L’artiste et exilé chinois Ai Weiwei nous met « dans la peau de l’étranger ». Par Michaël de Saint-Chéron.

L’artiste chinois, expulsé de Chine en 2015, lance un vibrant manifeste, qui interpelle les consciences (européennes notamment) sur le sort des étrangers placés en de tragiques conditions d’exilés. Sa conviction : face aux conditions inhumaines,  » les artistes sont mieux placés pour creuser les choses que les journalistes « . Ce manifeste inspire à l’écrivain français Michaël de Saint Cheron, ce texte adressé à La Revue Civique.

Ai Weiwei nous livre, avec « Dans la peau de l’étranger » (1), un manifeste de sa condition d’exilé. Né en 1957, il est le plus célèbre artiste chinois d’aujourd’hui, connu tantôt comme sculpteur, « performer », photographe ou encore architecte à ses heures; il est aussi auteur. Il fut expulsé de Chine en 2015, il fut accueilli à Berlin comme un symbole puissant d’artiste et combattant de la liberté. Mais le voici depuis un an à Londres, entraîné malgré lui dans le Brexit. En 1980, alors âgé d’à peine vingt-cinq ans, il s’exila une première fois avant de revenir en Chine, dix ans plus tard, en 1993.

On sait ce que Ai Weiwei porte de critiques sévères contre la Chine mais ce livre est aussi une critique importante visant la politique de l’Europe concernant les migrants, certaines conditions dans lesquelles nous les avons accueillis et parfois laissés mourir en Méditerranée. Celui qui brisa ou feignit de briser un vase chinois de haute époque, veut rendre leur dignité à ces migrants arrivés sur nos côtes par dizaine de milliers depuis près de dix ans, à ceux qui sont morts bien sûr mais surtout à ceux qui sont vivants et qui furent, et sont encore, retenus dans des camps de transit en attendant que les autorités des pays concernés aient statué sur leur sort. Il écrit : « L’état de réfugié est une constante anthropique. »

L’artiste Ai Weiwei a reproduit la photo de l’enfant kurde retrouvé mort sur un plage européenne.

 » Il connut, surtout son père, cet état d’exilé, et d’abord d’exilé de l’intérieur », de persécuté en Chine.

L’artiste note que, selon l’ONU, il y a 70,8 millions de personnes déplacées dans le monde: « Le nombre d’hommes, de femmes et d’enfants déracinés à travers le monde des suites de la guerre, de violences ou de persécutions a atteint le chiffre le plus élevé jamais enregistré au cours des sept décennies d’existence du HCR » (Haut Commissariat au Réfugiés), stipule le rapport des Nations Unies.

Cet état d’exilé et d’abord d’exilé de l’intérieur, il le connut d’une autre manière et surtout son père, le poète Ai Qing, qui connut la prison l’année de sa naissance avant d’être exilé de Pékin et chassé vers l’Ouest. « Mon père a été pourchassé, insulté et battu en pleine rue. Certains lui versaient de la terre ou de l’encre sur la tête. On lui imposait, par exemple, les tâches les plus dures et les plus humiliantes, comme de nettoyer les toilettes publiques. Or, il s’agissait de zones rurales extrêmement primitives, sans eau, ni papier-toilette, rien que du sable et de la boue. »

Dès ses premières lignes, écrites durant la pandémie de Covid-19, Ai Weiwei vilipende les pays ou les continents que les migrants prisent, l’Europe et l’Angleterre, les Etats-Unis aussi pour des migrants d’autres contrées. « Les conditions de vie des réfugiés sont inacceptables, inhumaines et désespérantes. Il y a d’ailleurs peu d’espoir à fonder, notamment dans la prétendue société civile : les réfugiés ont été laissés pour compte; pis, ils ont été rejetés par l’Europe et l’Amérique. On les considère comme le rebut de la société. »

Il est évidemment caricatural de dire qu’ils ont été rejetés par l’Europe et les Etats-Unis, alors que c’est là qu’ils se trouvent en plus grand nombre depuis un siècle et demi. Ce n’est en tout cas pas en Chine que des millions d’exilés ont trouvé asile depuis 1948 ! Sauf sur une toute petite période, durant la Seconde Guerre mondiale, où des juifs ont pu trouver refuge.

