Vivons-nous une crise de la citoyenneté? Réponses de Yannick Blanc, Président de l’Agence du Service Civique

Yannick Blanc, Président de l’agence du Service civique, Préfet, Haut Commissaire à l’engagement civique (et nouveau membre du comité de parrainage de la Revue Civique), était l’invité de l’association « Communication publique » en novembre dernier. Cette association a publié les contenus de l’intervention, de fond, de celui qui a aussi été le Président de la Fonda (think tank des associations), sur la conception de la citoyenneté républicaine d’aujourd’hui, et de « l’engagement citoyen ». Extraits de cette réflexion, qui a pris la perspective historique comme premier cadre.

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« En France, la notion de citoyenneté est profondément ancrée dans l’imagerie révolutionnaire. Elle renvoie au Serment du Jeu de Paume, à la Nuit du 4 août qui a vu l’abolition des privilèges, ou encore à la typographie tricolore de cette affichette placardée à la porte de tous les clubs révolutionnaires : « Ici, on s’honore du titre de Citoyen »!

En Grèce, à Rome, le citoyen se définit par l’exclusion, par des droits que les autres n’ont pas.

Notre désenchantement actuel vient de cet enchantement initial. Il tient à cet idéal renvoyant à une histoire héroïque. Nous avons le sentiment d’en vivre un état dégradé, qui s’inscrit dans un climat de nostalgie et de doutes. Tout cela nous conduit à nous interroger sur nos fragilités.

(…) Si l’on se détache de la mythologie et de la littérature, on s’aperçoit que la citoyenneté se définit non par l’inclusion mais par l’exclusion. Chez les Grecs, être citoyen, c’est, en grossissant le trait, appartenir à un club aristocratique. À Rome, c’est une qualité, mais une qualité exclusive : c’est se distinguer de la masse par son appartenance à une communauté, à un corps, à une classe. C’est se définir, d’abord, par des droits que les autres n’ont pas.

C’est appartenir à l’une des trente-cinq tribus de Rome et voter avec elle, dans un système très clientéliste, où l’exercice d’une fonction élective est l’occasion d’accroître son rayonnement, son influence. C’est payer l’impôt – il ne faut jamais oublier cette dimension contributive. C’est se soumettre à la conscription. Enfin, c’est se penser protégé de l’arbitraire en se réclamant d’une puissance capable de défendre ses membres, comme l’illustrent ces mots rapportés par Cicéron, Civis romanus sum, « Je suis citoyen romain », répétés à l’infini dans une résistance toute stoïcienne par un prisonnier pour tenir à distance ses bourreaux.

Cette définition historique, classique, de la citoyenneté s’enrichit, avec les Traités de Westphalie de 1648, de deux notions : pour un État, celle de souveraineté et pour un peuple, celle de subordination à son souverain dont il est contraint d’embrasser la religion : Cujus regio ejus religio. À partir de la Révolution française, la souveraineté du peuple s’exerce dans le cadre de la Nation. Les soldats de Valmy ne crient pas « Vive la Nation française », mais « Vive la Nation comme principe politique » : la souveraineté devient indissociable de la citoyenneté !

Si cette citoyenneté est aujourd’hui un sujet d’inquiétude, c’est parce que son socle est en miettes. Ses prédicats juridiques, pragmatiques, ne sont plus opératoires. Ils ne peuvent plus être les mêmes.

Pourquoi un tel bouleversement aujourd’hui ?

Parce qu’aujourd’hui, la société, l’école, l’économie… tout doit être « inclusif », alors même que l’usage de cet adjectif était encore largement ignoré jusqu’il y a quelques années ! Nous n’imaginons même plus défendre, nous battre, pour une citoyenneté qui ne le serait pas. L’idée qu’un individu, quels que soient ses aptitudes, ses handicaps, son parcours, sa situation, son origine, son orientation, puisse être laissé de côté, n’est plus concevable.

Désormais, nul ne peut être éthiquement exclu de la qualité de citoyen ! En ce sens, l’idéal de dignité humaine, d’égalité et d’extension des droits subjectifs, directement attachés à la personne, que nous défendons aujourd’hui, est aux antipodes du concept de citoyenneté dont nous avons hérité.

Peut-on sortir de cette contradiction ?

Nous n’avons pas le choix ! Ce phénomène est irréversible ! Nous sommes contraints d’opérer un renversement total de notre mode de penser. Il faut redéfinir tous nos prédicats en réconciliant les droits de la citoyenneté exclusive, celle classique et historique dont je parlais tout à l’heure, avec l’individu d’aujourd’hui, porteur de ses droits subjectifs qui font de lui, contrairement à son ancêtre romain, un homme aux appartenances multiples, à l’identité fluide et insaisissable. »

(décembre 2017)

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