La Chine veut « faire disparaître » Taïwan en tant qu’entité souveraine : entretien avec Antoine Bondaz (FRS) par Jean Corcos

Antoine Bondaz est chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Il y dirige notamment l’Observatoire du multilatéralisme en Indo-Pacifique au profit du ministère des Armées, ainsi que le Programme Taïwan et le Programme Corée. Ses recherches portent sur la politique étrangère et de sécurité de la Chine, de Taïwan et des deux Corées, et les questions stratégiques en Indo-Pacifique. Il conseille des administrations, des responsables politiques, ainsi que des entreprises et des institutions financières publiques comme privées. Il participe à de nombreux dialogues de haut niveau avec des responsables gouvernementaux de et dans la région Indo-Pacifique. Il a été auditionné par l’Assemblée nationale et le Sénat, le Parlement européen, la Chambre des communes du Canada, l’OCDE, l’OTAN et à l’ONU. Il a participé à plusieurs programmes gouvernementaux d’invitation pour les personnalités d’avenir en Chine, au Japon, en Corée du Sud, à Taiwan, en Australie et aux États-Unis.

Il répond aux questions de Jean Corcos pour la Revue Civique, en soulignant que la Chine mène « une stratégie qui vise à discréditer toute modèle politique concurrent, notamment les démocraties libérales ». Il rappelle qu’aux Etats-Unis, « les inquiétudes d’un rattrapage scientifique et technologique chinois ne cessent de s’accroitre » et relève l’ampleur de la puissance militaire chinoise, qui inquiète Taïwan: « La seule hausse du budget militaire chinois en 2023 correspond au total du budget militaire taiwanais pour la même année ». Pour lui, les Français et Européens ne doivent pas se méprendre: nous avons à faire avec « l’ambition d’un membre permanent du Conseil de sécurité de faire disparaître Taïwan en tant qu’entité politique souveraine et indépendante. L’enjeu pour les Européens n’est donc pas entre le statu quo et le « sécessionnisme », comme l’affirme Pékin, mais bien entre l’annexion, sous couvert de « réunification », et le statu quo », nous déclare Antoine Bondaz. Pour lui, « La position de la France sur la Chine gagnerait à être clarifiée car elle est parfois perçue comme ambiguë, et ce d’autant plus que Paris a parfois tendance à caricaturer la stratégie de ses partenaires. Car non, les Etats-Unis ne sont pas dans une logique simpliste de confrontation totale avec la Chine ». Entretien.

« Réduire nos dépendances envers la Chine en diversifiant nos partenaires (…) La Chine inquiète de plus en plus les pays développés »

-La Revue Civique : L’ambition de la Chine est de devenir la première puissance du monde avant 2050. Pour plusieurs raisons – tensions fortes avec les USA, crise climatique imposant de limiter la mondialisation, prise de conscience en Occident de la désindustrialisation, leçons de la crise du Covid – sa position « d’usine du monde » n’est-elle pas remise en question ? Le réseau social Tiktok est aujourd’hui dénoncé à la fois pour ses contenus et pour des risques de cybersécurité, les « routes de la soie » sont aussi suspectées. Tout cela impacte-t-il la stratégie chinoise, ou se déploie-telle maintenant en priorité dans d’autres zones géographiques ?

-Antoine BONDAZ : La réémergence de la Chine est une réalité concrète qui modifie les équilibres stratégiques en Indo-Pacifique et dans le monde. Le pays est désormais la seconde économie mondiale, la première puissance manufacturière et commerciale, et détient les premières réserves de change au monde avec plus de 3000 milliards de dollars. Ce poids économique a créé une dépendance commerciale accrue d’un grand nombre de pays et la Chine a régulièrement recours à la coercition économique à des fins politiques.

