Les crimes de masse, relativisés ou niés en temps de guerre (par Jean Corcos aux Assises contre le négationnisme)

Les Assises nationales de la lutte contre le négationnisme réunissent chaque année des intellectuels, historiens, journalistes et chercheurs, certains engagés dans des associations comme Ibuka pour les Rwandais, ou le collectif Van pour les Arméniens. Au-delà de la négation de la Shoah, il est naturellement nécessaire de lutter pour défendre la mémoire d’autres génocides, niés, minimisés ou relativisés. Ces Assises sont organisées depuis 2010 par le géopolitologue Frédéric Encel, professeur en relations internationales à la Paris School of Business et maître de conférences à Sciences-Po Paris. Pour leur 13ème édition en février dernier, elles se tenaient à l’Assemblée Nationale sous le parrainage du député de Paris, Benjamin Haddad. Ont également apporté leurs parrainages le Mémorial de la Shoah, la Licra (dont le président Mario Stasi devait introduire les conférences), la Dilcrah (Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT) et Conspiracy Watch.

Le thème choisi cette année entrait directement en résonnance avec l’horrible guerre qui a suivi l’invasion russe de l’Ukraine du 24 février 2022. Comme devait le dire Benjamin Haddad, à l’ère des réseaux sociaux « nothing is true and everything is possible ». Par sa désinformation massive, la Russie « érode la notion même de vérité, ce qui est paralysant pour le combat politique ». Mais, face à cette forme de négationnisme immédiat, face à des discours niant jusqu’à l’identité et la souveraineté de la nation ukrainienne, nos opinions publiques n’ont pas basculé pour le moment.

A l’Assemblée nationale, l’édition 2023 des Assises du négationnisme, fondées par Frédéric Encel.

En introduction, Pierre-François Veil, avocat et président du Comité français pour Yad-Vashem a rappelé l’attaque négationniste frontale des années 1970-1980 contre la Shoah, lorsque certains ont tenté de la présenter comme un « débat d’opinion ». Cette offensive a pu être en grande partie endiguée mais il ne faut pas croire que l’on en ait fini avec la remise en cause des différents génocides : c’est encore et toujours l’approfondissement du travail historique qui est la meilleure réponse, comme celle qui a pu être apportée l’année dernière pour contrer Eric Zemmour sur Pétain et le régime de Vichy.

Les mensonges précèdent souvent les crimes de guerre

Séta Papazian, présidente du collectif Van (Vigilance arménienne contre le négationnisme) a évoqué un conflit actuel dont on parle très peu, opposant l’Arménie à l’Azerbaïdjan. Soulignant que ce dernier pays seconde efficacement la Turquie, dont il partage l’idéologie expansionniste, elle a rappelé qu’il a été largement soutenu en retour par des livraisons d’armes massives qui ont fait la différence. La guerre, au début limitée au Haut-Karabagh et qui se déroule maintenant en territoire arménien, sert d’écran pour faire oublier une volonté très claire : éliminer finalement l’Arménie, appelée « Azerbaïdjan occidental ».

Jacques Semelin – historien, spécialiste des génocides et directeur de recherche émérite au CNRS -, a centré son exposé sur la guerre en Ukraine et la propagande russe. Dès le début, Poutine a pratiqué l’inversion accusatoire en disant : « La Russie est victime d’un génocide ». Or c’est un mot à la résonnance émotionnelle très forte, dont l’usage est d’abord politique. Ce genre de mensonges précède souvent les crimes de guerre – les Serbes l’ont ainsi utilisé à la fin des années 1980. La Russie et la Chine, qui ignorent les activités de la Justice internationale, passent leur temps à parler de « génocides ». Jacques Semelin a aussi souligné combien la région où se déroule cette guerre est hantée par des génocides passés : l’Holodomor des années 30 où, sur ordre de Staline, des millions d’Ukrainiens sont morts de faim ; et la « Shoah par balles » (1941-1944).

