à 2006, chargée de définir à titre indicatif des objectifs de planification économique du pays, notamment via des plans quinquennaux. Donc, France Stratégie a bien effectué une enquête à partir de données sur la population immigrée et les descendants d’immigrés. Mais, celle-ci avait un objet plus large – la « ségrégation résidentielle » – elle étudiait d’autres paramètres. Notons que l’enquête de France Stratégie a été publiée il y a plus d’un an, sans susciter la moindre polémique.

Le quotidien La Croix, dans son édition du 2 septembre 2021, explique avec minutie la méthodologie utilisée. France Stratégie met à disposition des cartes, zone par zone dans 55 aires urbaines, qui font apparaître visuellement les différents résultats, dont la part de « personne âgée de 0 à 18 ans, immigrée d’origine extra-européenne », effectivement supérieure à 50 % dans certains quartiers où la ségrégation est très forte. « Les chiffres sont bons, ils n’ont d’ailleurs jamais été cachés, ils sont publics », répond Pierre-Yves Cusset.

Ces statistiques corroborent donc une augmentation significative de la part des enfants d’origine extra-européenne dans la population mais moins forte que ceux relatifs aux quartiers mis en avant par Causeur.

On assiste en fait (et depuis longtemps) à un simple « élargissement des origines de la population », notamment par les mariages et les couples mixtes, indique notamment Patrick Simon de l’INED. « Il n’y a pas eux et nous », mais « eux, c’est nous ».

« C’est effectivement une augmentation qui est connue et qui était même prévisible depuis plusieurs décennies, confirme Patrick Simon à La Croix, socio-démographe à l’Institut national des études démographiques. Mais cette hausse n’est pas due à une croissance récente et spectaculaire de l’immigration, elle est liée à une dynamique démographique inscrite depuis le milieu des années 1970. En 1974, on arrête l’immigration de main-d’œuvre et à partir des années 1980, on a une immigration familiale, qui devient plus significative depuis la fin des années 1990. Ce qui aboutit logiquement à une hausse des enfants d’origine immigrée extra-européenne, comme cela a été le cas plusieurs décennies plus tôt pour les enfants d’origine portugaise, espagnole, italienne, polonaise. »

Toutefois, observe Patrick Simon (La Croix), « plus de la moitié de l’augmentation des moins de 18 ans d’origine extra-européenne concerne des enfants ayant un seul parent immigré, qu’il s’agisse d’une famille monoparentale ou d’un couple mixte. » Pour le démographe, « cela signifie qu’on assiste à un élargissement des origines de la population. De plus en plus de Français ont un lien avec l’immigration sans forcément être immigré : par exemple quand votre enfant se marie avec un immigré ou un enfant d’immigré, vous ne devenez pas immigré mais votre famille a désormais un lien avec l’immigration. » C’est pourquoi la théorie du « grand remplacement », qui suppose de remplacer une population par une autre n’est pas juste, conclut-il. En réalité, il n’y a pas eux ou nous mais une diversification de la population comme il y en a à chaque vague d’immigration : eux, c’est nous. »

Revenons à l’article de Causeur et à sa méthodologie. Créé en 2020 par « un groupe de hauts fonctionnaires et de membres de la société civile »,  l’Observatoire de l’immigration et de la démographie se veut « structure d’étude et d’information », mais n’a pas publié grand-chose depuis un an et ne dévoile le nom d’aucun de ses membres.

L’article publié par Causeur revient sur le contenu de l’étude de France Stratégie. Mais, l’Observatoire qui le commente n’évoque que les données portant sur l’immigration alors que l’enquête intègre bien d’autres critères – l’âge, le niveau de revenu, la catégorie sociale- pour analyser la « ségrégation résidentielle ». Enfin, l’Observatoire donne une lecture très politique des travaux de France Stratégie à coups d’explications fondées sur « l’accélération de l’immigration vers la France » et la « surnatalité des populations immigrées », analyse L’Express (28 août 2021). 

Les explications de Causeur

Sur la défensive, la directrice de publication dénonce dans le numéro de septembre 2021 de Causeur « le parti de l’aveuglement » qui « de France Inter à L’Express en passant par Le Monde, sans oublier de nombreux responsables politiques, s’est surpassé dans la criaillerie et l’offuscation ».  Elle soutient ensuite que les chiffres publiés « prouvent bel et bien que le Grand Remplacement n’est pas un fantasme, mais une réalité. » Elle résume ainsi sa pensée. « Chacun pourra juger sur pièces (…) une proportion croissante des enfants nés en France est issue de parents immigrés ou descendants d’immigrés extra-européens. C’est-à-dire pour une grande part originaires du Maghreb et d’Afrique noire, tandis que la part des enfants « de souche » se réduit.

