Samir Frangié: nouvel espoir pour les Libanais

Samir Frangié (© Wikimedia Commons / Thesupermat)

Grand écrivain libanais, Samir Frangié, nous livre son point de vue, dans cet entretien, sur les mouvements de contestation qui ébranlent la dictature syrienne, les espoirs que cela suscite au Liban, longtemps placé sous domination de la Syrie et sous influence iranienne, via le Hezbollah. Cet intellectuel ne sous-estime pas, pour le Liban, « le danger d’une reprise de la guerre civile avec la relance des tensions communautaires ». Mais il veut croire en une révolution civique dans cette région du monde arabe : « Il devient impératif, nous-dit-il, de jeter les bases d’un État civil où l’individu n’est plus réduit à sa seule dimension communautaire, où le citoyen peut choisir de n’être plus régi par un statut personnel religieux, mais civil ». Pour lui, l’optimisme est permis, car « le printemps arabe a jeté les bases d’un changement radical en rendant à l’individu arabe, longtemps réduit au groupe, son autonomie, c’est-à-dire sa capacité à être l’artisan de sa propre histoire ». Inch Allah !

La REVUE CIVIQUE : Dans votre dernier ouvrage, « Voyage au bout de la violence », vous parlez de la possibilité de mettre un terme à la violence que le Liban connaît depuis des décennies. Compte tenu du contexte syrien, cet objectif est-il réalisable et comment ?
Samir FRANGIÉ :
Pour la première fois depuis de longues décennies, l’hypothèque qui pèse sur le Liban est en passe d’être levée. Le régime baasiste de Damas, qui a œuvré depuis le début des années 70 à mettre la main sur le Liban pour rétablir la Syrie dans ses « frontières historiques » et « annuler les effets des accords Sykes-Picot » de 1916, touche à sa fin. Il doit faire face aujourd’hui à un soulèvement populaire d’une ampleur sans précédent dans l’histoire de la Syrie.

Avec la chute annoncée de ce régime, une chance de paix, la première depuis 1975, s’offre aujourd’hui aux Libanais. Pourquoi ? Parce que ce régime a joué un rôle déterminant dans la guerre qui a ravagé notre pays. Mettant à profit les contradictions inhérentes à une société aussi fortement différenciée que la nôtre et la faiblesse d’un État paralysé par des luttes confessionnelles incessantes, il a beaucoup contribué à susciter la violence, à l’entretenir et à bloquer toutes les tentatives d’y mettre un terme.

C’est lui qui a aidé la Résistance palestinienne à s’implanter au Liban et l’a soutenue dans sa lutte contre l’État libanais, avant de se retourner contre elle pour obtenir l’aval de la Communauté internationale à l’envoi de ses troupes au Liban. C’est lui également qui a attisé le conflit communautaire pour envoyer ses troupes au Liban défendre les Chrétiens, avant de se retourner contre eux, et d’assassiner leur chef, Bachir Gemayel, trois semaines après son élection à la présidence de la République (1982). C’est lui aussi qui a soutenu les forces islamo-progressistes avant de se retourner contre elles et d’assassiner leur chef, Kamal Joumblatt (1977), pour les placer sous sa tutelle.

C’est ce régime qui, après avoir été forcé de retirer ses troupes de Beyrouth en 1982, a chassé l’OLP de Tripoli (1983), relancé la guerre entre Druzes et Chrétiens (1983-1984), organisé la « guerre des camps » contre les Palestiniens (1985) et suscité des affrontements sanglants entre milices chiites et druzes à Beyrouth- Ouest (1986-1987) pour obtenir, une nouvelle fois, l’aval de la Communauté internationale au retour de ses troupes dans la capitale. C’est lui également qui a bloqué toutes les tentatives de rapprochement entre les Libanais, et tenté d’empêcher la conclusion de l’accord de Taëf qui a mis fin à la guerre, avant d’assassiner le premier président de la République élu sur la base de cet accord, René Moawad, moins de trois semaines après son élection (1989), et de placer le pays sous sa tutelle.

Le régime syrien maintenait les tensions

C’est ce régime, enfin, qui, après l’arrêt des combats en 1990, a maintenu les tensions communautaires, refusant la dissolution des milices chiites, marginalisant les Chrétiens, jetant les bases d’un conflit entre Sunnites et Chiites, et empêchant tout rapprochement islamo-chrétien. C’est lui également qui a instrumentalisé la justice pour l’utiliser contre ses opposants, manipulé les élections législatives pour contrôler le Parlement, modifié la Constitution au gré de ses intérêts, empêché l’armée de se déployer au Sud après le retrait israélien…

C’est contre ce régime, qui désormais détient le pouvoir au Liban, que le peuple syrien s’est révolté le 15 mars 2011, revendiquant le droit de vivre dans la liberté et la dignité et faisant preuve d’un courage, d’une détermination et d’une maturité que personne ne soupçonnait.