Par ailleurs, les guerres ne sont pas la cause des génocides mais les permettent, comme celui des Arméniens pendant la Première Guerre Mondiale et celui des Juifs pendant la Seconde. Jacques Semelin nous a également demandé de « changer de logiciel » : non, le génocide ne se limite pas à éliminer un groupe racial, il peut être aussi national ; dans le passé, les Soviétiques ont détruit des nations et les Russes continuent aujourd’hui. Il y a plusieurs logiques dans les objectifs génocidaires comme détruire pour soumettre, par un effet de terreur: l’armée russe pratique ainsi la destruction de villes, il y a trente ans Grozny, puis Alep en Syrie, aujourd’hui en Ukraine ; détruire par éradication, en supprimant une partie de la population adverse ; génocide culturel, en détruisant des institutions ou en transférant des enfants captifs ; et enfin, écocides dans une partie de l’Ukraine.

Le camouflage sécuritaire des déportations

L’inversion accusatoire est un élément central du négationnisme, comme l’a souligné aussi Vincent Duclert, historien, chercheur et enseignant. Il a rappelé la propagande des nazis sur « la guerre voulue par les juifs », avec leur soi-disant complot génocidaire qui aurait visé à détruire le peuple allemand. Elle a pu contribuer à empêcher la mobilisation spécifique et rapide des alliés pour le sauvetage de ceux qui ont du subir un génocide, celui-là bien réel. Le discours « c’est eux ou nous » a, ailleurs, permis les pires massacres, on l’a vu au Rwanda : un « génocide qui vient de loin » comme l’a dit Emmanuel Macron à Kigali. Par ailleurs, et si on considère les différents génocides, on constate que les guerres ont permis une sorte de négationnisme en temps réel, avec camouflage sécuritaire des déportations, en Turquie en 1915 puis pendant la Shoah. Au final, les guerres d’extermination sont les plus faciles à mener, même s’il est possible de stopper un génocide, comme l’a fait l’armée vietnamienne en envahissant le Cambodge en 1979.

Avocat et spécialiste de la Seconde Guerre Mondiale, Nicolas Bernard a parlé de la propagande nazie tournant autour du massacre d’Oradour sur Glane : 643 hommes, femmes et enfants furent massacrés par les soldats de la division SS Das Reich le 10 juin 1944. Le discours négationniste a commencé tout de suite, en affirmant que le village était « un repère de terroristes » et que c’était un acte de guerre ; puis, il a été affirmé que les hommes avaient été fusillés « en représailles »; c’était un message clair pour dissuader la population de se révolter après le débarquement en Normandie ; puis, a été diffusée la légende des femmes et enfants « morts dans l’Eglise par explosion d’un dépôt de munitions » et les récits alternatifs sur de soi-disant combats ou encore l’explosion de l’Eglise, autant de récits qui ont été repris ces dernières années par Vincent Reynouard, négationniste n’hésitant pas par ailleurs à s’afficher comme nazi.

Les discours négationnistes font partie de la propagande usuelle dans le cadre de conflits contemporains, en particulier dans la région du Moyen-Orient. Aurélie Aumaître est juriste, experte auprès des Tribunaux pour les crimes de guerre. Elle a souligné la difficulté d’établir s’il y a eu ou non crime de guerre ou génocide, au moins pendant le déroulement des faits car immédiatement les responsables propagent des discours alternatifs, comme Bashar el-Assad niant, puis attribuant au Daech, les massacres à l’arme chimique qu’il avait ordonnés. Mais la jurisprudence évolue. Ainsi, une fois que les crimes ont fait l’objet d’un constat judiciaire, il n’y a plus de discussion possible. C’est ainsi le cas pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda.

