L’Espagne, en pleine transition vers un nouveau système partisan ?

Après deux élections législatives et l’implosion (octobre 2016) du Parti Socialiste, l’Espagne se dirige vers une recomposition de son espace politique. Joël Le Deroff, dans l’analyse « L’Espagne en transition vers un nouveau système partisan », publié par la Fondation Jean Jaurès, démêle les dynamiques actuelles d’un pays en pleine mutation : le bipartisme est-il coulé ? Peut-on concevoir la reconfiguration d’un nouveau bipartisme ou s’agit-il plutôt de la consolidation d’un système multipartiste ? Décryptage.

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La crise économique, le plan du gouvernement socialiste pour sauver les caisses d’épargne, l’augmentation de la dette et du déficit, donc la politique d’austérité : un cocktail fatal pour les socialistes. C’était 2009.

Puis le Parti Populaire (droite), qui cultivait l’image de bon gestionnaire des comptes publics, a gagné en 2011 les élections générales avec une majorité absolue. Les protestations des « indignés », classés à gauche, y avaient contribué car beaucoup d’entre eux avaient divisé le vote à gauche. Suite à la défaite du Parti Socialiste (PSOE), un nouveau compétiteur à gauche était né : Podemos.

À droite, une politique inverse aux promesses électorales de 2011 et les scandales de corruption qui se sont accumulés à la une des journaux ont favorisé l’émergence d’un parti au centre : « Ciudadanos – Nous Citoyens ». C’était début 2015.

En décembre 2015, le Parti Populaire (PP) a réussi à gagner les élections: pourtant, l’Assemblée nationale espagnole ressemble aujourd’hui à un tableau de Picasso, remplie de couleurs différentes, celles des deux forces traditionnelles, des deux forces nouvelles et de plusieurs petits partis régionaux. Il y a cinq ans, le Parti Populaire s’imposait comme un véritable parti dominant mais, tel que Le Deroff le démontre, aux élections de décembre 2015, pour la première fois depuis le début de la démocratie espagnole, « le total de voix cumulé par les deux grands partis diminuait, créant un espace pour des forces tierces ». De 2008 à 2015, PP et PSOE ont perdu un tiers de l’électorat.

A l’issue des élections de juin 2016, « le PP diminue mais appuyé par Ciudadanos et servi par les crises qui secouent le PSOE et les autres formations de gauche depuis l’été, semble finalement prêt, après près d’un an d’instabilité, à se succéder à lui-même au gouvernement ». S’est-il sauvé de la sanction électorale attendue en raison de la corruption qui touche ce parti ?

Le PP, vainqueur ou sauvé par la loi électorale ?

S’il est vrai que le PP a fait un bon score aux élections, force est de constater qu’il a été sauvé par sa discipline de vote. En décembre 2015, rappelle Le Deroff, il a subi la plus grosse perte de voix jamais enregistrée par un parti entre deux élections : 3,5 millions de voix et 16 points en pourcentage, « légèrement pire que l’effondrement du PSOE en 2011 ». Ces résultats étaient en fait annoncés par les élections municipales et provinciales, où le PP avait perdu ses villes historiques (Madrid, Valence et Séville) et certains fiefs régionaux, comme la communauté de Valence.

Malgré le blocage politique, le PP semble pourtant résister avec force. Joël Le Deroff analyse les deux facteurs, presque mécaniques, qui expliquent la relative victoire du parti. D’un côté, l’incapacité des leaders des autres formations à s’entendre entre eux, une carte jouée par Mariano Rajoy, qui n’a pas eu tort : l’option d’un accord entre les libéraux, les socialistes et Podemos n’a pas été politiquement possible ; le PSOE et Podemos sont par ailleurs en conflit et se disputent la domination de la gauche. Le PP a aussi bénéficié à plein de la loi électorale espagnole, proportionnelle dans le cadre des 52 circonscriptions provinciales. Très faible dans les grandes villes, il est largement premier dans de nombreuses circonscriptions peu peuplées de Castille et du centre. Le décalage est fort : en juin, 40% des députés représentaient en réalité 33% des voix.

Le PSOE coupé en deux

Assiégé à gauche par Podemos, le PSOE en décembre obtenait son plus faible nombre de voix depuis les élections de 1977. Il était resté de justesse le premier parti de la gauche. Pedro Sánchez, alors le leader du parti, propulsé par le renoncement de Mariano Rajoy à briguer l’investiture, a tenté le tout pour le tout en essayant de devenir Président. Il a échoué mais a refusé d’investir Mariano Rajoy, qui était à son avis « le responsable politique ultime de la corruption au sein son parti ».

Après les élections de juin 2016, il a encore tenté la formation d’un gouvernement alternatif car, disait-il, 13 millions de voix en faveur du changement (faisant référence aux votes du PSOE, Podemos et Ciudadanos) faisaient plus que 8 millions de voix (pour le PP) en faveur de la continuité.

Même si les bases du parti semblaient le soutenir, une rébellion des « barons », les leaders régionaux du parti socialiste, l’ont arrêté en octobre dernier, en l’obligeant à présenter sa démission. Ils argumentaient qu’en ayant eu le pire score de son histoire, il était impossible pour le PSOE de construire une coalition alternative, l’option la plus cohérente étant de s’abstenir et de laisser gouverner Mariano Rajoy.

Mariano Rajoy a pu ainsi revenir à la tête d’un gouvernement, grâce à l’abstention d’une partie des socialistes à l’Assemblée. Pourtant la guerre est ouverte, beaucoup d’électeurs et de militants socialistes soutiennent toujours Pedro Sánchez, qui se présentera sans doute aux prochaines primaires du parti pour faire valoir son leadership face à Susana Díaz, favorable à l’élection de Rajoy et à l’ouverture d’une période de réflexion au sein du parti.

Une seule chose est claire : la gauche recule électoralement et se recompose. La droite maintient son électorat, divisée entre le PP et Ciudadanos, un parti né pour réformer le grand parti de la droite, pour ensuite disparaître. Le PSOE devra se confronter à ses propres contradictions et à la désillusion provoquée par son abstention, propulsant Podemos, qui pourrait devenir le nouveau parti hégémonique de la gauche. Surtout si Podemos arrive à résoudre ses propres débats internes entre la ligne la plus centriste et la plus à gauche, représentées respectivement par Íñigo Errejón, le numéro deux, et Pablo Iglesias, le leader actuel. En tout cas, il semble que le PP restera très probablement le grand parti d’Espagne pour le temps à venir, en attendant les prochaines élections.

Rafael Guillermo LÓPEZ JUÁREZ

(octobre 2016)

Pour aller plus loin :

► Lire l’analyse complète

Catalogne-Espagne : une certitude et trois points d’interrogation (par Dídac Gutiérrez-Peris et Lucie Solem, Fondation Jean-Jaurès)

► Espagne : bataille pour l’hégémonie à gauche (Fondation Jean-Jaurès)

► Comprendre la situation politique en Espagne (Fondation Jean-Jaurès)