Jonathan Curiel : les galères de la « génération CV »

Jonathan Curiel

Livre paru au printemps dernier chez Fayard, « Génération CV », de Jonathan CURIEL, nous raconte les tribulations d’un jeune diplômé à la recherche de son premier emploi. Mieux que tous les articles théoriques sur le chômage des jeunes, un récit qui sonne vrai et qui tombe juste : oui, aujourd’hui on peut sortir d’une grande école de commerce et ne pas trouver de travail, alors même qu’on a respecté à la lettre toutes les étapes conseillées : envoi de CV, candidatures spontanées, utilisation des réseaux, entretiens, etc… Un récit autobiographique, qui nous parle avec justesse d’une génération qui n’a pas de rêves démesurés, juste l’espoir de « trouver sa place », qui décrit aussi avec cruauté et humour le monde merveilleux des DRH, des entretiens d’embauche et du formalisme professionnel à la française… Entrez dans la galère des jeunes, y compris quand ils sont diplômés…

______________________________

La REVUE CIVIQUE : ce livre est-il un roman, ou un récit 100 % autobiographique ?
Jonathan CURIEL :
Il est en partie autobiographique. J’ai vécu beaucoup des entretiens relatés dans le livre mais je me suis permis d’en ajouter quelques-uns et de forcer le trait sur d’autres… Le personnage principal, Clément Vialla, dont on peut suivre l’évolution psychologique au fil de pages, et donc de sa recherche d’emploi, n’est pas exactement mon double…

Pourquoi avoir voulu raconter ce parcours-là ?
Je trouvais intéressant de décrire le parcours du combattant pour décrocher un CDI. Intéressant de faire part au lecteur des coulisses des entretiens d’embauche et de certaines incohérences du marché du travail. Mieux que des courbes, des graphiques ou des statistiques sans âme, cette forme de roman-témoignage (sous une forme humoristique et un peu cynique, c’est important de le signaler…) me paraissait plus pertinente pour décrire concrètement le ressenti d’un chercheur d’emploi, les obstacles auxquels il se heurte, le rôle prépondérant des réseaux, le regard que l’on porte sur lui et sa désocialisation croissante. Caractéristiques classiques d’une recherche d’emploi, même s’il faut dire les choses clairement : la recherche d’emploi que je décris dans le livre n’est pas exceptionnelle en termes de durée et de difficulté. Elle est presque banale. Il y a des situations évidemment bien plus douloureuses et délicates à gérer. Je souhaitais simplement regrouper toutes les réflexions que l’on peut entendre, décrire différentes personnalités de recruteurs (certaines attachantes, d’autres un peu moins..), faire humer au lecteur l’ambiance de plusieurs secteurs professionnels et pointer avec légèreté certains paradoxes du marché du travail.

Votre héros est-il emblématique d’une génération ?
Oui, d’une certaine manière. C’était en tout cas le but recherché… Ses initiales sont CV (Clément Vialla). Je voulais faire de ce héros le précipité de cette génération marquée par la concurrence féroce qui caractérise l’accès à l’emploi, génération marquée par la guerre des diplômes et des CV.
Génération marquée aussi par la crise (j’en parle souvent mais j’essaie de le faire de manière humoristique dans le livre) qui laissera nécessairement des cicatrices à terme. Un jeune actif entre 25 et 35 ans aujourd’hui a passé plus du tiers de sa vie dans un climat anxiogène de « crise ». On n’en sort pas indemne.

Génération absente du débat public

Génération marquée par l’avènement des réseaux sociaux. Il faut soigner sa communication personnelle pour trouver du travail. On est aujourd’hui à la fois son propre produit, son publicitaire et son attaché de presse. Il faut se « faire valoir », faire son auto-promotion, sur les sites de réseaux, personnels comme Facebook et professionnels comme Linkedin et Viadeo.
J’ai voulu aborder un certain nombre d’éléments sociétaux concernant les jeunes : la recherche de logement, l’expatriation, la compétition entre eux, la relation avec leurs ainés, leur mode de vie…
Enfin, il me semble que l’on entend trop peu parler de cette génération. Elle est trop absente du débat public. Les quelques jeunes audibles sont trop rôdés : ils connaissent par coeur leurs « éléments de langage ». D’une certaine manière, ce sont des « jeunes-vieux »…

Vous donnez une vision assez ridicule de l’entreprise à la française, de ses codes et de ses rigidités ?
Ridicule peut-être pas, mais incohérente et paradoxale. On demande de l’expérience à des jeunes qui par définition n’en ont pas puisque jeunes…
On ne permet pas des changements de secteurs, même à un jeune âge. On vous demande d’être « opérationnel », d’apporter une valeur ajoutée immédiate, alors qu’il vous faut quelques années avant de l’être.
On condamne les généralistes qui, dans une économie de l’hyper-compétence et l’hyperspécialisation, n’ont pas vraiment leur place sur le marché. Ce qui est tout même paradoxal alors qu’on vous encourage souvent à faire des études de « généraliste » pour ne pas se « fermer de portes »…
Sont également décrits dans le livre certains codes d’entreprises comme l’utilisation abusive et un peu ridicule, je vous l’accorde, d’anglicismes ou jargons (« challenging », « proactif », « impactant »….). Formules souvent incompréhensibles qu’il est de bon ton d’utiliser à tire-larigot dans l’entreprise.
Comme l’utilisation du Powerpoint devenu le langage universel des entreprises. On pourrait souvent se contenter d’une courte note avec quelques points mais on préfère la jolie présentation Powerpoint en couleurs, beaucoup plus chronophage, mais qui fait bonne impression et gage de sérieux.