L’objectif affiché du Parti Communiste chinois est de parvenir au « rajeunissement de la nation chinoise » d’ici 2049 afin de célébrer le centième anniversaire de la République populaire. Cela signifie faire de la Chine la principale puissance mondiale et, surtout, de garantir le maintien au pouvoir du parti. Car c’est bien cela l’objectif principal du régime : garantir sa sécurité politique qui est le fondement de la sécurité nationale en Chine. Et cela passe par une stratégie qui vise à discréditer toute modèle politique concurrent, notamment les démocraties libérales.

La Chine inquiète de plus en plus les pays les plus développés. Ils voient leur suprématie mondiale remise en cause, ce qui signifiera un poids international moindre et une influence réduite. Par ailleurs, si la Chine n’est pas considérée à proprement parler comme une menace, la rivalité systémique devient omniprésente. La stratégie de sécurité nationale américaine fixe comme objectif aux Etats-Unis de « surpasser » la Chine alors que les inquiétudes d’un rattrapage scientifique et technologique chinois ne cessent de s’accroitre.

Dans ce contexte, le débat n’est pas aujourd’hui sur un découplage, i.e. arrêter de commercer et d’interagir avec la Chine, mais sur un dérisquage, i.e. réduire nos dépendances envers la Chine en diversifiant nos partenaires et en relocalisant une partie de nos productions sur le territoire nationale. Par ailleurs, les contrôles aux exportations de technologies à destination de la Chine se renforcent afin de s’assurer que certaines technologies duales ne puissent pas venir renforcer les capacités militaires du pays. L’intérêt de la Chine est d’éviter cela tout en renforçant ses échanges et partenariats avec les pays émergents, une stratégie nationale dans le cadre de la « double circulation » depuis 2020.

Depuis 2005, la Chine promet de recourir à des « moyens non-pacifiques » en cas d’échec de moyens pacifiques pour la « réunification » avec Taïwan.

-Comment expliquer la montée en puissance ces dernières années des menaces de la République Populaire contre Taïwan ? Logique nationaliste de « réunification » après Hong Kong et Macao ? Expansion stratégique dans la zone Asie Pacifique, s’appuyant en particulier sur une marine de guerre devenue la première du monde ? Désir de mettre la main sur un pays dominant la production mondiale des composants électronique ? On fait le parallèle bien sûr avec l’Ukraine, où la réaction américaine a été forte et inattendue : qu’en serait-il pour Taïwan ?

-Je mentionnais la réémergence de la Chine sur le plan économique mais c’est la même chose sur le plan militaire. Les dépenses militaires du pays avoisinent désormais 300 milliards de dollars, soit la somme de l’ensemble de ces voisins asiatiques réunis. Pour avoir une idée des ordres de grandeur, la seule hausse du budget militaire chinois en 2023 correspond au total du budget militaire taiwanais pour la même année.

Depuis 1949, le Parti Communiste chinois veut prendre le contrôle de l’île sur laquelle la République de Chine s’est recroquevillée à l’issue de la guerre civile. Si les ambitions de Pékin ne sont pas nouvelles, les moyens à la disposition de la Chine et la stratégie mise en œuvre ont radicalement changé. Depuis l’adoption en 2005 d’une Loi anti-sécession, la Chine promet de recourir à des « moyens non-pacifiques », notamment en cas d’épuisement des possibilités de « réunification pacifique ». La détermination de Pékin est encore plus claire dans le livre blanc sur Taïwan publié en aout 2022.

Il est fondamental de rappeler que l’enjeu n’est pas tant l’influence d’un État sur un autre ou l’expansion territoriale d’un État au détriment d’un autre. Il s’agit bien de l’ambition d’un membre permanent du Conseil de sécurité de faire disparaître Taïwan en tant qu’entité politique souveraine et indépendante. L’enjeu pour les Européens n’est donc pas entre le statu quo et le « sécessionnisme », comme l’affirme Pékin, mais bien entre l’annexion, sous couvert de « réunification », et le statu quo.