Anne-Clémentine Larroque est spécialiste de l’idéologie islamiste et chargée de cours à Sciences Po Paris ; son exposé a porté sur un sujet presque totalement ignoré par les médias : les massacres de chiites par les organisations islamistes sunnites radicales, comme Al-Qaïda ou l’Etat Islamique (Daech). L’Occident a commencé, avec l’Allemagne, à reconnaitre comme génocide le massacre des Yézidis mais pas ce que font les terroristes sunnites contre cette autre branche de l’islam, minoritaire et rivale historique. Pourtant, « Dar el Islam », média francophone du Daech, présente les mosquées chiites comme des cibles légitimes. Il y a des attentats en Afghanistan et en Irak, on peut donc parler de « volonté génocidaire ». Mais, les agissements de la République islamique d’Iran d’une part, les massacres commis par Bashar el-Assad lui-même soutenu par le monde chiite d’autre part, masquent cette autre réalité.

« Chasse aux tutsis » actuellement en République du Congo

Le génocide du Rwanda a donné lieu à une table ronde particulièrement riche en informations. Président de Ibuka France, lui-même originaire de ce pays, Etienne Nsanzimana a dit combien malgré sa reconnaissance officielle, la lutte restait difficile contre ceux qui nient ce génocide. C’est en fait une négation sournoise, avec la théorie du soi-disant « double génocide ». Journaliste et écrivain, spécialiste du Rwanda, Jean-François Dupaquier connait parfaitement ce pays. Il a enquêté et peut affirmer que ce génocide a été mûrement préparé. Dès début 1992, l’ambassade de France à Kigali avait des informations. Et dès le 4 décembre 1991, une commission était créée par le président Habyarimana pour « vaincre la rébellion ». Elle devait publier un document « définissant l’ennemi » : tout Tutsi, de l’intérieur comme de l’extérieur, était ainsi désigné ; puis, les cibles ont été élargies aux couples mixtes, ce qui préparait précisément le génocide de 1994.

Maria Malagardis, grand reporter à « Libération », a vécu ces évènements sur place. Mais elle nous a parlé surtout de ce qui se passe en ce moment, non pas au Rwanda mais dans la République du Congo, voisine : une véritable « chasse aux Tutsis » a commencé, avec des tueries perpétrées par des milices officiellement incontrôlables mais avec l’approbation de fait des autorités : elles accusent les victimes d’avoir envahi le pays et d’en être responsables. En réalité, les frontières sont toutes poreuses en Afrique et une minorité tutsi vit en République du Congo depuis très longtemps. Traités aujourd’hui de « goma » (serpents), on peut craindre le pire pour eux.

Hamit Bozarslan – historien, directeur de recherche à l’EHESS, spécialiste de la Turquie – nous a présenté un exposé à la fois clair et percutant autour d’une question simple : pourquoi, plus d’un siècle après le génocide des Arméniens, ce pays se crispe toujours dans la négation ? Il n’y a pas une raison, mais plusieurs. D’abord, la Turquie est un Etat né à la fois de la chute de l’Empire ottoman et du génocide qui a permis de modifier la population, les chrétiens passant de 25% à moins de 1%. Ensuite, contrairement à l’Allemagne nazie, la Turquie n’a pas été vaincue et occupée ; jusqu’en 1960 on a retrouvé au pouvoir à la fois les responsables du génocide et ceux qui ont construit ensuite le pays. « Nous sommes menacés » a toujours soudé la population, et cela a même une dimension ontologique avec en prime un « darwinisme social », les nations étant mises en perspective de lutte pour leur survie.  

Après les génocides ou massacres de masse,

les bourreaux s’inventent des justifications

Il y a également une vision historique sur la mission du pays, avec l’idée que l’Empire ottoman a toujours apporté le bonheur aux autres ; en corolaire, il y a l’idée que ce sont les Arméniens, soutenus par des puissances extérieures, qui ont entravé cette mission. Enfin, et c’est le plus grave, des idéologies différentes se retrouvent dans cette vision du monde conduisant à nier le génocide : les nationalistes comme les « loups gris », qui disent « nous sommes un peuple supérieur » ; les islamistes, qui voient un conflit perpétuel subi par le monde musulman, attaqué par le monde judéo-chrétien ; et même, une certaine gauche, qui voit dans la tragédie arménienne le fait de puissances extérieures, qui ont été aidées par cette minorité par intérêt de classe. En résumé, toute référence à un passé peu glorieux est vue comme une menace.