Deux puissances du Conseil de sécurité des Nations-Unies, la Russie et la Chine, s’opposent à une intervention en Syrie, même sous mandat de l’ONU et, de ce fait, protègent le maintien du dictateur syrien qui déchaîne son armée contre les opposants. Êtes-vous néanmoins optimiste sur le moyen terme ? Pensez-vous que la Syrie pourra se libérer ou être libérée ?
Le soulèvement syrien présente une nouveauté en matière de révolution. L’initiative provient essentiellement de l’intérieur, des comités de coordination créés dans les villes, du Conseil national syrien, de l’Armée de Syrie libre. L’extérieur suit ou ne suit pas, mais n’a pas de pouvoir décisionnel.

En décapitant, avec l’attentat du 18 juillet dernier, l’appareil sécuritaire du régime et en lançant simultanément les deux batailles de Damas et d’Alep, les révolutionnaires syriens ont précipité la chute du régime et ont placé les derniers soutiens extérieurs de la Syrie, la Russie et la Chine, dans une position difficile. Leur marge de négociation est désormais très réduite.

La chute du régime syrien suffit-elle à mettre un terme à la violence en Syrie et au Liban, et à jeter les bases d’un avenir de paix ?
La chute annoncée du régime syrien place les Libanais devant un choix existentiel : poursuivre leurs petites et grandes guerres ou jeter les bases d’une paix permanente. Le choix de la guerre que continuent d’alimenter les appétits de pouvoir et les illusions idéologiques des uns et des autres demeure, à l’heure actuelle, dominant. L’autre choix, celui de la paix, demeure, quant à lui, théorique, car personne aujourd’hui ne le revendique vraiment.

Or la paix est une condition nécessaire à notre survie nationale, car le Liban fait face aujourd’hui à des dangers majeurs : le danger de voir son État, déjà privé de souveraineté, s’effondrer, le danger d’une reprise de la guerre civile avec la relance des tensions communautaires, notamment entre Sunnites et Chiites, le danger, enfin, de rester en marge du grand changement qu’a initié le « printemps arabe » et de ne pas être en mesure de jouer de rôle dans ce nouveau monde arabe en voie de définition.

La bataille de la paix et ses conditions

Mais que faudrait-il faire pour parvenir à la paix dont vous parlez ?
Pour mener la bataille de la paix, plusieurs conditions sont requises :

La première est de ne pas répéter les erreurs du passé et de faire assumer à une communauté la responsabilité des erreurs commises en son nom par un parti politique. Cette identification est dangereuse et débouche nécessairement sur de nouvelles violences. Pour éviter ce danger, il nous faut avoir le courage de reconnaître notre responsabilité commune dans la guerre qui a ravagé notre pays, ayant tous, à un moment ou à un autre, eu recours aux armes et recherché dans les guerres que nous nous sommes livrées l’aide de forces extérieures, renonçant de ce fait à notre indépendance et à notre souveraineté.

La deuxième condition est de refonder notre vivre-ensemble aux conditions de l’État et non aux conditions d’une communauté, d’un parti ou d’une milice. Il nous faut pour cela réhabiliter notre État en lui redonnant le monopole de la force qu’il a perdu depuis 1969, avec l’accord du Caire, et en le libérant du carcan communautaire qui l’étouffe. Il devient impératif à la lumière de nos expériences passées de jeter les bases d’un État civil où l’individu n’est plus réduit à sa seule dimension communautaire, où le citoyen peut choisir de n’être plus régi par un statut personnel religieux, mais civil, où la religion n’est plus instrumentalisée à des fins politiques, où la loi qui est l’expression de la volonté générale est la même pour tous, où la justice est indépendante du pouvoir politique, où l’administration n’est pas au service d’intérêts communautaires ou partisans…

La troisième condition est d’inverser notre rapport actuel au monde arabe pour cesser d’être un simple réceptacle des conflits de la région et devenir acteur dans la bataille engagée pour un « autre » monde arabe. Il nous faut pour cela conclure, après plus d’un demi-siècle de conflits ininterrompus, la paix avec la Syrie en soutenant le peuple syrien dans son combat pour la liberté et la démocratie et en entamant le dialogue avec les forces démocratiques pour jeter les bases d’un nouveau Machrek arabe, capable de renouer avec la tradition historique de la Renaissance arabe. Il nous faut également, avec les représentants de la société civile arabe, jeter les bases d’un monde arabe démocratique et pluraliste, et contribuer à définir un cadre d’échange et de coopération moderne semblable à celui que l’Europe a créé avec l’Union européenne.

