Sociologue de renom, auteur de qualité, républicaine ouverte et ardente, Dominique Schnapper estime dans cet entretien à la Revue Civique que l’enjeu actuel est «de faire prendre conscience aux individus démocratiques que tenir compte du collectif ne relève pas seulement de la morale mais de l’intérêt». La fille de Raymond Aron, membre du comité de parrainage de notre revue, affirme que «le civisme est nécessaire si, nous voulons continuer à vivre dans une société démocratique, donc humaine, qui respecte les gens, n’exclut pas telle ou telle catégorie». Ce membre du Conseil Constitutionnel, qui vient de publier «Qu’est-ce que l’intégration ?» (Gallimard ; janvier 2007), ne cache pas non plus un certain pessimisme, notamment en ce qui concerne la situation des prochaines années dans les quartiers dits «sensibles».
La REVUE CIVIQUE : La nécessité du renouveau de l’esprit civique n’est-elle pas aujourd’hui proportionnelle au desserrement du lien social dans la Cité, en France comme dans d’autres sociétés démocratiques ?
Dominique SCHNAPPER : Nous assistons à une grande transformation qui remonte pour partie à la fin de l’empire soviétique. Ce qui faisait «tenir» les démocraties, et qui faisait qu’elles n’étaient pas trop infidèles à leurs valeurs – c’est-à-dire aux valeurs civiques – c’est qu’elles étaient en situation de conflit, de confrontation, de guerre (réelle et idéologique) avec le monde totalitaire communiste. Avec l’implosion de l’empire soviétique, la démocratie – spécifiquement en Europe – s’est retrouvée face à elle-même et face à ses propres démons.
En perte de repères…
Oui, en perte de repères, et finalement de ligne directrice. C’est aussi le problème de l’Union européenne. Il n’y a plus d’ennemi aux portes de l’Europe, en tout cas pas d’ennemi structuré comme l’était l’URSS avec sa puissance idéologique, militaire, politique, économique et diplomatique. Du coup, la tendance, depuis la chute du Mur de Berlin, accentuée ces dernières années, est plutôt au « à quoi bon dépasser les égoïsmes nationaux ?». Au sein des démocraties européennes, et en particulier au sein de la société française, on assiste au développement des égoïsmes individualistes et des intérêts immédiats, au détriment du civisme qui suppose la prise en compte de l’intérêt commun et de l’avenir, qui suppose que l’individu ne soit pas seulement mu par son intérêt personnel et immédiat.
Quelles sont les corrections possibles aujourd’hui de cette tendance «lourde», qui contrevient à la cohésion civique que doit pourtant rechercher toute société pour progresser et se développer ?
La grande et peut-être la seule correction possible est de faire prendre conscience aux individus démocratiques que tenir compte du collectif ne relève pas seulement de la morale – dont on sait qu’elle risque d’être peu entendue – mais de leur intérêt. En cela, le civisme est nécessaire si nous voulons continuer à vivre dans une société démocratique, donc humaine, qui respecte les gens, qui n’écrase pas les faibles, qui n’exclut pas telle ou telle catégorie. Faire prendre conscience de cette nécessité est sans doute l’un des grands enjeux actuels de la société française. Autrement dit, l’intérêt du collectif – ou du «jouer collectif» pour parler en termes sportifs – n’est pas pure contrainte, il est aussi condition de la liberté de chacun. Le respect de la Loi, le respect de l’Etat de droit, le respect des autres, ne devraient donc pas être vécus comme des contraintes mais comme la garantie d’une vie démocratique et donc comme la condition de la Liberté. C’est cela qui est très difficile, je crois, à faire passer.
Le culte du «moindre effort», dans le temps ou dans l’intensité, ajouté au culte de l’instantanéité produit aussi par l’explosion du monde de l’image, accentue la difficulté de ce message, en particulier pour des nouvelles générations qui n’ont connu ni l’emprise des autorités traditionnelles (rurales, familiales, religieuses; ce qui est d’ailleurs signe d’émancipation), ni les épreuves de la guerre, guerre réelle ou guerre froide (qui produit, au moins pour partie, des réflexes civiques face aux menaces). Cependant, l’intégration de nouveaux impératifs de vie collective peuvent voir le jour. Je pense notamment à la problématique de la «diversité» (ethnique) dans l’entreprise. J’ai été frappé, ces dernières années, pas le coup d’accélérateur qui, en France, n’est pas d’abord venu du champ de l’Etat, des institutions ou de la politique – même si celles-ci ont mis à l’ordre du jour ce sujet – mais surtout du champ de l’entreprise. Un premier groupe d’entreprises françaises, dans les années 2003-2004, ont marqué une volonté d’agir, notamment par le biais de «Charte de la Diversité», qui a été signée ensuite par plusieurs centaines d’entreprises. La question de l’intégration de la diversité n’a ainsi plus été perçue à partir d’une grille de lecture morale – celle de la bienfaisance – mais à partir d’une grille de lecture plus opérante, celle de «l’intérêt à agir», de l’intérêt pour les entreprises à s’adapter, l’immigration ayant un impact en terme d’emploi mais aussi en terme de clientèle, et donc de marché. En cela, une forme de civisme d’entreprise, qui recouvre la promotion de la «diversité», a pu être à l’œuvre davantage que par le passé.
Oui, c’est vrai. Ce qui montre qu’il n’y a pas opposition entre valeur morale et intérêt collectif.
