Les leçons pour la France de la réforme du marché du travail espagnol

La réforme du marché du travail espagnol de 2012 a été très ambitieuse. Suivant les indications de Bruxelles, cette nouvelle législation visait à résoudre les dysfonctionnements systémiques du pays. À l’occasion du quatrième anniversaire de cette réforme, Juan José Dolado, professeur d’économie à l’Institut européen de Florence, a donné une conférence à Sciences Po pour faire le bilan et en tirer des conclusions pour la France.

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Les marchés du travail en Europe du Sud sont les victimes d’une fragmentation manifeste entre, d’un côté, des travailleurs jouissant d’un contrat à durée indéterminée (CDI), très protégés, et de l’autre, des salariés disposant d’un contrat à durée déterminée (CDD), soumis aux caprices de l’économie. C’est ce que l’on connait sous le terme de « dualité » du marché de travail. Dans une conférence à Sciences Po (mi-février 2016), organisée par la Chaire Sécurisation des Parcours Professionnels, Juan José Dolado, professeur au département d’économie à l’Institut européen de Florence et à l’Université Carlos III de Madrid, a analysé les causes de cette caractéristique commune aux pays du sud, en prenant l’exemple des réformes promues en Espagne afin d’essayer d’en tirer des leçons pour la France.

Les raisons de la dualité en Europe du Sud

 L’Espagne est le deuxième pays d’Europe à souffrir d’un taux de chômage effrayant. Au premier semestre 2013, il dépassait 26% et, même s’il a commencé à reculer, il persiste à 20,9% (dernier trimestre 2015). Dans d’autres pays d’Europe du Sud, la situation est aussi inquiétante : la Grèce compte un chômage à 24% et le Portugal et l’Italie sont au-dessus de 10%, tout comme la France. Ces pays souffrent, chacun à sa manière, de grosses dysfonctions dans leurs marchés du travail.

Pour déterminer les causes, selon Dolado, il faut remonter dans l’histoire. Pour lui, l’une des raisons du dualisme des marchés du travail espagnol, grec et portugais peut se retrouver dans la nature autoritaire des régimes de ces pays pendant la seconde moitié du vingtième siècle. La nécessité de maintenir la paix sociale avait façonné une législation très stricte en matière de protection de l’emploi, aux dépens de la productivité et ayant comme conséquence la généralisation de faibles revenus. Lors de leurs transitions démocratiques, en raison de la présence d’une forte résistance de la part des syndicats, qui visaient à protéger les acquis obtenus, peu de réformes, toujours cosmétiques, ont été mises en œuvre. Les dysfonctionnements ont ainsi perduré.

Même si le contexte historique français est différent, la structure de son marché du travail n’est pas moins rigide que celle des pays du Sud. D’après Dolado, la grande vague migratoire de l’Algérie vers l’Hexagone au début des années soixante a inévitablement amené une réduction progressive du salaire moyen suite à l’augmentation du nombre de travailleurs. Mais c’est surtout après la révolution de mai 1968 que les droits des travailleurs se sont accrus et qu’un nouveau cadre, plus protecteur, a été établi, notamment grâce à l’introduction du SMIC, ceci aux dépens du dynamisme de l’économie.

L’Espagne : la réforme de 2012

Depuis le début de la crise en 2008, la plus grande partie des victimes des licenciements de masse ont été les travailleurs disposant d’un contrat à durée déterminée. Ni le Gouvernement espagnol, ni les syndicats n’ont su arrêter cette hémorragie mais pour Dolado il fallait chercher l’explication dans la structure même de la négociation entre partenaires sociaux en Espagne : les syndicats, représentant ceux qui désormais profitent d’un poste de travail, sont moins enclins à négocier des mesures visant à faciliter l’entrée de ceux qui n’en trouvent pas. Ils se placent naturellement dans une logique de protection des conditions des travailleurs.

Pour lui, donc, si l’on souhaitait véritablement réussir à créer de nouveaux emplois et à dynamiser le système, il était urgent de repenser les ciments sur lesquels repose la structure du marché. À cette fin, les réformes possibles étaient les trois suivantes :

1/ Un changement dans la structure de négociation entre partenaires sociaux pour la décentraliser, en rajoutant des salaires plus flexibles ;

2/ Un renforcement des droits pour ceux dont le contrat était à durée déterminée, et une restriction générale du régime de ceux jouissant d’un contrat plus stable ;

3/ En finir avec cette dualité en introduisant un seul contrat à tutelles croissantes pour tout nouveau recrutement.

Le choix du Gouvernement espagnol pour sa réforme de 2012 était un mélange des deux premières options. Par exemple, il a réduit l’indemnité en cas de licenciement abusif de 45 jours par an à 33 pour les CDI et l’a augmentée de 8 jours par an à 12 pour les CDD ; il a aussi éliminé la nécessité d’une approbation préalable de la part des syndicats pour procéder à des licenciements collectifs ; et il a décrété au sein des entreprises une flexibilité interne plus aigüe, concernant les heures de travail, les salaires et la nature même du licenciement. D’autres mesures ont inclu la hausse de l’âge limite du contrat d’entraînement de 25 à 30 ans, la simplification des types de contrat et l’introduction de nouvelles allocations.

D’après Dolado, les conséquences macro-économiques ont été très positives : le PIB a joui d’une croissance de 3%, les exportations ont grimpé en flèche et la perte de l’emploi s’est décélérée. Mais il a aussi évoqué deux points faibles : une dévaluation salariale généralisée et l’augmentation flagrante des inégalités. De plus, le chiffre de chômeurs est encore supérieur à  4,760 millions. Même s’il se disait favorable à ce type de réformes, il a affirmé que le moment choisi, de totale récession, n’était pas le plus opportun et que cela a provoqué des pertes d’emplois dans les premières années de son application.