Mais comment peut-on parler de paix avec la présence d’un parti, le Hezbollah, soutenu par l’Iran et qui dispose de milliers de partisans en armes ?
Avec le printemps arabe et la révolution syrienne, le projet du Hezbollah touche à sa fin. Ce projet qui visait à créer, pour reprendre la formule utilisée par le président iranien Ahmadinajad, « un nouveau Moyen-Orient islamique » sous la direction de l’Iran, appartient désormais au passé. La question est aujourd’hui de savoir comment mettre un terme au danger de guerre civile que ce projet a généré à l’échelle du monde arabe entre Sunnites et Chiites. Les élites chiites au Liban sont très conscientes du danger et commencent à se mobiliser pour y faire face.

Le Liban semble s’être complu, depuis quelques années, dans un communautarisme très organisé au niveau de l’État lui-même, avec les dérives que cela peut induire en terme d’extrémisme, de partage du territoire et de l’État lui-même. Comment sortir d’une telle « partition » libanaise, qui ne prend finalement pas en compte les intérêts globaux du Liban et de ses habitants ?
Le communautarisme dont vous parlez, et qui hypothèque effectivement l’avenir du pays, est aujourd’hui remis en question par beaucoup de Libanais. La « Révolution du cèdre » de 2005 a introduit une véritable rupture dans l’histoire du Liban. Jusque là, les dates fondatrices de l’histoire libanaise avaient, toutes, été le fait de communautés religieuses : l’idée du Liban a été, à l’origine, une idée druze conçue par l’émir Fakhreddine II (1572-1635) ; l’État du Grand Liban (1920), dans ses frontières actuelles a été une réalisation maronite liée à la visite historique du patriarche maronite, Hoyek, en France ; l’indépendance du Liban (1943) a été le fait des deux communautés, maronite et sunnite ; la libération du Liban de l’occupation israélienne (2000) a été principalement le fait de la communauté chiite…

Le déclic de 2005 : « la Révolution du cèdre »

A chaque étape historique, la communauté dominante avait créé un ordre culturel, social et politique auquel les autres communautés étaient invitées à adhérer, et qui délimitait les contours de l’identité nationale et fixait le cadre général du « vivre ensemble » des Libanais. Ce « vivre ensemble » était, de ce fait même, constamment remis en question par les changements qui intervenaient dans les rapports de force entre les communautés tant sur le plan démographique que politique.

La date du 14 mars 2005, elle, n’est liée à aucune communauté particulière. La seconde indépendance du Liban, qui fait suite à la plus longue des guerres civiles, n’a pu être accaparée par aucun groupe communautaire. Personne, en effet, n’a pu revendiquer la paternité du mouvement, car celui-ci, de par son ampleur même, – plus du tiers des Libanais résidant dans le pays sont descendus dans la rue – n’est réductible à aucune de ses composantes politiques et communautaires. Il a, dés le début, acquis une forme d’autonomie par rapport à elles, une identité propre.
La force de ce mouvement est due au fait que la majorité de ceux qui y ont participé l’ont fait sur base d’une décision individuelle. Ils ne sont pas venus entériner un choix que d’autres avaient pris, mais ont considéré être partie prenante, chacun à sa manière, dans la bataille en cours. Les partis politiques étaient certes présents, mais leur participation à cette manifestation était minoritaire.

Le 14 mars a donc vu, pour la première fois dans l’histoire du Liban, l’émergence d’une identité nationale libanaise dont le contenu n’est plus déterminé par une communauté particulière, une identité qui permet de fonder le « vivre ensemble » aux conditions de l’État auquel appartiennent tous les Libanais et plus aux conditions d’une communauté dominante.

L’émergence de cette nouvelle identité nationale s’est traduite par l’apparition d’une opinion publique citoyenne. Et ce fait est extrêmement important pour l’avenir du pays, car il introduit une dimension tout à fait nouvelle dans la vie politique jusque là limitée au jeu des alliances, des rivalités et des conflits entre chefs communautaires et notables locaux.

Mais la vie politique continue d’être dominée par les partis communautaires…
Effectivement. Cette opinion publique dont je vous parle ne s’est pas encore dotée d’instruments politiques. Nous sommes un peu dans le cas de l’Égypte ou de la Tunisie, où les partis islamistes mieux organisés ont gagné les élections face à ceux qui avaient lancé la révolution.

