Notre interview de Rudy Reichstadt, rédacteur en chef du site Conspiracy watch, suite à la vaste étude d’opinion de l’IFOP (janvier 2018) sur le complotisme dans l’opinion en France, à laquelle il a co-participé avec la Fondation Jean Jaurès. Nos questions ont porté sur le degré d’absurdité ou au contraire sur des aspects apparemment vraisemblables de certains thèmes utilisés par les complotistes, sur l’histoire du conspirationnisme et l’étude comparée du phénomène suivant les civilisations (occidentale et islamique notamment), et enfin sur les liens entre le complotisme et l’endoctrinement djihadiste. Rudy Reichstadt est co-auteur avec Georges Benayoun du documentaire « Complotisme. Les alibis de la terreur », (France 3 le 23/01/18 à 23h20).
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La Revue Civique : toutes les théories du complot, évoquées lors de l’étude IFOP pour Conspiracy watch « Enquête sur le complotisme », se valent-elles en degré d’irrationalité ? Plus précisément, l’idée selon laquelle les puissances d’argent font pression sur les médias et en contrôlent parfois la ligne éditoriale, est-ce aussi absurde que de dire que « la Terre est plate », pour ne citer que ces deux exemples énoncés dans l’étude d’opinion ?
Rudy REICHSTADT : La question que vous soulevez renvoie à une objection qui est faite de manière récurrente à ceux qui entreprennent de critiquer le complotisme. Pour prendre deux autres exemples particulièrement contrastés, je dirais qu’il y a naturellement une différence entre croire que des reptiliens humanoïdes dirigent le monde en secret et penser que Lee Harvey Oswald n’est pas le seul auteur de l’assassinat du président Kennedy. Toutefois, sous le prétexte que ces deux propositions ne sont pas également irrationnelles – ce que personne ne peut sérieusement contester –, certains croient pouvoir en conclure que les rassembler sous la catégorie de « théorie du complot » serait dénué de sens.
A cela, je répondrais que, si certaines « théories du complot » sont tout à fait vraisemblables, la vraisemblance n’est pas et n’a jamais été un critère qui entre dans la définition d’une théorie du complot. Beaucoup d’énoncés peuvent parfaitement avoir les apparences de la vérité sans être vrais pour autant. Ce sont même, précisément pour cette raison, les plus toxiques. Comprenez bien qu’un complot imaginaire ne cesse pas de l’être parce qu’il est vraisemblable. Que Barack Obama ne soit pas né sur le territoire américain, comme l’en ont longtemps accusé certains de ses opposants – les « Birthers » –, est plus vraisemblable que, par exemple, l’affirmation selon laquelle on nous cache l’existence des licornes. Pourtant, jusqu’à preuve du contraire, aucun de ces deux énoncés n’est vrai.
Une « véritable mentalité complotiste »
Une théorie du complot est toujours, par définition, une accusation sans preuve. On pourrait naturellement élaborer une typologie qui classerait les théories du complot selon leur degré de vraisemblance, en distinguant des théories de basse et de haute intensité. On pourrait aussi les classer selon leur degré de nocivité, ce qui serait encore une autre manière de procéder. Il n’en demeure pas moins que les études disponibles suggèrent l’existence d’une véritable mentalité complotiste et que plus vous croyez à des théories du complot et plus vous avez de chances de croire à de nouvelles théories du complot.
Y a-t-il une spécificité des théories du complot de notre époque par rapport aux théories du complot des époques précédentes que vous avez évoquées (chasse aux sorcières, complot des jésuites au sein de l’Église, etc.) ? Est-ce un phénomène purement contemporain avec des spécificités propres à notre époque, ou bien peut-on noter une continuité du conspirationnisme à travers les âges, dans ses thèmes et dans la façon dont il se manifeste dans la société ?
Le mythe de la « conspiration jésuite » ne suscite plus guère de fantasmes mais celui du « complot juif mondial » ne cesse de se renouveler. Ainsi, le complotisme prend des formes très différentes dans le temps et dans l’espace, mais sa structure discursive offre une étonnante stabilité : une « vision policière de l’histoire » (Manès Sperber), qui fait voir des signes y compris là où il n’y en a pas, associée à une « causalité diabolique » (Léon Poliakov), qui identifie une source unique au mal. Je crois que nous sommes face à un phénomène effectivement très ancien, dont les causes doivent être analysées aussi bien à la lumière des sciences politiques et sociales que de la psychologie.
