« Il faut expérimenter une démocratie de proximité, conviviale et itinérante »: Frank Escoubès (auteur de « Pop démocratie)

Frank Escoubès, co-fondateur de bluenove et auteur de Pop démocratie (éd de L’Aube), est engagé dans la promotion de diverses formes de participation des citoyens à la chose publique. Il répond aux questions de La Revue Civique.

-La Revue Civique: nous constatons, depuis des années, une désaffection, fatigue ou sorte de désenchantement, démocratique. A quoi l’attribuez-vous principalement ?

-Frank ESCOUBES: Les crises se succèdent à un tel rythme que l’impression rétinienne donne le sentiment d’un mouvement continu. Or, une crise est censée – par sa nature même – être temporaire. On peut donc se demander s’il faut parler de « crise » ou de « faillite ».

La crise démocratique la plus visible, et probablement l’une des plus pérennes, est celle de la représentation. Tout a été dit sur ce sujet : citoyen mal représenté par des élus nationaux « qui ne lui ressemblent pas », sentiment de « trahison », permanence d’une accusation de corruption et d’avantages indus des élites, etc. A cet excès de défiance du citoyen, il faut rajouter un excès de confiance en soi du citoyen, persuadé qu’il a raison sur tout quand le politique est par définition incompétent.

Crise de l’action publique, ensuite : on ne peut que faire le constat depuis des décennies de l’impuissance publique face aux grands problèmes sociétaux, de la gestion de la transition écologique à la protection du pouvoir d’achat, de la préservation du système de santé à l’amélioration du système éducatif, de la lutte contre le chômage à la gestion migratoire. Aux mêmes maux la même incurie.  

Crise de la liberté d’expression, assurément : les territoires perdus du débat public ne font qu’accroître leur ombre portée. Il est aujourd’hui quasiment impossible en France d’avoir un débat public serein sur l’immigration, le nucléaire ou la sécurité. Selon un témoignage récent du professeur en sciences de l’éducation Ismaïl Ferhat, depuis 1989, « dans le débat public, dès qu’on lie laïcité, islam et droit des femmes, toute rationalité est perdue. »

L’usage du 49.3 et du 47.1 lors de la réforme des retraites aura instillé dans l’esprit de nombreux citoyens l’idée d’une crise institutionnelle. Force est de constater, à ce titre, que les évolutions récentes des institutions n’ont pas apaisé le débat (quinquennat, non cumul des mandats, etc.).

Quelle sera la prochaine crise démocratique ? Gageons qu’elle touchera la démocratie participative, qui joue ses dernières cartouches après le Grand Débat, la Convention Citoyenne et le Conseil national de la refondation (lequel est passé intégralement sous les radars médiatiques). Le préférendum pointe son nez. Saura-t-il rattraper les erreurs passées ?

« Pas de sortie par le haut sans une implication croissante

des citoyens dans la vie publique »

-Quel type d’initiatives préconisez-vous, de la part des pouvoirs publics et du Gouvernement, pour sortir de l’anémie démocratique et enrayer la montée des défiances ?

-Il n’y aura pas de sortie par le haut sans une implication croissante des citoyens dans la vie publique. On a historiquement consulté (Grand Débat), sans résultat politique. On a ensuite co-construit (Convention Citoyenne pour le Climat), avec le détricotage des réformes que l’on sait. On va bientôt co-décider (préférendum ou référendum multiple), sans trop savoir ce que cette nouvelle modalité peut entraîner comme biais électoral. On aura donc continuellement hésité sur le rôle du citoyen : simple témoin exprimant des doléances ? Partie prenante de la conception des solutions ? Décideur en dernier ressort ? Notons que le rôle de co-acteur de la mise en œuvre, qui en théorie viendrait compléter les trois rôles qui précèdent, n’a jamais été encore tenté. Il manque donc à ce puzzle un souci de cohérence. Car le citoyen actif de demain est tout cela à la fois, même si chacun d’entre nous n’a pas vocation à jouer successivement les quatre rôles évoqués. Mais il est important que certains d’entre nous interviennent à chaque étape :

  • Le plus grand nombre, y compris les citoyens les plus éloignés de la vie publique, au stade du diagnostic (la consultation)
  • Ceux qui sont les plus concernés (et donc les plus informés) au stade de la conception des politiques (la co-construction)
  • Un échantillon représentatif de la population française au stade du choix entre plusieurs options (la co-décision).

Une certitude : pour enrayer la montée des défiances, il faut imaginer un système de démocratie participative qui permette au citoyen impliqué d’avoir un impact direct sur les arbitrages politiques finaux. Par exemple au travers de commissions mixtes parlementaires, qui assureraient une représentation citoyenne directe dans l’hémicycle. Sans être une démocratie directe, la démocratie de demain sera une démocratie désintermédiée, c’est-à-dire ayant une vie à côté des corps intermédiaires.