Le contrat unique : une proposition pour dynamiser le Sud européen

Dolado voyait dans la troisième option, celle d’un contrat unique à tutelles croissantes, une possible solution à la situation espagnole et européenne du Sud. Cette mesure a fait la Une des journaux espagnols lorsque le nouveau parti libéral espagnol, Ciudadanos, arrivé en quatrième position aux dernières élections législatives (décembre 2015), l’a proposé comme sa mesure phare.

En Italie, une sorte de contrat à tutelles croissantes, même s’il n’est pas unique, a été instauré en 2015 par Matteo Renzi, le Premier Ministre italien. La réforme, connu sous le nom de Jobs Act, visait à établir un système de flexi-sécurité à la danoise. Il prévoyait des incitations fiscales pour les employeurs proposant des contrats à durée indéterminée mais facilitait les possibilités de licenciement les trois premières années de l’embauche. Également, la réforme remplaçait les obligations de réintégration des salariés en cas de licenciement abusif par une indemnisation. À la fin de l’année 2015 le Gouvernement italien pouvait se réjouir d’avoir atteint un bilan positif en matière de création d’emplois car un total de 764 000 recrutements stables avait eu lieu en Italie dans l’année (la différence entre les deux millions quatre cent milles nouveaux contrats à durée indéterminée et le million six cent milles licenciements).

D’après Dolado, cette réforme aurait en Espagne le soutien de la plupart des citoyens mais il existe un refus de la part des entreprises car l’introduction du contrat unique les amènerait à payer davantage de cotisations sociales à long terme. De même, le professeur considère essentiel une réflexion profonde sur le rôle des allocations chômage car, pour lui, le facteur clé est leur durée. Il se déclare favorable à une augmentation du montant perçu par le chômeur, comme c’est le cas dans les pays nordiques, mais propose que l’aide soit versée pour une plus courte durée, afin d’encourager la recherche active d’emploi chez les chômeurs.

En France le rapport Badinter : la première pierre de la rénovation du marché du travail

En France, l’idée d’un contrat unique a survolé à plusieurs reprises le discours politique sans jamais s’imposer ni à droite, ni à gauche. Selon Olivier Blanchard, l’ancien chef économiste au Fonds monétaire international, le problème c’est le manque de confiance entre les partenaires sociaux. Lors des discussions sur les types de contrat qu’il faut instaurer, les syndicats se disent persuadés que l’on veut transformer tous les CDI en CDD et les patrons pensent que l’on veut faire l’inverse, d’où le blocage. L’un des promoteurs de la mesure dans l’Hexagone a été le vainqueur du prix Nobel d’économie en 2014, Jean Tirole. Sur le champ politique, seul Nicolas Sarkozy a repris l’idée qu’il avait déjà défendue en 2007, sans trop de succès.

Le Gouvernement socialiste, pourtant, n’est pas resté immobile : Manuel Valls annonçait en 2015 une grande réforme du marché du travail dont le premier pas devait être le rapport commandé à Robert Badinter (remis en janvier 2016). Il ne s’agissait pas d’un projet de loi mais d’une déclaration des grands principes sur lesquels devait reposer tout changement afin d’adapter la législation française à la société actuelle. Le texte était destiné à constituer le préambule du nouveau code du travail, ayant pour mission d’interpréter les règles et de les appliquer dans un objectif de simplification, car tel était le souhait unanime des neuf membres du comité consulté.

Le texte évoque l’importance du dialogue social. Il vise à protéger les salariés contre les licenciements abusifs, il consolide la fixation au niveau national du salaire minimum et la durée normale de travail. Étant une déclaration de principes, aucune mention ne peut anticiper les mesures éventuelles du Gouvernement pour faciliter l’entrée dans le marché de ceux qui, de nos jours, cherchent un emploi sans parvenir à le trouver. Cependant, un élément semble très clair en lisant le rapport : la primauté du contrat à durée indéterminée sur toute autre forme envisageable.

Pour cela, il semble que la discussion restera ouverte très longtemps en France. Même si la balle, pour l’instant, est dans le camp du Ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social, Myriam El Khomri, qui doit présenter au premier semestre de 2016 ses propositions pour dynamiser le marché du travail français.

Rafael Guillermo LÓPEZ JUÁREZ

(février 2016)

 

Pour aller plus loin :

► Le taux de chômage à 10,4% dans la zone euro  (02.02.16), communiqué de l’Eurostat 

► Les dessous du succès de l’Espagne sur l’emploi (02.02.16), article écrit par Romaric GODIN, publié par EurActiv.fr en partenariat avec La Tribune

► Les récentes réformes du marché du travail en Europe du Sud : leçons d’Espagne (10.02.16), conférence à Sciences Po par Juan J. Dolado, (en anglais)

► Moving Towards a Single Labour Contract : Transition Vs. Steady-State (décembre 2015), par Juan José DOLADO, Étienne LALÉ et Nawid Siassi (en anglais)

► Coût d’opportunité des politiques d’emploi en France : ce qu’on pourrait faire de mieux au même prix (janvier 2015), par Clément CARBONNIER, Bruno PALIER, Chloé TOUZET et Michaël ZEMMOUR, publié par le Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences Po

► Réforme du marché du travail : 4 questions à Frank Morel – Via l’Institut Montaigne

Le contrat unique expliqué (I), par Juan José DOLADO (en espagnol)

►Réformes du marché du travail en Europe : focus sur l’Espagne (avril 2016), article écrit par Blanche LERIDON, de l’Institut Montaigne