Pour cet auteur, une guerre, jusque là larvée, est bien déclarée entre l’islamisme et les démocraties. Cinéaste, Jean-Pierre Lledo a très longtemps vécu en Algérie, proche du FLN et du PC, avant de devoir quitter ce pays, dans les années 90, menacé, pris en étau entre la dictature militaire et la montée de l’islamisme le plus radical. Près de 20 ans après, il analyse avec expérience les illusions et désillusions du fameux « printemps arabe ». Il est l’auteur de « Révolution démocratique dans le monde arabe » (Armand Colin), avec ce sous-titre : « Ah ! Si c’était vrai… » Il estime que « le concept de l’islamophobie a été inventé pour anesthésier ces empêcheurs de tourner en rond que devraient être les intellectuels, et tous ceux qui défendent les valeurs de la démocratie ».
Quand on a été un des acteurs du mouvement démocratique algérien et que l’on a vécu en direct « les événements d’Octobre » de l’an 1988, où plus de 600 jeunes périrent, qui suscitèrent durant quelques semaines des rêves fous de liberté, rapidement jugulés par l’irruption violente des islamistes et la reprise en main par l’armée, comment ne pas avoir l’impression d’un « remake » ?
Le « printemps arabe » et ses rêves de démocratisation, je ne pouvais y croire… Mais face à l’euphorie qu’ils ont pu susciter, n’est-il pas urgent de se demander si la charia serait en passe de devenir l’étalon universel de la démocratie et de remplacer le Contrat social ? Hassan el Banna le fondateur des Frères musulmans ou son disciple Qaradhawi, incarneraient- ils la modernité libérale et pluraliste, tout à la fois Rousseau, Montesquieu, Constant, Hobbes, Hume, Locke, Popper et Lincoln ? La forme « démocratique » des élections « libres et transparentes », rendrait-elle superflue son contenu : la souveraineté du peuple et non plus celle de Dieu, la raison (humaine) et non la foi (divine) ?
Nécessité donc de commencer par définir le concept. D’après mon expérience personnelle, voilà ce que je dirais : la démocratie, c’est quand tu peux dire ce que tu penses à haute voix sans craindre pour ta vie ou celle de tes proches, c’est quand il n’y a rien de plus sacré que la vie d’une personne.
Revenons vite à la réalité ! La réalité c’est qu’il y a une guerre.
Une véritable guerre, larvée jusque-là, mais désormais bien déclarée, entre la démocratie où l’on peut librement s’exprimer sans craindre pour sa personne ni pour ses proches, et l’islamisme qui s’est jeté tout entier dans cet affrontement, parfaitement conscient que tel un ver dans le fruit, les idées de liberté et de démocratie avaient déjà pénétré le corps arabe et musulman, et que la meilleure défense étant l’attaque, il lui fallait réagir de la plus vigoureuse des façons, et toujours avec en poche la fameuse taqya, la dissimulation.
La vraie guerre
Dialogue interreligieux à l’étranger, mais persécutions et massacres des autres religions à domicile. Dans les discours, survalorisation de l’islam comme religion de paix et d’amour pour l’Occident mais dans la réalité, suragressivité et passages à l’acte. Le verset du Coran « Il n’y a point de contrainte en religion » est souvent cité par les apôtres de « l’islam tolérant ». Mais ils oublient d’ajouter que ce verset fait partie des versets abrogés ! ! ! Le Coran étant livré dans une version non-chronologique, versets abrogés et abrogeant s’y côtoient allègrement.
La vraie guerre, aujourd’hui, oppose donc ceux qui ont accédé à la démocratie, comme valeur profonde et structurante des sociétés, et ceux qui la refusent. Elle s’apparente à une vraie guerre de conquête mondiale et elle a bien cet enjeu : remplacer la Déclaration universelle des droits de l’homme par la Déclaration des droits de l’homme en Islam (adoptée en 1990 au Caire par les 57 pays musulmans de l’OCI), laquelle ne se réfère jamais à la démocratie !
Ce bloc de 57 pays forme aujourd’hui l’ossature de l’ONU, où désormais l’immense majorité est composée de pays de type totalitaire ! L’ONU a été victime d’un véritable coup d’État… Ce dont a besoin le monde musulman, lui en premier, le reste du monde ensuite, est que l’on lui dise que oui, aujourd’hui, et ce depuis très longtemps, « islam » et « islamisme » se sont absolument identifiés, dès l’origine, dès l’apparition de la nouvelle révélation, dès Mohamed.