D’un point de vue général, les « révolutions arabes » ont suscité un grand espoir de démocratisation dans les pays concernés mais les mouvements islamistes ont effectivement été les premiers à en profiter. Certains craignent donc une confiscation des nouveaux espaces de pouvoir par les franges les plus « ultras » des mouvements religieux musulmans. Quelles sont vos prévisions ?
La victoire des partis islamistes, mieux organisés, que les forces nouvelles qui ont émergé avec le « printemps arabe », était prévisible. Mais le changement en cours est irréversible et personne ne peut plus prétendre aujourd’hui remettre en question la règle démocratique. Le printemps arabe a jeté les bases d’un changement radical en rendant à l’individu arabe, longtemps réduit au groupe, son autonomie, c’est-à-dire sa capacité à être l’artisan de sa propre histoire et à participer à définir les choix politiques qui l’engagent, mettant ainsi un terme à ce processus de réduction qui est au fondement même de la crise du monde arabe : la réduction de l’individu au groupe auquel il appartient, puis la réduction du groupe à un parti qui s’arroge le droit de le représenter, et enfin la réduction du parti au chef qui le dirige.

Trois figures emblématiques illustrent cette redécouverte de l’autonomie individuelle : la première est évidemment celle de Mohamed Bouazizi, ce marchand de légumes et de fruits dans une petite ville de Tunisie, auquel la police a confisqué son étalage ambulant et qui décide de s’immoler par le feu ; la deuxième figure est celle de Waël Ghonim, un jeune cadre égyptien de Google qui avait lancé un groupe Facebook très populaire ; la troisième est celle de Tawakul Karman, une jeune militante qui a joué un rôle central dans la révolution yéménite, insistant notamment sur le rôle de la femme dans le changement en cours, et qui a reçu en octobre 2011, le prix Nobel de la Paix. Trois individus qui ne disposent pas de parti, de milice ou de moyens financiers et qui n’adhèrent à aucune idéologie, trois inconnus que rien ne prédisposait à jouer un rôle quelconque, ont bouleversé le monde arabe. L’évènement que rien ne laissait prévoir se situe dans un « après » que nous avons encore beaucoup de peine à imaginer.

Des individus hors de la « oumma »

Les concepts qui nous servent à décrypter la réalité politique ne fonctionnent plus. Les deux revendications essentielles de ce printemps arabe – la dignité et la liberté – ne se situent plus dans un cadre que nous connaissons, un cadre idéologique nationaliste, comme cela avait été le cas à l’époque nassérienne, ou religieux dans le prolongement de la révolution khomeyniste. Ce ne sont plus la « oumma arabe » ou la communauté musulmane qui sont mobilisées pour faire face à un « ennemi extérieur », mais des individus qui ne veulent plus vivre en marge de l’histoire, à la merci de régimes despotiques et corrompus qui ne leur reconnaissent aucun droit, des individus qui ont découvert que le changement pouvait se faire sans la présence d’un « chef » ou d’un « sauveur ».

Ce phénomène d’individuation est fondamental pour comprendre la nouveauté inouïe qu’introduit le printemps arabe. L’auto-immolation par le feu d’un individu, Mohamed Bouazizi, suscite un phénomène d’empathie qui entraîne une prise de conscience individuelle – Bouazizi n’est personne, mais est chacun de nous – et, dans le même temps, une mise en résonnance de chacun avec tous. L’évènement est prodigieux.
Les partis islamistes en Égypte et en Tunisie qui pensaient avoir obtenu, après leurs victoires aux élections législatives, carte blanche pour appliquer leurs programmes on du très vite déchanter et ont été forcés de rechercher des compromis pour ne pas entrer dans une épreuve de force avec une opinion publique qui a déjà fait ses preuves dans la rue. L’histoire de ce député égyptien salafiste, qui avait voulu prier en pleine réunion de la Chambre des députés, est révélatrice de ce changement. Ce dernier fait paraître, quelques jours après cet incident, une mise au point pour mettre un terme aux messages d’insultes qu’il recevait par milliers sur sa page Facebook.

L’émergence de cette opinion publique a encouragé tous ceux qui œuvraient à définir une « voie musulmane » vers la démocratie. Les prises de position remarquables d’Al-Azhar, la Charte des Frères musulmans de Syrie qui est d’une modernité étonnante, les débats publics sur la démocratie, le pluralisme, le rôle de la femme, la réflexion sur l’Islam et son rôle, tout cela n’aurait pas été possible sans cette conquête de l’autonomie individuelle qui demeure toutefois menacée par la violence que continuent de susciter les régressions identitaires des uns et les projets idéologiques des autres.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(In La Revue Civique 9, Automne 2012)
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