Le baromètre thématique des journaux télévisés de l’INA met en avant la grande similitude des choix éditoriaux de TF1 et de France 2. Chaîne privée et chaîne publique, blanc bonnet et bonnet blanc ? Francis Balle, Professeur des Universités à Paris II et spécialiste des médias, ancien membre du CSA et membre du comité de parrainage du Cercle et de la Revue Civique évoque le rôle de la télévision publique. Pour lui, la télé ne doit « pas seulement de faire plaisir aux téléspectateurs mais aussi les surprendre, les faire réfléchir, les pousser à mettre en cause leurs a priori ». Il est «frappé du peu d’évolution du format du JT depuis sa création».
– La Revue Civique : souvent, le téléspectateur a du mal à différentier France 2 de TF1. A tel point que l’on peut se demander si les chaînes publiques ont encore une identité, et donc une légitimité. Selon vous, le service public de la télévision a-t-il toujours sa raison d’être ?
– Francis BALLE : Le service public de la télévision est une nécessité. Un seul argument peut suffire pour le confirmer : les États-Unis, le seul pays où l’initiative privée a été le moteur du développement de la télévision, a créé un secteur public. Une étude demandée en 1965 par la Fondation Carnegie à des universitaires et des élus au Congrès a conclu à la nécessité de constituer un pôle public. Cela donnera lieu au lancement de la chaîne PBS.
– Quel est l’apport principal de PBS ?
– PBS propose une offre éditoriale très originale et déconnectée de la question de l’audience. La chaîne a révolutionné la télévision sur au moins deux aspects. Elle a crée des émissions pour enfants, en particulier Sesame Street, qui a permis d’alphabétiser des millions d’enfants et qui, depuis 40 ans, développe une approche aussi ludique que pédagogique toujours innovante. L’autre grande innovation vient de l’émission politique Mc Lehrer Report. Chaque jour, pendant 55 minutes, les journalistes abordent un thème différent à travers quatre regards : celui des personnes concernées, celui des experts et des universitaires, celui des élus et celui des citoyens, qui interviennent via un radio trottoir. Il s’agit donc de présenter plusieurs points de vue sans se focaliser sur les seuls sondages.
Cette émission permet de sortir d’un débat bipolaire et d’organiser des débats réellement pluralistes.
-Ce type d’émission n’existe pas en France, mais il y a beaucoup d’émissions politiques sur les chaînes françaises. Surtout, comment analysez-vous la tendance à faire de l’information (politique) spectacle ? Paradoxalement, cette approche s’inspire d’expériences américaines !
– Je regrette beaucoup la spectacularisation de la politique à la télévision. Pour espérer faire de l’audience, de nombreux responsables de chaînes cherchent à faire du spectacle et de l’événement avec les sujets politiques. Ces émissions dévalorisent la politique et ceux qui la font sans pour autant créer de l’audience. En effet, le public sensibilisé et averti se détourne d’émissions sans contenu et ne joue plus son rôle de prescripteur auprès de cercles de spectateurs plus éloignés de la politique.
La télévision doit être devant le public. Devant, mais pas trop.
-Ce qui est sous-jacent dans votre propos, c’est la question de la capacité de s’extraire de la seule logique de l’audience. L’audience n’est-elle pas le seul critère pour la télévision, en particulier pour le secteur public ?
– Le rayonnement d’une émission ne peut pas se limiter à son audience. Certaines émissions touchent un public limité mais un public capable d’influencer d’autres personnes. Il y a une sorte de cercle vertueux qui peut s’enclencher.
Plus largement, la télévision n’a pas pour limite de chercher seulement à suivre le public. Elle doit au contraire prendre des risques, pratiquer l’audace et l’innovation en proposant des programmes innovants, des sujets difficiles…
Le rôle de la télévision publique c’est justement de s’affranchir de la seule logique de l’audience au profit d’une exigence plus forte de sa programmation. Je ne dis pas que l’audience ne soit pas un critère à évaluer mais simplement que la qualité, l’intelligence, l’effet d’entraînement sont également des critères à prendre en considération. La télévision se doit d’éveiller la curiosité du public autant que de la satisfaire.
– De fait, vous défendez l’idée que la télévision doit s’affranchir du marché ?
– Le rôle de la télévision publique, dont nous parlons, est d’aller au-delà du marché. Il ne s’agit pas seulement de faire plaisir aux téléspectateurs mais aussi de les surprendre, de les faire réfléchir, de les pousser à mettre en cause leurs a priori. La télévision peut même être amenée à dire et à montrer des situations qui sont déplaisantes, qui ne font pas plaisir au téléspectateur. La télévision doit être devant le public. Devant, mais pas trop non plus, pour ne pas le perdre.
– Quitte à placer la télévision sur des positions courageuses, peut-elle traiter aussi de la question du civisme, qui peut apparaître comme plutôt aride ?
– La télévision peut parfaitement prendre en charge en partie cette question essentielle mais à deux conditions. La première postule que le fardeau ne soit pas seulement supporté par la télévision mais aussi par d’autres institutions et structures comme l’école, la famille, la société civile… Par ailleurs, l’éducation civique par la télévision oblige cette dernière à rechercher la plus grande impartialité possible et à traiter la question de la façon la plus approfondie possible.Par ailleurs, vous dites que le sujet est aride, mais la responsabilité des professionnels de la télévision tient justement dans leur capacité à rendre le plus accessible possible des sujets difficiles. Rendre accessible sans baisser la garde de la qualité.
– Pour finir, croyez-vous encore à l’avenir des chaînes publiques alors que l’on voit bien que France 2 a beaucoup de mal à se distinguer de TF1 ?
– Tout d’abord, il faut noter que France 3 et France 5 progressent en audience alors même que leur programmation est ambitieuse et différente de ce que proposent les chaînes privées. Je crois que France 2 a une carte à jouer dans le domaine des grandes fictions et des émissions d’information et de documentaires. Dans le domaine du JT (journal télévisé), elle devrait inventer autre chose et innover. Je suis frappé du peu d’évolution du format du JT depuis sa création. Au fond, France 2 à le choix entre l’audace et la concurrence frontale avec TF1. Si elle continue de privilégier la guerre, elle l’a perdra.
Entretien par Serge GUÉRIN
(Printemps 2007).