Le CRIF organisait, le 17 septembre 2014, une table ronde : « Apaiser la société pour mieux vivre ensemble ? » Jean-Philippe MOINET, auteur, chargé d’enseignements en Master, Directeur de la Revue Civique, ancien Président de l’Observatoire de l’extrémisme, y est intervenu, en compagnie notamment d’un adjoint au Maire du 19ème arrondissement, et de Jean-Louis Sanchez, auteur de « La promesse de l’autre ».
Voici le propos, et la proposition de Jean-Philippe Moinet, persuadé qu’il faut, au-delà des débats et des prises de paroles nationale, agir au plus près du terrain concernés par la montée de l’antisémitisme, la montée de toutes les intolérances, dans un cercle qui peut vite devenir infernal, pour tous les habitants des cités dîtes « sensibles ». Le cœur de sa proposition : constituer et délocaliser, pour « mieux vivre dans la République », une plateforme de lutte contre les intolérance ». Pour évoquer les bonnes pratiques, en commençant par 10 cités, où les intolérances, les agressions et les violences sont devenues insupportables.
Pour ouvrir notre réflexion, arrêtons-nous sur le point d’interrogation de l’intitulé qui nous réunit : « vivre ensemble » est-ce encore possible en France, dans certains territoires perdus de la République ? Sachant que ces territoires s’étendent, quand il s’agit, en particulier, de l’antisémitisme.
Les chiffres récemment délivrés par le service de protection de la communauté juive, confirmé par le Ministère de l’Intérieur, montrent cette extansion. L’inquiétude est telle que les gens s’en vont. Ils s’en vont des quartiers les plus concernés par la montée des intolérances et des violences. Ils s’en vont aussi de France. Je pense à l’Aliyah. Et il n’y a pas que les juifs qui pensent à partir.
Même si l’inquiétude progresse logiquement chez tous les républicains, chez tous les défenseurs d’une certaine idée de la nation française, il faut espérer, et surtout faire en sorte, que le « vivre ensemble dans la République et dans la diversité », soit bien sûr possible en France, aujourd’hui, et demain pour nos enfants.
Possible, mais comment mieux vivre ensemble, comment éviter les fractures civiques, les fractures ethniques et religieuses, comment éviter que l’Autre devienne une menace, un ennemi ?
Il y a dix ans déjà, en 2004, alors que la hausse des actes et violences racistes et antisémites devenait très inquiètante, j’ai remis un « Plan d’action civique pour la lutte contre les intolérances » au Ministre de la Cohésion Sociale de l’époque (Jean-Louis Borloo), qui m’avait demandé de réfléchir à de nouvelles mesures. Six mois de travaux, une cinquantaine d’auditions et, au final, une quarantaine de propositions destinées, par ce Plan, à renforcer la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, et toutes formes d’intolérance. On m’a écouté très poliment… Certaines actions ont été mises en œuvre, d’autres attendent encore ; mais ce qui m’a frappé, c’est qu’un an, deux ans, cinq ans plus tard, l’évaluation des mesures ou même des dispositifs existants n’a pas été vraiment faite sur cet enjeu majeur ; ce n’est d’ailleurs par une critique propre à un « camp » politique ; l’évaluation précise des politiques publiques, en général en France, fait trop souvent défaut.
Je ne vais pas ici énoncer les 40 propositions de 2004, mais simplement insister sur l’une d’entre elles, sur la nécessité d’agir, concrètement, sur le terrain, là où les préoccupations montent et où les tensions sont les plus vives. Je me souviens de ce que m’avait dit Philippe Seguin, qui réunissait régulièrement dans sa ville d’Epinal, les représentants des grandes religions (notamment des trois religions monothéistes), avec les acteurs locaux, les associations laïques, les représentants des milieux éducatifs et culturels, pour manifester l’entente autour de la Loi commune, pour montrer que le « vivre ensemble » dans la Cité passe par le préalable du respect mutuel, l’accord sur les termes de la devise républicaine, dont le principe d’Egalité devant la loi commune de la République, « sans distinction de race ou de religion » édicte l’article 1er de notre Constitution.
