Pour le fondateur de La Netscouade et président du Conseil national numérique, Benoît Thieulin, les « dérives » qui sont attribuées à l’univers Internet « sont, en réalité, liées à la société, la révolution numérique ne faisant qu’amplifier des tendances » : « Le numérique, de ce point de vue, n’invente rien mais amplifie beaucoup de phénomènes, y compris très ancien comme celui des rumeurs ».
Pour ce professionnel, qui a dirigé « Désirs d’avenir » – site participatif de Ségolène Royal en 2007 – « le plus important, dans les pratiques qui se développent actuellement, c’est que le numérique offre des capacités, des moyens, et donc du pouvoir aux gens. C’est cela la révolution de l’empowerment ». Il précise : « nous sommes au tout début d’un processus pour la participation du citoyen », qui ne peut s’appliquer miraculeusement à tous sujets, ni à tous moments : « Il faut réfléchir à quand cette participation est légitime, quand elle est pertinente, et si l’objet de la consultation a un sens ».
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La REVUE CIVIQUE : comment vivez-vous, en tant que professionnel, les évolutions de l’univers internet, les avancées qu’il permet, ses dérives aussi ?
Benoît THIEULIN : Je ferai deux remarques : la première est qu’il me paraît de plus en plus difficile de parler d’Internet seul. En réalité, ce que l’on va désigner par « Internet » s’apparente davantage à la révolution numérique que l’on est en train de vivre, dans ses diverses dimensions, qui nous fait basculer dans une civilisation différente. Cette révolution est, à l’échelle de l’histoire, similaire au saut technologique et cognitif qu’a permis l’imprimerie, avec les conséquences sociales et économiques que cela a pu avoir ensuite, avec la révolution industrielle. Aujourd’hui, parler d’Internet seul me paraît restrictif : mieux vaut parler de révolution numérique.
La deuxième remarque est qu’à partir du moment où on parle de numérique, on voit bien qu’il s’inscrit partout dans nos vies et qu’il est totalement imbriqué avec d’autres phénomènes de la vie réelle (in real life). Il est donc difficile de démêler ce qui relève de « l’Internet » et de la « vraie vie ».
En ce qui concerne les dérives de cette révolution numérique, elles sont assez pointées aujourd’hui. Mais je pense aussi que les dérives qui lui sont attribuées sont en réalité liées à la société, la révolution numérique ne faisant qu’amplifier des tendances. Le numérique n’invente rien, de ce point de vue, mais amplifie beaucoup de phénomènes, y compris très anciens, comme celui des rumeurs.
Dans le domaine de la participation du citoyen, l’expression numérique a des vertus, elle offre des facilités techniques. Néanmoins, l’anonymat de l’expression favorise aussi le déchainement d’injures, des expressions qui peuvent relever davantage de l’éructation que de l’argumentation, du raccourci simpliste que de l’échange d’idées ou de propositions. Le numérique a-t-il vraiment amélioré les termes du débat public, et rapproché les citoyens de la politique par exemple ?
Ce qu’il y a quand même de très fort dans la révolution numérique, c’est l’empowerment. Il faut revenir à l’origine d’Internet : les gens qui ont inventé Internet, contrairement à ce que l’on croit souvent, ne sont pas des militaires mais des étudiants et des professeurs, dont les travaux ont été financés par des budgets militaires américains. Ce qu’ils ont voulu faire, c’est utiliser un saut technologique (la révolution informatique) et la création des ordinateurs : ils voulaient que tous les profs et les étudiants – et à terme tous les individus – puissent disposer de leur propre ordinateur. Du coup, ils avaient besoin d’un réseau pour relier les ordinateurs. C’est cela l’origine d’Internet, c’est une vision politique appliquée à une révolution technique.
Remise en cause des business models
Ce qui me semble le plus important, dans les pratiques qui se développent actuellement, c’est que le numérique offre des capacités, des moyens, et donc du pouvoir aux gens. C’est cela la révolution de l’empowerment. Beaucoup d’auteurs soulignent que l’on assiste quasiment à une révolution marxiste, dans la mesure où les coûts de production des outils d’expression et de communication se sont effondrés, provoquant une grande démocratisation des pratiques (la musique, l’écriture, l’image, la diffusion…). L’effondrement de ces coûts remet en cause énormément de business models. Que ce soit pour écrire, pour donner son avis, pour faire de la musique, pour la diffuser, les gens disposent d’énormément de capacities comme disent les Anglo-Saxons. Et cela continue, au fur et à mesure où l’onde de choc de la révolution numérique frappe, un à un, les secteurs. On voit ainsi la révolution des contenus numériques toucher la télévision. Peu à peu, la révolution numérique concerne tous les secteurs.