Les motivations du Parti communiste chinois (PCC) pour prendre à terme le contrôle de l’île sont au moins triples. Politique, je viens de le mentionner. Idéologique, le PCC entend imposer son argument qu’il n’existe aucune alternative à son leadership en Chine et cherche à éliminer le contre-modèle gênant que constitue Taïwan – une société de culture chinoise, multiethnique, qui s’est démocratisée de l’intérieur et connait un développement économique considérable. Militaire, Pékin entend être en mesure d’installer ses forces armées sur l’île afin d’accroître sa profondeur stratégique, modifier à son profit l’environnement sécuritaire et se projeter sans entrave vers l’océan Pacifique.

Depuis 2016 et l’élection de la présidente Tsai Ing-wen, la stratégie de pression sur l’île est militaire, économique, diplomatique et même cognitive. Si les parallèles avec l’Ukraine sont fréquents, une guerre dans le détroit n’est en rien inévitable. Les garanties de sécurité apportées par les Etats-Unis, dans le cadre notamment du Taiwan Relations Act adopté par le Congrès à la fin des années 1970, continuent à dissuader la Chine de tout changement unilatéral et par la force du statu quo. L’asymétrie croissante en faveur de la Chine fait cependant naitre des craintes et tout conflit aurait des conséquences majeures pour l’ensemble du monde, dont évidemment l’Europe.

« Paris a tendance à caricaturer la stratégie de ses partenaires » à l’égard de la Chine

-Vous avez durement critiqué les propos du Président Macron tenus à l’occasion de sa visite officielle en Chine, beaucoup d’observateurs étrangers y ayant vu une mise à équidistance de Pékin et Washington. Une fois la tempête passée, y voyez-vous plutôt de l’ambiguïté ou une communication « catastrophique », comme vous l’avez écrit sur Twitter ?

-J’ai été très critique à l’égard des propos tenus à propos de Taïwan dans l’interview qu’il a accordé à plusieurs médias, dont Les Échos. Il y avait un problème tant sur le fond des propos, notamment en faisant des Etats-Unis les responsables des tensions, que sur le timing. Force est de constater que ces propos ont suscité des inquiétudes auprès de nos partenaires allant jusqu’à questionner, parfois de façon abusive, la réalité de la politique française. Heureusement, lors de sa visite d’État aux Pays-Bas, le Président a pu clarifier ses propos et la diplomatie française a depuis essayé de lever les malentendus.

Mais que ce soit sur la Chine et Taïwan, ou d’autre sujets, on en revient au difficile équilibre, pour le Président, de maîtriser un « en même temps » en combinant trois impératifs qui ne sont pas contradictoires : la singularité française, l’unité européenne et la coopération avec ceux qui partagent nos idées et intérêts. Dans ce cadre, la position de la France sur la Chine gagnerait parfois à être clarifiée car elle est parfois perçue comme ambiguë, et ce d’autant plus que Paris a parfois tendance à caricaturer la stratégie de ses partenaires. Car non, les Etats-Unis ne sont pas dans une logique simpliste de confrontation totale avec la Chine.

Pour la France, si le terme de « troisième voie » n’est heureusement pas utilisé officiellement, celui de « puissance d’équilibres » fait naître des doutes inutiles auprès de nos partenaires. Au-delà d’un manque de réalisme sur le poids réel de la France, ce concept n’est pas compris par nos partenaires. Il fait naître une crainte injustifiée d’une équidistance de la France entre la Chine et les Etats-Unis. Injustifiée car si la France a une politique étrangère indépendante, elle n’est en rien équidistante. La France partage avec ses partenaires des préoccupations identiques sur la Chine, préoccupations évoquées dans les communiqués du G7, ou de façon unilatérale dans la Revue nationale stratégique 2022.

