La France qui tombe, ou qui se redresse?
Personne n’a oublié cet essai fracassant de Nicolas Baverez, «La France qui tombe », paru en 2003, ou cette analyse convaincante d’une croissance française en berne, d’un chômage récalcitrant, d’une précarité grandissante, sans oublier ces éternelles spécificités hexagonales : les impôts, les grèves et ces réformes toujours ajournées… Constat final de Baverez : une richesse nationale et une audience internationale menacées. « La France qui tombe » avait créé un choc, et les détracteurs du courant de pensée aronien-baverezien avaient parlé des «déclinologues» ou «déclinistes»…
-LA REVUE CIVIQUE : Qu’est ce qui a changé depuis 2003, date de publication de « La France qui tombe » ?
–Nicolas BAVEREZ : Trois événements majeurs sont intervenus depuis 2003. Le premier est l’accélération de la mondialisation avec, pour conséquences, le basculement du centre de gravité du capitalisme universel vers les pays émergents et le déclin de l’Occident, y compris des Etats-Unis dont la puissance, hier absolue, est désormais relative. Le deuxième événement découle de la multiplication des chocs : grande crise de la mondialisation, qui a débouché sur un risque de déflation mondiale, conjuré au prix d’une hausse de 40 % du PIB de la dette des pays développés, de l’implosion du bilan des banques centrales et du renouveau de l’inflation ; révolutions du monde arabo-musulman qui – associées à la disparition d’Oussama Ben Laden – ont mis un terme au cycle ouvert par les attentats du 11 septembre 2001 ; tragédies en chaîne du Japon, qui ont souligné la vulnérabilité des sociétés modernes face aux catastrophes mais aussi l’urgence d’une redéfinition des politiques énergétiques et la fragilité du système industriel mondial. Le troisième événement réside dans la double crise de l’Euro et de l’Europe, qui s’est greffée sur la récession mondiale et qui aggrave les risques de déclassement d’un continent qui cumule vieillissement démographique, absence de capacité de gestion de crise, divergence économique, surendettement et surévaluation endémique de l’Euro face au Dollar et au Yuan.
Baverez : « la France fait figure d’exception »
Dans cet environnement, la France continue à faire figure d’exception. Elle est le seul des grands pays développés à entrer dans la crise de la mondialisation sans avoir surmonté les chocs pétroliers des années 1970, puisque le dernier excédent budgétaire remonte à 1973 et que le taux de chômage n’est jamais revenu en dessous de 7 % depuis 1977. Elle a bien résisté au choc de la déflation du fait des stabilisateurs automatiques en limitant la récession à 2,5 %, contre 4 % en Europe, mais échoue à sortir de la crise du fait de l’aggravation de ses déséquilibres structurels : sous-compétitivité, qui se traduit par une croissance faible et par la dérive vertigineuse des comptes extérieurs (- 51 milliards d’euros en 2010) ; surendettement public ouvrant le risque d’une dégradation de la notation avec la perte du triple A ; chômage de masse, qui touche 9,8 % de la population active et 23 % des jeunes.
-Jean-Hervé LORENZI : Bien des choses ont changé depuis 2003. En France, comme ailleurs. D’abord, le projet européen, avec son avancée chaotique, a en réalité progressé. Et puis, cette tendance d’une démographie française forte s’est confirmée. Or comme chacun sait, l’évolution démographique est un élément majeur, placé au cœur des mécanismes d’une économie. Enfin, lorsque l’on regarde le nombre d’entreprises créées, et notamment par les moins de 30 ans, on s’aperçoit qu’en une dizaine d’années, le rapport des jeunes Français à l’entreprise s’est très profondément modifié. Ce n’est pas qu’ils sont très différents de leurs aînés, c’est tout simplement que l’envie d’entreprendre est devenue l’une des caractéristiques de cette jeunesse.
-La France « qui tombe », et la France « puissance intermédiaire », est-ce vraiment la même France ?
-Jean-Hervé LORENZI : Bien sûr que non. Le soubassement intellectuel des « déclinistes », courant de pensée permanent en France depuis plus de deux siècles, est qu’il a existé une France rêvée, celle du règne de Louis XIV. Après, tout s’est effondré… La France, « puissance intermédiaire », est un pays qui ne se porte pas si mal que cela, qui n’est pas une puissance dominante mais qui est la cinquième puissance du monde et demeurera dans les huit premières quoi qu’il arrive, dans les vingt ans qui viennent. C’est un pays dont l’influence politique, militaire, culturelle et économique dépasse les limites de ses frontières physiques. C’est également un pays qui a toujours su rebondir. La France a deux atouts : une formidable épargne et une relation très dynamique de la jeunesse avec l’économie.
-Nicolas BAVEREZ : La France qui était encore la quatrième puissance mondiale en 2000 est tombée au sixième rang, pour se trouver talonnée par le Brésil. En Europe, elle a été marginalisée par l’Allemagne, dont elle dépend désormais tant pour le cycle économique que pour sa notation financière. Sans réformes profondes, elle ne figurera plus dans les dix premières puissances économiques mondiales à l’horizon des deux prochaines décennies. La France est à la fois une puissance déclinante et une puissance intermédiaire. Intermédiaire dans la mondialisation, entre les grands pôles qui structurent la mondialisation et la deuxième vague des émergents. Intermédiaire en Europe entre l’Allemagne et l’Europe du nord, compétitives et excédentaires, et les pays périphériques en faillite.