Car la citoyenneté, comme la République, est « une et indivisible », « laïque et démocratique », là encore selon les termes de ce premier article de notre Constitution. Ces principes sont destinés à protéger le citoyen. Et sont protégés par un arsenal juridique, dont la France peut s’enorgueillir. Ce sont des principes simples mais très importants, qui doivent être mieux connus aujourd’hui, transmis avec volontarisme, par une pédagogie publique proactive.
Pédagogie des principes de la République que doivent porter, avec précision et détermination, les acteurs éducatifs, en particulier ceux de l’Education Nationale. Ces principes doivent être portés aussi par tous les responsables publics, pas seulement les responsables politiques, je pense notamment aux acteurs associatifs, culturels, ou médiatiques. Qui se doivent aussi, à leur manière, de promouvoir ces principes, au niveau national mais pas seulement, car il faut le faire au plus près du terrain, au niveau local, précisément là où le bat blesse, là où les intolérances blessent.
Localement, il y a beaucoup à faire encore, toujours, beaucoup d’actions positives existantes, à promouvoir, à renouveler, à démultiplier. Beaucoup d’élus locaux sont non seulement disponibles, mais agissent. Je ne pense pas à ceux du FN, élus au printemps dernier, le parti d’extrême droite préférant toujours attiser les tensions, notamment ethniques ou religieuses, s’appliquant toujours à souffler sur les braises de la haine, pour mieux récupérer les voix de la peur.
Sur le terrain, beaucoup d’acteurs locaux, notamment associatifs, dans les domaines sociaux, culturels, éducatifs, sont disposés et disponibles pour renforcer des liens, pour agir plus fortement s’il le faut, en échange de bonnes pratiques, qui permettent de « mieux vivre ensemble dans la République ». Et aujourd’hui, il le faut, dans ces cités où les tensions, les agressions et les violences menacent la paix civile et atteignent le pacte républicain.
D’où ma proposition, aisément opérationnelle : que les discours et les expériences du « vivre ensemble dans la République », que nous réunissons et pouvons incarner chacun ici, autour de cette table ronde, aille au plus près du terrain concerné par les intolérances, devenues insupportables pour les habitants de ces cités. Oui, aller directement et collectivement sur le terrain concerné, avec les acteurs, pluriculturels, de ces territoires : avec les représentants des trois religions monothéistes, avec les acteurs associatifs laïcs, éducatifs, culturels, avec les élus locaux de sensibilités diverses, peu importe les étiquettes, en dehors des extrêmes, dont on sait que l’objectif n’est pas de résoudre les problèmes, mais de les aggraver.
Pour être encore plus concret encore, je propose que ces tables-rondes ou plateformes de lutte contre les intolérances soient délocalisées et itinérantes, dans les 10 mois qui viennent, pour aller dans 10 localités où les tensions sont vives, et permanentes.
Il s’agirait, finalement, d’y faire une descente comme on dit… non pas de police (même si ces territoires perdus de la République en ont aussi bien besoin), mais une descente pacifique et déterminée. D’une part, pour apporter du renfort (symbolique) et du réconfort (moral), aux acteurs de terrain, placés en première ligne de front des intolérances. D’autre part, pour écouter et faire circuler les bonnes pratiques, en vue de les diffuser dans d’autres cités et au niveau national.
Le CRIF peut ainsi, à partir des débats de ce jour, avec des acteurs représentatifs d’autres communautés culturels ou confessionnelles – comme le Collège des Bernardins, ou le rectorat de la Mosquée de Paris – co-piloter ces plateformes de lutte contre les intolérances, pour le conforter « vivre ensemble dans la République ».
Personnellement, je suis « toujours prêts » , comme les scouts ! Je m’y engage, une fois par mois, pour être dans une de ces cités dans ce cadre, pour intervenir, ou le cas échéant animer et simplement écouter. Je suis persuadé que, sans avoir de recettes miracles, ce type de plateforme, forte de la légitimité des organisations qui la porte et de la conviction des acteurs représentés, peut faire bouger les lignes, sur les terrains touchés par les intolérances, et les faire reculer.
Jean-Philippe MOINET,
directeur de la Revue Civique,
a présidé l’Observatoire de l’extrémisme.