Frédéric Encel à la Revue Civique: aucun des 4 pays arabes des « accords d’Abraham » n’a renoncé à sa signature

Frédéric Encel est Docteur en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris, lauréat de l’Académie des Sciences morales et politiques (Prix Edouard-Bonnefous) pour Les Voies de la puissance. Penser la géopolitique au XXIè siècle (Odile Jacob, 2023). Il est l’auteur de seize autres ouvrages dont l’Atlas géopolitique d’Israël (6è éd., 2023). Il répond ici aux questions de Jean Corcos sur le rôle du Hezbollah, l’importance des pays arabes signataires des « accords d’Abraham » (de paix) avec Israël et le jeu trouble de la Russie de Poutine.

-La Revue Civique: le 3 novembre, le chef du Hezbollah au Liban, Nasrallah annonçait qu’il ne lancerait pas une guerre totale contre Israël, se contentant de mener des attaques ponctuelles à la frontière. Cette décision s’expliquait-t-elle par la crainte d’une réaction militaire forte de Tsahal ou des Etats-Unis, ou par une consigne de prudence de la part de son allié iranien, qui a déjà obtenu des résultats (avec le Hamas) sans élargissement du conflit ?

-Frédéric ENCEL : La République islamique d’Iran et le Hezbollah sont dirigés par des fanatiques mais pas par des idiots. En termes géopolitiques, ils font preuve d’une redoutable appréhension des rapports de force. Là où les barbares du Hamas se sont vautrés dans une orgie antisémite de sang – en l’assumant pleinement depuis et en répétant qu’ils recommenceraient dès que possible – qui lui coûtera sans doute son existence militaire, les dirigeants du Hezbollah, eux, mènent une politique pragmatique évitant des pertes directes massives.

« Le Hamas est en passe d’être militairement défait »

Ainsi, jamais Téhéran n’a-t-il fait directement la guerre à Israël depuis 1979 et, au fond, depuis sa création instrumentale ex nihilo en 1982, le Hezbollah se « contente » de guerroyer à la frontière (en totale et flagrante violation systématique du droit international) sans lancer non plus d’offensive terrestre ou balistique massive. Je rappelle que la commission d’enquête israélienne Winograd avait établi, s’agissant de la guerre de l’été 2006, que le gouvernement d’Ehoud Olmert avait mésestimé la stratégie du groupe chiite radical… 

En l’espèce, aujourd’hui, quel intérêt concret auraient donc l’Iran et sa créature à attaquer frontalement Israël ? Non seulement le Hamas n’est qu’un « proxy » pas même chiite mais encore est-il en passe d’être militairement défait à cause de la nature-même de son gigantesque pogrom du 7 octobre. Perdre des milliers d’hommes et de missiles en s’attirant l’hostilité des Libanais non chiites d’un côté, perdre des raffineries, des infrastructures portuaires voire des installations nucléaires de l’autre, pour montrer sa solidarité avec un Hamas moribond ? Ce serait aberrant. J’ajoute que l’un des seuls acheteurs de brut iranien, la Chine, craint comme la peste une guerre au Moyen-Orient qui rendrait le baril excessivement cher ; son économie n’a vraiment pas besoin de cela…

« Il est peu vraisemblable que le prince-héritier MBS accepte longtemps de se faire tordre le bras par le Hamas »

-Tout le monde a relevé, sur la scène géopolitique, un premier succès de l’axe Hamas-Iran, qui est arrivé à empêcher un accord entre Israël et l’Arabie Saoudite. Quel regard portez-vous sur les réactions à ce jour des gouvernements des pays arabes ayant signé des traités de paix, avant et après les « accords d’Abraham » ?

-Je serais moins catégorique. D’abord, l’épisode n’est pas terminé, et il est peu vraisemblable que le prince-héritier MBS accepte longtemps de se faire tordre le bras par le Hamas ; si celui-ci est défait et l’Autorité palestinienne revient à Gaza, Riyad reconsidérera probablement sa position actuelle. D’autant que l’actuel gouvernement israélien ne tiendra pas face aux conclusions d’une commission d’enquête sur la faillite cataclysmique ayant permis le massacre du 7 octobre.

Entretien avec le géo-politologue Frédéric Encel sur le rôle du Hezbollah dans la guerre Hamas-Israël, la place des pays arabes signataires des accords d'Abraham avec Israël et le jeu de la Russie de Poutine.

Si le jour d’après [la guerre] se caractérise par la conjugaison de ces nouvelles réalités, l’Arabie saoudite reconnaîtra Israël et tirera bénéfice militaire, technologique et touristique de cette reconnaissance. En attendant, je constate qu’à l’heure où s’écrivent ces lignes, aucun des quatre signataires des Accords d’Abraham n’a renoncé à sa signature, en dépit de pression constantes. Ce qui témoigne, soit dit en passant, d’une belle hauteur de vue et un réel pragmatisme chez le souverain chérifien du Maroc qui, lui non plus, n’aime pas se faire dicter (surtout par des islamistes) sa politique étrangère.

« Les Etats-Unis demeurent au Proche-Orient, de loin, la puissance la plus déterminante »

-On a relevé que la Russie a refusé de condamner l’attaque terroriste du Hamas, le pogrom du 7 octobre. Certains ont fait l’hypothèse que cette guerre ouvrait un nouveau front, rendant plus difficile l’aide militaire à l’Ukraine: et si l’objectif stratégique de Poutine était d’expulser les Occidentaux du Moyen-Orient ?

-Vladimir Poutine a en effet adopté une posture très hostile mais a permis aux chasseurs-bombardiers de Tsahal d’écraser l’aéroport de Damas dès les premiers jours de la guerre. Or, la Syrie est son alliée militaire et Moscou y dispose d’une base aéronavale… Certes, ce conflit lui permet sans le moindre investissement financier ou militaire de détourner l’attention d’une partie des Occidentaux mais cela ne constitue pas un avantage concret ; en réalité, non seulement les Européens ne fournissent quasiment rien à Israël sur le plan militaire et ne « démuniront » donc pas l’Ukraine mais encore l’offensive ukrainienne (à laquelle je n’ai jamais cru) printanière et estivale avait déjà échoué à la date du 7 octobre ! Et si les Etats-Unis limitent dans les prochains mois leur aide à l’Ukraine, ce sera du fait de la poussée de Républicains évangéliques à la Chambre des Représentants (et de la lassitude de l’opinion ?) et non à la guerre au Proche-Orient. En définitive, contrairement à ce que prétendent ad nauseam des observateurs paresseux, ce sont bien les Etats-Unis qui demeurent de loin au Moyen-Orient la puissance la plus déterminante. En l’occurrence aux côtés de l’Etat juif.

Propos recueillis par Jean CORCOS

(23/11/2023)

« État moderne au cœur d’une région en crise constante, Israël fait face, depuis sa création au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à de multiples défis intérieurs et extérieurs »: au printemps, la présentation de cet atlas de Frédéric Encel, ne croyait pas si bien dire ! Cet atlas de haute précision propose près de 100 cartes et infographies actualisées permettant de mieux comprendre la complexité et les particularités de ce pays (éd Autrement). Il est passionnant.