Puis, elle tente subtilement de nuancer son propos, qui essentialise et ethnicise à l’envie. « On me dira que c’est très mal de distinguer les enfants en fonction de leur origine, que la plupart sont français et que la République ne reconnaît que des citoyens … Peu importe en effet que les enfants soient noirs, blancs ou jaunes, s’ils deviennent des Français de cœur, de valeurs et de mœurs. » Mais, très vite, son propos redouble de violence. « On assiste bien à l’émergence d’un deuxième peuple (voire de plusieurs autres peuples) vivant selon ses propres codes sur le territoire français. » Autrement dit, « si la mutation démographique se traduit par un changement de peuple, c’est parce que la machine à fabriquer des Français s’est totalement grippée. » Élisabeth Lévy appelle alors à « stopper ou à réduire au maximum le flux des nouveaux arrivants et à remettre en route la machine assimilationniste. » Elle estime qu’il y a « urgence », car « faute de réaction, la France de demain ressemblera à un vaste hall d’aéroport. Le duty free en moins, la violence en plus. » 

Le théoricien de la thèse complotiste du « grand remplacement », Renaud Camus, en manifestation d’extrême droite à côté d’une banderole « Stop invasion »…

Dans son numéro de septembre, d’autres articles sont publiés. L’un émane de cet obscur « Observatoire de l’immigration et de la démographie », qui revient sur la « surnatalité des femmes étrangères et sur l’immigration non maîtrisée. » Une photographie de Renaud Camus illustre cet article. Un autre article s’intitule « Le triomphe des immigrés. » Il est écrit que « des pans entiers du territoire sont livrés à des populations immigrées qui n’ont que faire de la République et de ses lois et qui, au jeu de la natalité, sont plus fortes que les « de souche ». Du Zemmour dans le texte, donc.

Conclusion provisoire

Causeur a choisi d’illustrer sa Une par une photographie représentant des bébés d’origines différentes. Ils ont une couleur de peau différente. Faut-il comprendre qu’ils sont d’ores et déjà enfermés dans une identité restreinte, figée et dont ils ne pourront évoluer, dont ils ne pourront sortir ? C’est probablement ce que comprendront celles et ceux qui raffolent de ces thématiques anxiogènes et se nourrissent de ces articles. Ils veulent croire que la France est en train de disparaître, que la civilisation européenne s’éteint, que notre pays marche vers une éventuelle guerre civile pour sa survie tant existentielle, qu’identitaire.

Alors, faudrait-il construire une immense ligne Maginot pour empêcher les nouveaux « barbares » d’envahir notre beau pays ? Mais, de quelle France rêveraient Eric Zemmour et ses amis ? Si ce n’est une France recroquevillée sur elle-même, peureuse et pleureuse cherchant dans un Panthéon ringardisé (de Maurice Barrès à Charles Maurras, en passant peut-être par Pétain), les derniers soubresauts d’une ancienne puissance coloniale ? C’est ainsi que les disciples de la fumeuse théorie du grand remplacement procèdent. Par essence, ils utilisent des thématiques compliquées et des problématiques qui existent. Mais, ils conceptualisent et instrumentalisent les problèmes posés et ce qui fait peur, ils se nourrissent de la peur, pour vendre de la guerre. 

S’il n’est pas interdit, bien évidemment, c’est même notre devoir de citoyen, de dénoncer le danger mortel que fait encourir l’islamisme par exemple, il faut se garder de ces faiseurs d’apocalypse. Ils sont à mille lieux de panser les plaies de nos sociétés. Par contre, ils sont prêts à raviver des guerres civiles.

Marc KNOBEL, historien, chercheur, auteur de « Cyberhaine » (éd Hermann).

(21/09/21)

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D’autres « Unes » de « Causeur » qui en disent long…

Dieudonné, en pleine mobilisation contre son « spectacle » antisémite et négationniste, promu en « Une » et longuement interviewé par « Causeur »
Le rêve de l’extrême droite, « l’alliance LR / RN », placardé en « Une » de « Causeur », devenu l’un des médias d’expression favori du parti lepéniste.

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-Lire l’entretien avec le démographe Hervé Le Bras: « la ruée migratoire vers l’Europe est un grand fantasme »

Hervé Le Bras, une référence française, et internationale, en matière de démographie et sociologie.