Racontez-nous l’une de vos expériences pour illustrer ces travers « à la française ».
Je me suis retrouvé face à un homme qui avait eu une carrière multiforme et de haut niveau, pleine de rebondissements, qui était totalement obnubilé par les diplômes et par la cohérence de mon CV. Deux caractéristiques très françaises. Le label et l’estampille sont primordiaux chez nous. Mais il faut y ajouter la sacro-sainte cohérence entre chaque ligne du CV. Sans cohérence, pas de salut. Lui avait manifestement le droit de passer d’un secteur professionnel à l’autre, du public au privé, de faire sauter les cloisons du privé, mais pour moi ce n’était pas possible, elles devaient absolument rester étanches.

Votre héros aurait-il eu plus de chances dans d’autres pays d’Europe ou du monde ?
Peut-être oui. Sans verser dans une vision apologétique et naïve du monde anglo-saxon, il permet tout de même plus de fluidité et de laisser la possibilité à des jeunes d’être « testés », d’être placés à des postes « transversaux » en début de carrière. Par ailleurs, les études et l’orientation, sont fondamentales mais peut-être moins décisives que chez nous. Beaucoup d’étudiants en Lettres, ou « humanities » aux États-Unis, peuvent par exemple se retrouver en marketing, conseil ou finance… On est moins marqué au fer rouge qu’en France. Autre exemple : les passerelles entre le public et le privé existent peu chez nous ; elles sont plus nombreuses ailleurs.
Ceci étant dit, on ne peut écarter le rôle de la crise économique mondiale qui, outre les cicatrices qu’elle laissera, joue un rôle majeur dans les difficultés d’accès à l’emploi pour les jeunes. D’une part, la jeunesse constitue une variable d’ajustement, l’emploi des jeunes étant plus sensible aux fluctuations économiques (« dernier arrivé, premier sorti »). D’autre part, elle conduit à une déqualification des emplois, les plus diplômés acceptant des postes occupés dans des phases de haute conjoncture par des diplômés de niveaux intermédiaires ; en fin de compte, ce sont les moins qualifiés qui pâtissent le plus de la mauvaise conjoncture.

Comment jugez- vous les discours actuels sur les jeunes et le marché de l’emploi ? Plutôt décalés par rapport à la réalité. Tous les discours sur la « génération Y », cette génération prétendument instable, zappeuse, insolente, multitâches, qui ne demande qu’à avoir du temps libre et à changer d’entreprise tous les deux ans, sont totalement à côté de la plaque. Les jeunes ne demandent qu’à s’insérer sur le marché de l’emploi, à être sécurisé. Il faut bien avoir conscience que l’obtention d’un CDI marque aujourd’hui l’entrée dans l’âge adulte pour un jeune.
Les jeunes doivent aujourd’hui répondre à un cahier des charges trop lourd : il leur faut avoir un « projet professionnel » clairement établi, avoir des expériences professionnelles en lien les unes avec les autres, empiler les diplômes, être immédiatement « opérationnel » et savoir exactement ce qu’ils veulent faire sans exprimer le moindre doute.

« Un égoïsme générationnel »

Les solutions sont-elles politiques ?
Elles sont plus culturelles que politiques. Les jeunes ont des difficultés avec le marché de l’emploi depuis les années 80. En revanche, les politiques globalement issus des générations précédentes à la nôtre ne perçoivent peut-être pas la dureté du marché du travail et la rudesse de la compétition comme la vivent les jeunes. Il en est question dans l’un des chapitres du livre : les parents du héros, désemparés, ne prennent pas la mesure des difficultés traversées car eux ne les ont pas vécues. Pas de crise à leur époque, pas de « sommet de la dernière chance » toutes les deux semaines, de problèmes de déficit, de dette et de chômage omniprésent. Leur rôle a changé d’ailleurs : les parents étaient prescripteurs par le passé ; ils sont aujourd’hui accompagnateurs. Comme un aveu de faiblesse, bien évidemment involontaire, et un signe d’impuissance face aux difficultés rencontrées par leurs enfants pour trouver du travail et s’insérer durablement sur le marché de l’emploi.

Si vous étiez nommé Ministre de l’Emploi, quelles seraient vos premières mesures ?
De faire lire Génération CV aux recruteurs ! ! ! Plus sérieusement, je ne crois pas au « conflit des générations » que certains catastrophistes nous vendent régulièrement mais il faut reconnaître qu’il existe dans l’inconscient collectif, un « égoïsme générationnel » auquel il faudra s’attaquer un jour ou l’autre. Les jeunes paient aujourd’hui pour préserver le système existant, pour les dettes de leurs ainés et souffrent simultanément de problèmes sur un marché du travail qui surprotège les 30-50 ans.

Quelle est « LA » grande maladie française en matière d’emploi des jeunes ?
Tout découle de la peur paralysante de « l’erreur de casting ». On a peur de recruter la mauvaise personne, celle qui ne correspond pas parfaitement au profil de poste préétabli. Du coup, on multiplie les filets de sécurité et on se lance dans des processus de recrutement parfois ubuesques. Peut-être qu’il faudrait s’autoriser le luxe de tester certaines personnes et de battre en brèche un certain nombre d’idées préconçues (dogme de l’expérience, de l’opérationnel, de la cohérence implacable du CV). Ensuite, les différents secteurs d’activité sont trop compartimentés en France. Il faudrait permettre aux gens, et particulièrement aux jeunes, de pouvoir changer de secteur (avec évidemment quelques principes de bon sens) pour peu que leurs activités passées ne soient pas totalement déconnectées de leurs nouveaux objectifs. Cela créerait nécessairement plus de mouvement, de fluidité, de motivation et d’envie. Les jeunes ne veulent pas bouger car ils savent justement que c’est compliqué…

Propos recueillis par Émilie AUBRY
In La Revue Civique n°9, Automne 2012)

► Se procurer la revue