Les dérives, il y en a plusieurs, bien sûr. Elles sont parfois la mauvaise facette d’une des qualités du numérique, d’autres fois elles correspondent à des phénomènes, plus profonds de la société. Ainsi l’accélération de notre société n’est pas causée par Internet, c’est un phénomène bien plus ancien, qui a été assez bien analysé par exemple par Jérémie Rifkin, dans son livre sur la troisième révolution industrielle*. Il y montre notamment que l’accélération du temps et des modes de communication est liée, selon lui, à la révolution de l’énergie. Il est vrai que ce phénomène a rencontré l’innovation technologique d’Internet, qui l’a amplifié.
L’accélération a bien sûr concerné l’information, au point de rendre parfois frénétique sa « consommation », ne laissant pas toujours place à sa vérification, à la hiérarchisation entre l’essentiel et l’accessoire…
En matière d’information, c’est indéniable que le numérique a accéléré les choses. Des dérives ou dérapages existent mais je prends souvent un exemple : on m’a posé la question des rumeurs qui circulaient sur le Web à propos de Martine Aubry mais les rumeurs en politique ont toujours existé, elles ne sont pas nées sur Internet, elles ont détruit l’Ancien Régime ! Avec, à l’époque, des pamphlets, des quolibets et des chansonnettes qui circulaient dans tout Paris pour ridiculiser la monarchie, avec aussi une série de fausses rumeurs. Et il était très difficile, pour le pouvoir monarchique, de savoir quels étaient les dégâts dans l’opinion !
La question du temps
Aujourd’hui, nous disposons de bien plus d’outils pour combattre les rumeurs. Certes les rumeurs sont elles-mêmes accélérées par Internet, mais en même temps elles sont beaucoup plus visibles, définissables, et des moyens existent pour y répondre.
Autre exemple, sur la question du temps : on me dit toujours qu’Internet est un média « chaud ». Twitter est effectivement un média chaud. Twitter a largement fluidifié et accéléré l’information, à tel point que c’est devenu le lieu où on peut lire les dépêches. On retrouve le concept d’empowerment : auparavant, le fil AFP était limité aux médias, aux grandes entreprises et aux institutions. Aujourd’hui, avec Twitter, tout le monde a un fil AFP qui est en plus auto-corrigé : lors du faux-tweet déclarant la mort de Barack Obama, il a fallu neuf secondes pour que cela soit démenti.
Mais Internet peut également être un média hyper froid, et cela peut être intéressant. Quand les gens passent à la télévision, ils disposent d’un temps extrêmement limité : au 20h, c’est souvent moins de 10 secondes dans un reportage, si vous êtes invité sur un plateau (ce qui n’est pas donné à tout le monde), c’est 3 ou 4 minutes dans un débat. Les médias de masse sont des médias de la frugalité médiatique, la place est chère. Sur Internet c’est l’inverse : un homme politique veut faire une interview de 3 heures, il lui suffit de poser une caméra et de parler ! Pour l’écrit, c’est la même chose, avec le blog. Plus la peine d’être limité, par les tribunes du Monde ou du Figaro.
La révolution numérique a tellement poussé loin le digital dans la société que distinguer ce qui est digital de ce qui ne l’est pas est très difficile. Ainsi, un meeting c’est quoi ? De la « netcampagne » ou de la campagne classique ? Les meetings sont remplis à 90% par Internet : les gens sont invités via des mails, des tweets, Facebook, etc. Pendant le meeting, des gens prennent des photos avec leur téléphone et les envoient sur Facebook, ils vont tweeter ce qui est dit, etc. Après, quand les gens rentrent chez eux, ils peuvent publier un article sur leur blog, d’autres, qui n’ont pas pu venir, vont regarder le meeting sur Dailymotion, etc. On voit bien qu’avant, pendant et après, même dans la figure très classique du meeting politique, la plus proche du terrain, il y a beaucoup de digital.
Pratiques participatives
Barack Obama avait bien montré cette évolution, il y a quatre ans, en utilisant Internet pour envoyer des bénévoles faire campagne, en porte-à-porte. Cette imbrication, entre le monde physique et le monde numérique, n’existait pas il y a 10 ans.
Concernant les pratiques participatives, on peut observer que la politique reste le lot d’une frange limitée de la population, et que le rejet de la (ou des) politique(s) est même de plus en plus fort en France.