Les génocides ou massacres de masse peuvent être niés sur le moment, effacés ou euphémisés par la terminologie employée. Dotés d’une conscience morale et souvent cultivés, les bourreaux vont s’inventer des justifications. Gilles Karmasyn, responsable du site PHDN (« Pratique de l’Histoire et des dévoiements négationnistes »), a pris l’exemple des Einsatzgruppen, unités mobiles de tueries ayant exterminé les juifs sur les territoires de l’ex URSS lors de la « Shoah par balles ». La correspondance des exécutants et de leurs commandants était imprégnée d’une vision du monde rendant l’extermination « juste ». Tous percevaient les juifs comme une menace. Et les assassinats d’enfants furent vécus comme une nécessité « car ils pourraient venger leurs parents ».

L’effet délétère des réseaux sociaux, notamment sur les plus jeunes

Il a aussi souligné que les deux avocats d’Ohlendorf – commandant de l’une de ces unités et pendu après la Guerre -, ont été et sont restés des nazis, propageant le négationnisme. Le parallèle peut aussi être fait avec Alain Soral, qui a diffusé une photo de lui portant un tee-shirt avec l’inscription « La prochaine fois il y en aura », sous-entendu un véritable génocide. Michaël Prazan – écrivain, réalisateur et spécialiste des mouvements radicaux – a évoqué deux faits historiques largement oubliés. D’abord le massacre de Nankin commis par l’armée japonaise en 1937, dont le bilan se situe entre 200.000 et 300.000 morts et qui reste largement nié au Japon. A la recherche de soldats chinois camouflés dans la population de la ville, à l’époque capitale du pays, ils vont vite commettre des massacres de masse. La presse japonaise fit alors du négationnisme en direct, en présentant ces soldats japonais comme des héros. Les massacres furent camouflés par des euphémismes comme « nettoyage » et « pacification ». Quelques années plus tard, et cette fois sur les territoires soviétiques évacués progressivement suite à l’avance de l’armée rouge, les nazis lancent une opération spéciale afin d’ouvrir les fosses contenant les centaines de milliers de victimes fusillées lors de la « Shoah par balles » : la destruction des corps, massive mais restée inachevée, était aussi du négationnisme en temps de guerre.

En conclusion, quel est aujourd’hui l’impact des discours négationnistes ? Rudy Reichstadt, fondateur et animateur du site Conspiracy Watch, et Emmanuel Rivière, directeur des études internationales à l’Institut Kantar Public, ont commenté une série d’enquêtes réalisées ces dernières années. On peut dire qu’il s’agit d’un discours résiduel car ceux qui disent à propos de la Shoah « qu’on a beaucoup exagéré sur les chiffres » ne sont que 2%, et ceux qui croient en une invention totale moins de 1%. Mais d’autres éléments interrogent et peuvent inquiéter. Plus on croit en des théories du complot diverses, plus on a de chances de devenir négationniste. Leur pourcentage est plus élevé dans les jeunes générations et un quart des moins de 25 ans pensent que le massacre de Boutcha en Ukraine est une « mise en scène » ! Clairement, il y a un effet délétère des réseaux sociaux.

Valérie Igounet, historienne, spécialiste du négationnisme et de l’extrême-droite, n’est pas du tout optimiste. Elle rappelle qu’à la base de la négation de la Shoah, il y a le mythe du « complot sioniste mondial » : or, d’après une enquête d’opinion récente, 20% des Français y croient. Ce n’est pas un discours neutre politiquement, et ce n’est pas un hasard si l’électorat du Rassemblement National y est le plus sensible. Ce discours s’articule sur l’inversion victimaire avec les juifs, inversion où les Allemands ont été d’abord présentés comme les vraies victimes (cf. Maurice Bardèche en 1948) ; puis à partir de 1967, avec les Palestiniens présentés comme des vraies victimes d’un génocide ; François Duprat, un des fondateurs du Front National, a développé ce discours, avec en parallèle la négation de la Shoah.

Jean CORCOS

(23/03/23)