Où les persécutés du nazisme, du communisme, des dictatures de gauche et de droite ont-ils trouvé refuge en plus grand nombre depuis cent cinquante ans sinon justement en Europe et aux Etats-Unis ? Comment Ai Weiwei peut-il oublier une vérité aussi criante ? Alors, oui, pour les migrants actuels, il n’a pas tort, leurs conditions de survie ou de mort condamnent assurément l’Union Européenne et la Grande Bretagne au  regard du droit d’asile et des droits de l’Homme, mais n’y a-t-il pas aussi des responsabilités à chercher du côté des pays et des passeurs qui permettent cet exode inexorable ?  L’UE s’époumone à dire : « Halte ! Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde. » De l’Inde, on peut dire qu’elle sut accueillir en son temps quelques milliers de réfugiés venant du Tibet à partir de 1959, à la suite de l’occupation par l’armée rouge de Lhassa et de très nombreux territoires tibétains, puis à partir de 1971, au moins un million de réfugiés venus du Pakistan oriental, futur Bangladesh. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Pour revenir au plaidoyer puissant d’Ai Weiwei, il dit une chose capitale : « Mais le pire, c’était de ne pas avoir de voix pour dire qui nous étions ». Parce que pouvoir dire qui l’on est, surtout dans des situations tragiques, sans issue, fuyant la persécution, Daesh, quand ce n’est la police politique de Bashar al-Assad, pouvoir dire son « in-condition » de migrant, est déjà une réalité qui compte.

 » Lire ce manifeste de Ai Weiwei aide à approfondir l’enracinement de son travail, à savoir l’éthique, la responsabilité, l’identification aux victimes ».

Lire ce manifeste, quand on connaît un tant soit peu l’oeuvre de Ai Weiwei, nous aide à approfondir l’enracinement de son travail, à savoir l’éthique, la responsabilité, l’identification aux victimes. Cette dernière vaut bien plus que la lointaine compassion, qui ne coûte souvent pas grand chose. Dans son exposition internationale de 2009, So Sorry, Ai Weiwei avait exposé des objets aussi disparates que des tables et des poutres, des tabourets encastrés les uns dans les autres, 1001 chaises en bois de la dynastie Qing, ou la reconstitution d’un dortoir pour femmes. Ces deux derniers ensembles figurent dans son film documentaire Fairytale pour Documenta 12, Cassel.

Si ce fut d’abord l’injustice sociale qui motiva Ai Weiwei, depuis 2015 et sa descente dans les enfers de Lesbos, puis du Myanmar (ex-Birmanie) et du Mexique, il s’agit pour lui et ses cameramen d’analyser, sinon de comprendre (ce que personne ne peut faire avec précision), « un processus à l’oeuvre au sein de l’humanité ». De cette oeuvre sans fin qu’il entreprend sur l’humain, confronté une fois de plus à des conditions inhumaines, il nous persuade que « les artistes sont mieux placés pour creuser les choses que les journalistes ». Ils ne font pas le même travail et les journalistes n’ont souvent pas le temps nécessaire pour approfondir comme le font l’homme et la femme artistes. Si Malraux a pu évoquer une « inculpation de l’art » qu’il récusait d’emblée, il ressort de tout ce travail d’Ai Weiwei, qu’il répond à cette possible inculpation par une responsabilité accrue à travers l’art et ses multiples moyens d’expression. Il demeure pour nous l’un des artistes les plus présents devant les tragédies humaines qui ont lieu sous nos yeux de spectateurs effrayés. 

Michaël de SAINT CHERON, écrivain.

(18/09/20)

1. En guise de manifeste (traduit de l’anglais par Béatrice Commengé), Actes Sud, septembre 2020.

Parmi les livres de l’écrivain Michaël de Saint-Cheron.