-Est-ce aussi affaire de psychologie ? Décider de regarder le verre à moitié vide ou à moitié plein ?
-Nicolas BAVEREZ : Le déclin français ne relève nullement de la psychologie individuelle ou collective mais de l’analyse des faits. Au plan économique, la France a vu sa croissance revenir de 4,2 % dans les années 1960 à 1,4 % par an depuis 1990. Ses exportations ont chuté de 18 à 12,5 % de celles de la zone euro durant la même période. La dette publique a bondi de 20 à 85 % du PIB depuis 1980, alimentée par un déficit structurel de 6 % du PIB. Le chômage touche 10 % de la population active depuis deux décennies, grossissant les rangs des quelque six millions d’exclus vivant dans 750 ghettos urbains. Des pans entiers de la population sont menacés de déclassement et la nation se délite, faisant le jeu des populistes et des démagogues. L’écart croissant entre les ambitions internationales de la France et l’affaiblissement de sa puissance se traduit par le recul de son influence. La France glisse vers un statut de deuxième zone dans le monde et en Europe en même temps que sa souveraineté est ligotée par ses difficultés économiques et financières.
-Jean-Hervé LORENZI : La psychologie joue évidemment un rôle, c’est ce que Keynes appelait les animal spirits, mais la croissance potentielle d’un pays est essentiellement faite de données objectives : de l’évolution de sa population active et de ses gains de productivité, donc de ses investissements.
Lorenzi : « La France n’est pas au bord du gouffre »
–Considérez-vous, l’un et l’autre, que les dirigeants politiques ont le devoir de dire la vérité (même pas bonne à dire), ou de chercher d’abord à remonter le moral des troupes ?
-Jean-Hervé LORENZI : On abuse parfois de ce goût churchillien du sang et des larmes comme si la France était au bord du gouffre. Ce qui n’est pas le cas. En revanche, il est vrai qu’il faut expliquer que le monde bouge et que les problèmes que nous avons à traiter sont de natures différentes. On peut donc dire la vérité sans pour autant désespérer.
-Nicolas BAVEREZ : L’optimisme ne consiste pas à biaiser les faits mais à penser que les citoyens d’une démocratie sont aptes à affronter la vérité, y compris quand elle fâche, à analyser leurs erreurs et à trouver par le débat des solutions pour relever les défis de l’histoire. Les démocraties meurent du désengagement des citoyens et de la démagogie qui vit et prospère du mensonge. Démosthène soulignait déjà qu’ «il est d’un bon citoyen de préférer les paroles qui sauvent aux paroles qui plaisent». L’adaptation à une nouvelle donne historique est toujours le fait d’une nation. Elle doit se couler dans une histoire, un destin, des structures économiques et sociales, et ne peut découler de la duplication servile de présumés modèles. En revanche, il existe des passages obligés aux réformes dans les démocraties, comme le montrent le Canada, l’Australie, la Nouvelle Zélande, la Suède ou l’Allemagne qui ont réussi à se frayer une voie dans la mondialisation. Le premier réside dans la capacité à faire la vérité sur la situation du pays, à pratiquer un examen de conscience national. Plus on cherche à embellir la situation, plus on encourage la défiance et l’anxiété des citoyens qui ne sont pas dupes, ce qui explique que les Français soient aujourd’hui plus pessimistes que les Afghans ou les Irakiens.
-Diriez-vous que les médias ont une tendance naturelle à être plutôt du côté des « déclinologues », plus friands de catastrophes que de bonnes nouvelles ?
-Nicolas BAVEREZ : La notion de « déclinologie » est absurde car elle laisse penser que le déclin serait un dogme ou un souhait, alors qu’il relève du constat historique. C’est d’ailleurs en cela qu’il n’est pas inéluctable car il ne dépend que de l’action des citoyens d’en inverser le cours, comme l’ont montré les Américains ou les Britanniques à la fin des années 1970 ou les Allemands au cours de la décennie 2000. La déclinologie constitue le nouvel avatar de la trahison des clercs ; elle n’existe que dans l’esprit de ceux qui se sont installés dans le déni de la situation de la France face au nouveau monde du XXIème siècle. Ce concept fallacieux a été largement inventé et popularisé par les médias pour discréditer tout débat sérieux sur l’analyse, les causes et les remèdes du déclin français. Il en est allé à l’inverse en Allemagne, qui a préparé les réformes de l’Agenda 2010 par dix ans de discussions sereines sur ses difficultés face au double choc de la réunification et de la mondialisation.
-Jean-Hervé LORENZI : Les médias à propension « déclinistes » ? Bien sûr que oui, puisque l’on joue principalement sur l’émotion. Et donc les médias, naturellement, vont évoquer toute difficulté sans en donner l’importance réelle. De même, ils consacreront beaucoup de temps à des évènements « people »…
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Propos recueillis par Emilie AUBRY
(in la Revue Civique N°6, Automne 2011)