« Arrivent des générations plus perméables »
Nos sociétés démocratiques modernes ont jusqu’à aujourd’hui réussi peu ou prou à le contenir dans des limites acceptables mais nous avons des raisons d’être préoccupés pour l’avenir. Nous voyons arriver des générations plus perméables que leurs aînés à cette vision du monde. Cela n’est bon ni pour la démocratie, ni pour notre capacité collective à vivre en société et à faire nation, ce qui suppose de partager un « monde commun » pour reprendre la belle expression de Hannah Arendt.
Parmi les djihadistes français ayant rejoint l’État islamique (environ 2.500), dans quelle mesure selon vous peut-on estimer que le conspirationnisme est la cause les ayant fait basculer sur cette voie ? En d’autres termes, est-ce la cause principale, quelles sont les thèses dominantes dans ces milieux, et quelle est la proportion enrôlée dans les rangs de Daech avec comme « item » dominant une motivation basée sur un postulat complotiste ?
Il faut commencer par rappeler un fait majeur : la doctrine djihadiste est basée sur la conviction qu’il existe, depuis l’époque même du Prophète il y a quatorze siècles, un vaste complot des Juifs et des Croisés pour anéantir l’islam.
Ensuite, ce que nous rapportent ceux qui travaillent avec des jeunes « radicalisés », c’est que le complotisme est omniprésent dans leur discours. Le complotisme est-il la cause principale de la radicalisation djihadiste ? Je ne crois pas qu’on puisse l’affirmer. Le processus conduisant un jeune Français à vouloir partir en Syrie pour rejoindre les rangs d’une secte barbare ayant pour but de rétablir le Califat repose sur une pluralité de facteurs. Mais le complotisme y joue indéniablement un rôle dans le sens où il fournit une justification intellectuelle au terrorisme. Les djihadistes semblent en effet persuadés d’agir en état de légitime défense. La théorie du complot neutralise la mauvaise conscience qu’ils pourraient éprouver au moment de passer à l’acte criminel.
« Certains thèmes font le tour du monde… »
Enfin, les théories du complot diffèrent-elles selon les civilisations ? Y en a-t-il certaines propres à l’Occident, et d’autres au Monde musulman ?
On constate en effet des différences culturelles en matière de complotisme, au sein même du monde occidental. Un Polonais et un Serbe ne sont pas du tout exposés ni sensibles aux mêmes théories du complot, ne serait-ce que du fait de l’histoire de leurs relations respectives avec la Russie par exemple. Chinois et Égyptiens ne sont pas également sensibles au mythe du « complot sioniste mondial ». En Algérie, l’idée que la France, ancienne puissance coloniale, tente de déstabiliser le pays, ressurgit périodiquement. Quant à la France, on y trouve peu d’adeptes de la thèse du « complot reptilien »… Cela étant, dans un monde globalisé où l’information circule en quelques secondes à l’échelle de la planète, ces différences culturelles tendent à s’estomper. Certains thèmes complotistes font le tour du monde avant de commencer à être réfutés. C’était déjà vrai dans les années trente, lorsque certains auteurs estimaient que Les Protocoles des Sages de Sion – un faux antisémite décrivant un plan de domination du monde par les Juifs – constituait le livre le plus diffusé en Europe après la Bible.
Propos recueillis par Théo LABI
(janvier 2018)
Le documentaire « Complotisme. Les alibis de la terreur », co-réalisé par Rudy Reichstadt et traitant des liens entre complotisme, antisémitisme et islamisme en France, diffusé sur France 3 le mardi 23/01/2018 à 23h20, est disponible en libre accès et en intégralité sur Youtube, et également ci-dessous:
En savoir + :
- Notre synthèse sur le film documentaire « Complotisme. Les alibis de la terreur », co-réalisé par Rudy Reichstadt, et du débat qui s’en est suivi à la Fondation Jean Jaurès
- Site internet de la Fondation Jean Jaurès
- Site internet de Conspiracy watch
- Synthèse par La Revue Civique des résultats alarmants de l’enquête d’opinion de la Fondation Jean Jaurès et de Conspiracy watch sur l’étendue des différentes thèses complotistes dans l’opinion en France