-Le problème n’est-il pas aussi culturel en France, la culture politique, entretenue pour partie par les citoyens eux-mêmes dans leurs attentes concernant « l’Etat-providence », étant historiquement verticale ? N’est-ce pas une révolution culturelle, impliquant les citoyens dans la prise en charge (horizontale) de responsabilités, qu’il faudrait opérer ?

-Imaginer les mêmes actions en anticipant des résultats différents est la définition même de la folie selon Einstein… Le décalage est flagrant entre la fragmentation des postures citoyennes (il n’existe plus de grande classe moyenne homogène, ni de discipline électorale incitant à voter à gauche ou à droite de père en fils) et la figure unique du citoyen-électeur dans une démocratie électorale-représentative. Le Grand Débat National a prouvé que les avis des citoyens sont intrinsèquement trans-partisans et qu’il n’existe plus de correspondance entre les lignes idéologiques claires d’un parti politique et les préférences citoyennes. En d’autres termes, il n’existe plus d’opinion citoyenne chimiquement pure, parfaitement écologique, parfaitement conservatrice, parfaitement progressiste.

Il faut donc faire sortir la politique de l’emprise des partis, qui deviennent au mieux des coquilles vides, au pire des bulles de radicalité en suspension dans les airs. Il est également temps d’accepter que la démocratie ait un avenir en dehors des limites du Gouvernement et du Parlement. La solution ? Désinstitutionnaliser la vie démocratique, en faire un objet culturel.

Car la démocratie – au travers de ses rituels républicains (campagne, débats télévisés, sondages, temps de parole, etc.) – est devenue un objet froid, distant, technique, bavard et rébarbatif. Il s’agit donc d’opérer deux changements majeurs :

« La démocratie doit faire sa révolution des lieux

et l’imaginer hors les murs »

Première mutation : la démocratie doit s’appuyer sur la pop culture pour se rapprocher des citoyens. Cette culture qui est comprise de tous et aimée par tous, celle des séries télé, du cinéma, de la BD, de la littérature engagée, de la musique, de l’humour, des festivals, de la photo, etc. Car la pop culture est une forme de pré-politique qui forge une « attention » au monde et une conscientisation des problèmes de société. Elle nous fait prendre conscience que ce que nous vivons dépasse notre situation particulière (@metoo et les violences sexuelles…). Et elle nous aide à intérioriser, par les ressentis et les émotions, un problème social que nous ignorons faute d’y être exposé (la condition des migrants, les discriminations, les maladies mentales, etc.).

Deuxième mutation : la démocratie deviendra culturelle lorsqu’elle aura fait sa révolution des lieux. Il faut l’imaginer « hors les murs », loin des bâtiments institutionnels, faisant l’école buissonnière. Concrètement, il s’agirait d’ouvrir partout sur le territoire des petits « corners » de la démocratie, partout où les gens vivent, travaillent, se déplacent, se divertissent : centres commerciaux, gares, parcs urbains, places publiques, bureaux de poste, Maisons France Services, tiers lieux, cafés, librairies, cinémas, clubs de sport, maisons de retraite. Cette ubiquité permettrait de recréer la profusion et l’exubérance des « territoires des premières heures », ceux du Do-it-yourself, des radios pirates ou des débuts de l’internet. On ferait alors l’expérience d’une démocratie de proximité, conviviale, frugale et itinérante.

 » On ne peut sous-estimer les risques de sécessions

citoyennes toujours plus radicales

-Quels sont selon vous les risques encourus, en France, si des innovations démocratiques ne voient pas rapidement le jour ?

-Le premier risque est bien entendu celui d’une dépolitisation. L’abstentionnisme bat record après record et les jeunes générations hésitent aujourd’hui entre bifurcation, engagement alternatif ou pur désintérêt. Le magazine Marianne titrait déjà en 2022 : « La France qui s’en cogne ».

Par ailleurs, depuis les gilets jaunes, on ne peut sous-estimer les risques de sécessions citoyennes toujours plus radicales, qui créent une forme inédite « d’impeachment » à la française : c’est dorénavant la peur des émeutes qui dicte l’agenda politique. Selon une étude de l’Institut Montaigne sur les jeunes, 22% se considèrent « révoltés », en faveur d’un changement radical, et 13% sont qualifiés « d’intégrés transgressifs », tolérants à l’égard des comportements violents.

Il y a près de vingt ans, l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon théorisait le concept de contre-démocratie dans une société de la défiance, avec l’éveil de nouveaux citoyens en opposition au modèle de démocratie électorale-représentative : les citoyens-juges (qui intentent une action en justice contre l’État Français pour inaction en matière climatique), les citoyens-surveillants (qui se transforment en lanceurs d’alertes), et les citoyens proactifs (qui organisent des primaires populaires en faisant fi des initiatives officielles). Il faut constater avec Pierre-Henri Tavoillot que le peuple-roi est devenu un acteur politique, et qu’il est inconcevable, si ce n’est suicidaire aujourd’hui, de le mépriser ou de l’ignorer.

(04/10/2023)