Et si une voie française mérite d’être encore davantage mise en avant, c’est notamment auprès des pays de l’Indo-Pacifique. Il y a une réelle attente que la France ait une voie et une offre alternatives, y compris avec ses partenaires européens. Paris, qui a cette ambition, gagnerait à renforcer son agenda positif dans la région en s’affirmant comme la puissance d’initiatives et de solutions qu’elle est, une puissance responsable et fiable qui est à son échelle un des moteurs de la coopération internationale pour contribuer à la résolution des problèmes globaux.

« La Chine et la Corée du Nord entretiennent des relations d’otages mutuels »

-La Chine entretient des relations amicales avec deux pays frontaliers assez incontrôlables tous les deux, la Russie de Poutine et la Corée du Nord de Kim Jong Un. Quelle est son influence réelle sur l’encombrant allié nord-coréen ? Comment évaluez-vous le positionnement chinois depuis l’invasion de l’Ukraine : neutralité, ou alliance de facto avec Moscou par rejet partagé des démocraties occidentales ? Enfin, qu’avez-vous pensé des propos de l’Ambassadeur chinois à Paris, qui ont été compris comme une remise en cause de l’indépendance d’ex-Républiques de l’URSS ?

-La Chine continue de renforcer ses relations avec son allié nord-coréen et son partenaire stratégique russe. Contrairement aux Etats-Unis qui bénéficient d’un réseau d’alliance unique au monde, Pékin dispose d’un Traité d’amitié, d’aide mutuelle et de coopération uniquement avec Pyongyang, et ce depuis 1961. Les deux pays entretiennent une relation d’otages mutuels. La Chine a besoin que la Corée du Nord ne s’effondre pas, et la Corée du Nord a besoin de la Chine pour ne pas s’effondrer. Il y a une convergence d’intérêts tout comme une coordination, en témoigne les cinq rencontres entre Kim Jong-Un et Xi Jinping en l’espace de 15 mois, entre 2018 et 2019. Et en 2022, pour la première fois, la Chine et la Russie ont mis leur véto à un projet de résolution du Conseil de sécurité de l’ONU condamnant et sanctionnant le programme balistique nord-coréen, suscitant des inquiétudes importantes.

En parallèle, le rapprochement sino-russe s’est accéléré depuis l’invasion de la Crimée en 2014, et ceci malgré la guerre en Ukraine, en témoigne la visite d’État de Xi Jinping à Moscou en mars 2023. Celle-ci était la dixième visite du dirigeant chinois en Russie depuis son arrivée au pouvoir. Ce rapprochement est notamment fondé sur une convergence d’intérêts politiques entre deux régimes, qui font de leur sécurité politique le fondement de la sécurité nationale, je l’évoquais précédemment.

La Chine et la Russie ne sont pas alliées et encore moins alignées. Pour autant, et c’est le plus important, les deux régimes ne se considèrent pas l’un l’autre comme une menace réciproque, contrairement à leur perception des Etats-Unis. La Chine fait par ailleurs preuve de pragmatisme et d’opportunisme vis-à-vis de la guerre en Ukraine. De pragmatisme car elle évite de s’aligner ouvertement sur Moscou sans pour autant prendre ses distances. D’opportunisme, car elle bénéficie de l’asymétrie économique croissante avec son voisin tout en instrumentalisant cette guerre afin d’écorner l’image des États-Unis auprès de sa population en faisant du pays le principal facteur de l’instabilité mondiale.

Quant aux propos tenus par l’ambassadeur Lu Shaye, cette sortie de route a été une faute professionnelle et diplomatique majeure suscitant des critiques unanimes en Europe, et une prise de distance claire en Chine. Comme je le disais, la Chine reste pragmatique et de tels propos vont totalement à l’encontre de sa stratégie.

Propos recueillis par Jean CORCOS

(23/05/2023)

Les dirigeants des pays du G7 étaient réunis dans la ville japonaise de Hiroshima pour s’entretenir du renforcement des sanctions contre la Russie et de la protection contre la « coercition économique » de la Chine. Vidéo de l’interview France24 ici