L’espace démocratique s’est élargi avec Internet mais il n’a pas tout résolu. Grâce à Internet il y a plus de gens qui peuvent participer à la vie politique, à des coûts moindres, mais cela ne veut pas dire que l’ensemble de la population va s’y mettre. Se tenir au courant, avoir un compte-rendu, pouvoir voir un meeting sans se déplacer, voir ce que les gens en ont pensé, tout cela est possible aujourd’hui. L’audience de la politique a augmenté, même si elle n’a pas été multipliée par quinze.
Bien sûr, quand il s’agit de participer à la construction de décisions politiques, cela reste effectivement plus difficile. En réalité, le principe de la codécision est resté très théorique. Maintenant qu’on a les moyens de pouvoir impliquer des gens, il faut qu’on réfléchisse un peu plus à ce qu’on va leur demander, quel est leur niveau d’éducation, quelles sont leurs attentes ? La plupart du temps, quand on essaye de favoriser la codécision (entre les élus et les citoyens), par exemple au niveau local, on se retrouve à demander à des personnes des choses sur lesquels elles n’ont pas forcément d’avis.
En réalité, on est en train d’apprendre. Ce n’est pas parce que nous savons que nous avons les moyens de faire participer plus de gens que nous avons trouvé la bonne technique pour le faire à une grande échelle. On me demande souvent quelle est la recette pour organiser une bonne consultation publique. Mais la recette je ne la connais pas. Il faut surtout offrir une diversité de moyens de participation, qui peut répondre à la diversité des personnes et des envies qu’elles ont de s’impliquer, selon le temps qu’elles ont par exemple. La recette, ce n’est pas donner une page blanche aux gens en leur demandant de donner leur avis. Au fond, nous sommes au tout début d’un processus pour la participation du citoyen. Il faut aussi réfléchir à quand cette participation est légitime, quand elle est pertinente, et si l’objet de la consultation a un sens.
Mémorisation du faux
L’une des dérives reprochée à l’univers numérique, c’est la mémorisation du faux : de la fausse information, de l’erreur, de la volonté de nuire aussi. plus globalement, le numérique ne doit-il pas, à terme, être soumis à une forme de régulation comme la télévision, par exemple pour le respect de grandes règles, comme la défense des droits individuels, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, contre les violences en tous genres et tout ce qui porte atteinte à la dignité humaine ?
Sur le premier sujet, la mémorisation du faux, je crois que le numérique est en train de résoudre le problème. Bernard Stiegler a dit, à ce propos, que dans la révolution numérique il y avait à la fois un poison et un antidote. Si on prend l’exemple de Twitter, le plus chaud de tous les médias, il n’y a pas d’archives. Si je fais un tweet compromettant, dans quelques années, on ne le retrouvera pas. Nous allons réapprendre à avoir des niveaux de discours et des espaces sans enregistrement, sans mémoire. De plus, même sur Internet, à un moment donné, nous allons être confronté à un problème de mémoire, tout ne pourra pas être sauvegardé, il faudra faire une sélection. Sur la question de la régulation, je ne suis pas contre mais il faut voir ce que l’on entend par régulation. D’abord Internet, contrairement à ce que l’on pense, est régulé, le droit s’y impose aussi. C’est peut-être difficile parfois à appliquer, mais ce n’est pas le seul endroit où le droit est difficile à appliquer. Il faut rappeler que si, demain, je vous accuse sur un blog de façon diffamatoire, vous pouvez m’attaquer et vous allez gagner.
Mais la question des frontières se posent, et des sources aussi, qui peuvent être inconnues, anonymes.
Ce qu’il faut voir c’est que si mon propos est connu, lu, médiatisé et porté, c’est que je l’aurais diffusé à partir d’un organe de presse, d’une institution ou d’une structure importante, ou dans un blog en vue, si je suis une personnalité publique.
Évidemment, si je suis un anonyme, m’exprimant des îles Caïmans pour une attaque ou une mise en cause, vous ne pouvez pas m’attaquer mais je ne pèse rien. Personne ne verra jamais ce message. Sur Internet, ce qui émerge vient des gens qui ont une e-notoriété.
Je ne suis pas contre la régulation, simplement le problème est de savoir à qui on en confie le soin. Surtout, je me méfie des décrochages nationaux de l’Internet. Ceux qui les pratiquent le plus sont par exemple l’Iran et la Chine, qui bloquent des contenus qu’ils ne veulent pas voir lus. C’est la méthode dure, du blocage à priori d’un moyen de libre expression. Ce n’est pas admissible en démocratie. Je préfère donc un mode de régulation à posteriori, où les personnes, après une diffusion problématique, peuvent naturellement défendre leurs droits.
Propos recueillis par Georges LÉONARD
(in la Revue Civique Hors-Série, Hiver 2012-2013)
Se procurer la revue
* Jérémie Rifkin, « La fin du travail », éditeur La Découverte, 1997.