L’essayiste et économiste Nicolas Bouzou inaugure, aux « Editions de l’Observatoire », une série d’ouvrages courts sur le fameux #MondedAprès. « Inventons la mondialisation de demain » est son titre. Il répond ici aux questions de La Revue Civique, il observe que « l’actuelle récession est voulue, déclenchée pour protéger les plus vulnérables au virus, ce qui montre que notre modernité est moins inhumaine que ce que les conservateurs ont voulu nous faire croire ». Il charge aussi « les brocanteurs intellectuels » qui cherchent à « nous revendre leurs idées à peu de frais » par « une propagande entrée de gamme qui ne cherche pas à réfléchir sur ce que nous vivons mais à recycler des idées fixes ». Entretien.
-La Revue Civique : la récession économique qui s’annonce en 2020 risque d’être très forte, elle constitue « un choc brutal » a commenté le Premier ministre Edouard Philippe, qui a déclaré qu’il n’y a pas eu d’équivalent en France et dans le monde occidental depuis la deuxième guerre mondiale. Etes-vous d’accord sur ce constat, et quelles seront les conséquences (notamment sociales) d’une chute, estimée à 8% du PIB en 2020 ?
-Nicolas BOUZOU : Il faut en effet remonter à la deuxième guerre mondiale pour retrouver une baisse d’activité aussi forte et rapide. Mais ce qui est sans précédent, ce sont les raisons de cette crise. La moitié de l’humanité a fait le choix de l’humain avant l’économie. Nous avons décidé de placer l’économie en coma artificiel pour sauver des vies. La crise économique actuelle est complètement exogène. La récession des années 30 ou celle de 2008 provenaient de dysfonctionnements issus de la sphère monétaire et financière. L’actuelle récession est voulue, elle est déclenchée pour protéger les plus vulnérables au virus, ce qui montre que notre modernité est moins inhumaine que ce que les conservateurs ont voulu nous faire croire.
Nous devons entrer dans une »économie de la distanciation physique ». C’est un incroyable défi que l’ingéniosité humaine va relever »
En revanche, nous devons tout faire pour limiter les impacts sociaux de ce coma et pour éviter que la récession, due au confinement, ne devienne une crise économique et financière endogène et durable. C’est le rôle des politiques monétaires et budgétaires. Nous devons en outre, désormais, entrer dans une « économie de la distanciation physique » dans l’attente d’un vaccin. Il s’agit de bâtir une économie dans laquelle nous ne devrons pas être distant de moins d’un mètre. C’est un incroyable défi que l’ingéniosité humaine va relever. Nous allons beaucoup apprendre.
-Certains font beaucoup de projections sur #LeMondedApres, qui ne serait en rien comme avant, espérant une révision complète des règles du capitalisme, une meilleure prise en compte de la protection de l’Environnement et de la planète, le souhait des « relocalisations » de beaucoup d’industries sur notre territoire étant présent dans beaucoup de discours. N’y a-t-il pas beaucoup d’illusions, d’utopies, voire de vraies ou fausses naïvetés, dans certains propos tenus (notamment du côté de la gauche radicale et de l’extrême droite en France) sur une hypothétique « dé-mondialisation », sachant que des puissances comme la Chine ou l’Inde ne sont pas prêtes à stopper leur développement ?
-Si le monde d’après c’est celui de la décroissance, de la démondialisation et de l’arrêt des mobilités, nous y sommes depuis le début du confinement et c’est une catastrophe pour les plus fragiles d’entre-nous. Il contente peut-être certains bourgeois des grandes villes mais c’est, pour la plupart de nos concitoyens, un monde de souffrance psychologique et ce sera demain un monde d’appauvrissement et de souffrance sociale inédite qui renforcera les inégalités. Comme citoyen, je n’en veux pas.
La crise permet aux brocanteurs intellectuels de nous revendre leurs idées à peu de frais. Une propagande entrée de gamme ne cherche pas à réfléchir sur ce que nous vivons mais à recycler des idées fixes »
Pourtant, la crise actuelle est très grave et doit ébranler certaines de nos certitudes. A titre personnel, je n’avais pas suffisamment mesuré à quel point nos chaines de valeur pouvaient être déstabilisées par une épidémie. Nous devons relocaliser certaines productions et surtout diversifier nos approvisionnements et relancer un grand plan européen de réarmement industriel.
La crise actuelle permet aux brocanteurs intellectuels de nous revendre leurs idées à peu de frais. J’ai entendu parler d’un « virus néolibéral », d’une « punition de la nature », de l’urgence d’instaurer un revenu universel ou de rétablir l’ISF. Tout ceci relève d’une propagande entrée de gamme qui ne cherche pas à réfléchir sur ce que nous vivons mais à recycler des idées fixes.
La mondialisation est un acquis culturel, un marqueur de maturité civilisationnelle. Il ne s’agit pas de lui tourner le dos mais de corriger ses dysfonctionnements ».
-La production et la consommation ayant brutalement chuté en France et ailleurs dans le monde confiné, quelles doivent-être, selon vous, les principales priorités actuelles, du point de vue économique et financier : la relance doit-elle passer par un dopage de la demande (par la hausse des dépenses publiques et de l’endettement de l’Etat, comme les premières décisions l’ont acté) ? Dans quelle limite, dans le temps, une telle relance vous semble-t-elle tenable ?
La mondialisation est un acquis culturel qui est un marqueur de maturité civilisationnelle. Il ne s’agit pas de lui tourner le dos mais de corriger ses dysfonctionnements économiques et financiers, en concevant des politiques industrielles, en établissant une taxe carbone aux frontières de l’Europe et en renforçant les institutions multilatérales.
-Nous sommes actuellement confrontés à une crise de sous-production qui va durer. Certains commerces vont rester fermer plusieurs mois et tous les pays ne vont pas déconfiner en même temps. L’offre va donc rester contraintes plusieurs mois. La priorité est donc de maintenir notre système productif et de protéger le capital humain. Concrètement, il faut éviter les faillites, aider les indépendants et former les salariés.
Une épargne de précaution liquide empêchera la reprise. Il faudra déclencher la consommation, et aider l’investissement»
Dans le même temps, l’épargne des ménages explose car la baisse de la consommation est plus forte que celle des revenus. Cette épargne forcée risque de devenir une épargne de précaution liquide qui empêchera la reprise. A ce moment-là, il faudra déclencher la consommation, peut-être en baissant la TVA pendant un temps très limité. Il faudra aussi aider l’investissement des entreprises, par exemple en mettant en place un suramortissement fiscal. Ces politiques sont nécessaires et elles augmentent considérablement l’endettement public. Cet endettement public peut être soutenable si nous parvenons à retrouver une croissance forte pendant longtemps et si la Banque Centrale Européenne en monétise une partie, ce qu’elle a commencé à faire.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(21/04/20)