L’économie sociale de marché a des vertus démocratiques et civiques
que n’ont pas toujours toutes les administrations publiques…
Les lenteurs semblent plus fortes au sein de l’administration publique…
Sans doute. Les sanctions de l’inadaptation sont plus fortes et plus rapides pour les entreprises que pour les administrations publiques qui, spécialement en France peut-être, sont moins concernées par le principe de réalité et les sanctions qui l’accompagnent. Les administrés, sauf en matière électorale, n’exercent pas de contrôle externe sur l’administration comme le marché exerce directement et rapidement son contrôle sur la vie des entreprises. En cela aussi, on peut dire que l’économie sociale de marché a des vertus démocratiques et civiques que, paradoxalement, n’ont pas toujours toutes les administrations publiques qui ont davantage tendance à reproduire des procédures, des normes et des habitudes hérités.
Mais d’un point de vue général, pour la société française, la pédagogie sur l’utilité de la Loi, sur la nécessité de prendre en compte l’intérêt collectif, sur le civisme, cette pédagogie là reste à faire. Elle reste même, pour partie, à mieux transmettre aux grands pédagogues que sont à la fois les professionnels de l’éducation, de la formation et des médias. Les «républicains» apparaissent comme des empêcheurs de danser en rond dans un univers d’insouciance assez généralisée. Or, il faut sans doute revenir aux fondamentaux, y compris philosophiques, et réapprendre que la Liberté, c’est à partir des contraintes de la condition humaine qu’elle s’exprime. La menace totalitaire n’est plus sur le Continent européen. D’où la difficulté de l’exercice.
Un certain « vide » ou état de «non droit», par exemple dans certains quartiers dits «difficiles» ou «sensibles», créent des tensions et parfois des violences telles qu’elles peuvent, en retour, produire certes des postures les plus réactionnaires mais aussi un sursaut de droit et un retour du «souhait d’autorité», souhait exprimé évidemment d’abord par la population de ces quartiers.
Beaucoup d’éléments d’analyses, parfois entremêlés, parfois contrastés, portent sur ces quartiers aux réalités sociales diverses et complexes. En ce qui concerne les populations issues de l’immigration, beaucoup d’entre elles proviennent de sociétés traditionnelles, contraignantes pour l’individu, autoritaires même, caractérisées par le poids parfois écrasant de la tradition, notamment celui qui pèse sur les femmes ou les plus jeunes. Parfois, le «saut» dans une société très libérale ou «laxiste» est si brutal que l’idée même de norme ou de repère en est perdue. Une majorité des personnes issues de l’immigration réussit, malgré tous les obstacles et toutes les difficultés, à s’intégrer dans la société française. Mais il y a une minorité, déstructurée, en situation de rupture avec le reste de la société et qui sombre parfois dans des logiques, auto-destructrices, de violence. Réapprendre à ces personnes le sens même de la norme et de la Loi – qui est une notion très abstraite – est difficile, cela prendra du temps. Si cela dure encore une ou deux générations, on peut voir se constituer des marginalités agressives et violentes.
Êtes-vous optimiste ou pessimiste à l’horizon des dix prochaines années, concernant ces quartiers difficiles et cette partie de la population ?
Pour les dix prochaines années, ce sera difficile car nous avons dans ces quartiers la conjugaison des problèmes sociaux et des problèmes ethniques. Les problèmes s’aggravent, s’autoalimentent, dans un véritable cercle vicieux, et deviennent particulièrement difficiles à résoudre par des institutions elles-mêmes fragilisées. Sur le long terme, je suis plutôt optimiste – c’est le fruit de mes convictions universalistes – mais sur les dix prochaines années, je suis plutôt pessimiste, du fait du risque de marginalisation d’une partie des enfants des classes populaires, dans lesquelles les enfants d’immigrés sont sur-représentés.
L’investissement des puissances publiques – État et collectivités locales – pour tenter de «refaire lien social » est donc devant nous…
Oui, il est devant nous. Les politiques publiques «générales» sont d’ailleurs, dans certains cas, insuffisantes. Par exemple, le système éducatif tel qu’il est conçu en France suppose un minimum de socialisation familiale et l’intégration d’un minimum de normes. Or, pour beaucoup de gamins, la norme de la «cité», celle où ils vivent, est supérieure à toute autre, elle s’impose aux normes collectives de la société et de ses institutions. Des politiques particulières, pour ces publics particuliers (territorialement), sont sans doute nécessaires mais elles ont des limites. Car elles peuvent aussi isoler des populations pour lesquelles des mesures particulières sont prises. En même temps, elles sont inévitables car il faut agir, de manière particulière, dans ces zones là. Il faut, dans le même temps, que des politiques générales d’établissement et de partage de la norme collective puissent être menées sur le long terme et avec succès.
La restauration des formes d’autorité publique est d’actualité ?
Cette restauration est sans doute nécessaire. Aucune société ne fonctionne sans une forme d’autorité. L’autorité, en tant que telle, est insuffisante à l’équilibre d’une société, mais elle est nécessaire. Nos sociétés sont beaucoup moins contraignantes que par le passé, ce qui pose un problème de transmission des codes de socialisation à ceux qui, nouvellement arrivés, n’ont pas intégré les mêmes acquis. Aujourd’hui, la liberté démocratique, le chômage, la nécessité de «s’inventer soi-même», tout cela est moins efficace, en tout cas dans l’immédiat, pour intégrer des personnes qui viennent de loin et qui n’ont pas l’héritage qui fait que, même sans contraintes extérieures, on respecte un certain nombre de normes. L’éducation, au sens le plus large, aux formes d’autorité est donc un enjeu très actuel, même si des modes d’éducation et de sensibilisation sont à réinventer. Pour cela, il faudra faire preuve d’énergie et d’imagination pour agir avec efficacité.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(in La Revue Civique n°1, printemps 2007).
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