Et que la seule voie du progrès est celle qui les dissociera.
Hormis les premiers siècles, lorsque l’islam n’est pas encore « orthodoxisé » et qu’il reste agité par de vrais débats, de vrais joutes mêmes, avec de vrais philosophes de toutes tendances, y compris athées, hormis donc ce que l’on a pris pour une ère de tolérance, mais qui n’était qu’une phase où l’islam était en cours d’institutionnalisation, après laquelle va s’opérer « la clôture dogmatique » et commencer le règne du despotisme obscurantiste, l’histoire de « l’islam » et de ce que l’on appelle à présent « l’islamisme » se confondent totalement. Le jour où le monde musulman sera démocratique, alors les deux se distingueront. Les « islamistes » demeureront bien sûr, mais ils n’auront pas plus d’influence que les intégristes chrétiens ou juifs.
De l’islamophobie en particulier à la phobie en général…
Le concept de l’islamophobie n’a pas tant été inventé pour nommer un travers que pour brouiller la dangerosité de l’islamisme de par le monde, pour anesthésier ces empêcheurs de tourner en rond que devraient être les intellectuels, et tous ceux qui défendent les valeurs de la démocratie. Le brouillage des défenses adverses, c’est bien la phase initiale de toutes les stratégies bellicistes. Pas besoin d’être militaire pour le comprendre. Selon Doudou Diene, un des responsables de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU, le monde arabe et musulman est en parfaite santé, c’est l’Occident qui est en pleine souffrance, et âme charitable, on s’est chargé de lui concocter un programme pour venir à son aide. Examinons son diagnostic. L’Occident est islamophobe, et il dénonce cela de toutes les manières possibles. Pourquoi dénoncer, au fait ? ! Est-il efficace de « dénoncer » une phobie, n’est-ce pas même ridicule, scientifiquement parlant… ?
Une phobie ne s’invente pas
Une phobie ne s’invente pas, ni ne vient du ciel. Elle peut éventuellement se soigner, si l’on arrive à localiser, puis à supprimer la cause. La baisse sensible de la moubarakophobie, de la benaliphobie et de la kadhaphobie nous encourage même à penser que la prise en charge thérapeutique prioritaire des théologiens et des dirigeants aurait de fortes chances de faire disparaitre, d’un coup, presque toutes les autres, comme par enchantement : celles des peuples et des tribus, des démocrates et des bourreaux, de leurs familles et de leur descendance. Faudrait juste prévoir des postes de travail de reconversion (pour les bourreaux) mais ce n’est pas le boulot qui manque, les boucheries recrutent toujours et les décharges publiques sont aussi très demandeuses.
Pour ma part, je m’obstine à dire que la priorité des priorités est que la réalité du quotidien arabe et musulman ne soit pas déniée, mais criée. Si une chaine de solidarité internationale ne se met pas en place dans les plus brefs délais, si l’Occident met trop de temps à comprendre que le monde musulman est aujourd’hui le front principal de cette grande confrontation entre la Démocratie et le Totalitarisme dans sa variante islamique, alors je ne donne pas très cher des démocrates arabes. Ceux qui n’auront pas préparé leur exil, ceux qui tarderont à l’envisager, ceux qui ne peuvent envisager cette solution pour toutes sortes de raisons, seront dépecés tout cru. Le processus est déjà en marche, en Tunisie par exemple avec le procès intenté au Doyen de l’université Manouba, Habib Kazdarli.
Pas de démocratie, sans pensée démocratique…
Il faudra ouvrir d’immenses chantiers. Et quand je dis « chantiers », j’entends bien chantiers de réflexion, de véritables laboratoires de la pensée. Le monde arabe et musulman souffre d’un retard historique évident, quatre siècles selon Gamel El Banna, le frère du chef historique des Frères Musulmans égyptiens. Mais parmi tous les retards qu’il accuse, le plus grave est celui qui affecte sa pensée. Gravissime, car c’est seulement de là que peut provenir son salut. Il est donc urgent de la remettre au travail. Les élites ont, là, une grande responsabilité. Elles devraient d’ailleurs, avant tout, commencer par se remettre en question, et se demander quelle est leur part de responsabilité dans le marasme actuel. Elle n’est pas mince.
Jean-Pierre LLEDO, cinéaste
(in la Revue Civique n°10, Hiver 2012-2013)
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