L’essayiste Nicolas Baverez, auteur de « L’alerte démocratique » (Ed de L’observatoire), répond ici aux questions de La Revue Civique et indique que « le populisme ne se réduit pas à une force de protestation, il est porteur d’un projet politique très dangereux : la démocratie illibérale, qui est destructrice de la liberté ». Face à lui, « la seule stratégie efficace consiste à lui opposer un projet politique de refondation de la démocratie », comprenant des axes de contenus présentés ici.
A ses yeux, la convergence de divers facteurs produit un contexte particulièrement favorable au national-populisme tendance xénophobe, qui exploite une série de situations et de peurs : « Marine le Pen est en position d’être élue en 2022, en dépit de ses limites et de ses erreurs. L’extrême-droite dispose d’une chance élevée de parvenir au pouvoir au cours de la décennie 2020 (…) Le populisme n’a pas encore gagné dans les urnes mais, nous-dit cet essayiste qui se situe dans la tradition intellectuelle de Raymond Aron, il a largement gagné dans les mentalités et les comportements. Voilà pourquoi il est grand temps de réagir ». Entretien.
-La Revue Civique : Les démocraties sont menacées par de multiples phénomènes que vous décrivez dans votre livre. La première menace, décrivez-vous, c’est le populisme. Pensez-vous qu’en France, les forces populistes pourront converger au point de faire accéder au pouvoir, Marine Le Pen en 2022 ? Les antidotes, démocratiques et républicaines, aux populismes flamboyants seraient-elles en voie d’affaiblissement grave au point d’ouvrir la voie du pouvoir aux démagogies national-populistes ?
-Nicolas BAVEREZ : La démocratie, qui a cédé à l’illusion de la fin de l’histoire après la chute de l’Union soviétique, redécouvre qu’elle est mortelle. Après une phase d’expansion à la fin du XXème siècle, elle recule aujourd’hui sur tous les continents, sous la pression de régimes alternatifs ou de forces politiques qui la désignent comme leur ennemi : les démocratures, la théocratie iranienne ou le djihadisme. Mais l’issue de cette confrontation dépendra largement de la capacité des démocraties à relever le défi du populisme. La démocratie s’effondre plus souvent de l’intérieur qu’elle n’est défaite militairement. Et ce risque de délitement apparaît au croisement des grandes crises du capitalisme et du bouleversement du système géopolitique.
Une série de facteurs favorables se conjuguent pour produire l’expansion du populisme, les citoyens étant « de plus en plus nombreux à être tentés par le sacrifice de la liberté au nom de l’égalité et de la sécurité ».
Ce fut le cas en 1848, dans les années 1890 et dans l’entre-deux guerres. C’est aujourd’hui à nouveau le cas, au confluent de la paix manquée de 1989, du krach du capitalisme mondialisé en 2008 et de la déflation larvée qui en résulte, de la rivalité ouverte entre les Etats-Unis et la Chine pour le leadership mondial. Le moteur du choc populiste se trouve dans la crise aigüe des classes moyennes. Elle s’enracine tout d’abord dans des facteurs économiques et sociaux, avec la stagnation des revenus, l’explosion des inégalités et le blocage de la mobilité sociale provoqués dans les pays développés par la mondialisation et la révolution numérique. Elle comporte aussi une dimension proprement politique, trop souvent sous-estimée, avec le désarroi identitaire liée à la poussée de l’islam politique et au retour des grandes migrations, la montée de la violence intérieure et extérieure, la peur de l’impérialisme chinois, la révolte devant la paralysie des institutions représentatives et la corruption des dirigeants.
De même que les démocraties n’ont pas voulu voir le retour en force des passions nationales ou religieuses et l’exacerbation du ressentiment contre l’Occident, le populisme reste à la fois minoré et incompris. Le populisme ne se réduit pas à une force de protestation, il est porteur d’un projet politique très dangereux : la démocratie illibérale qui est destructrice de la liberté, comme le montre la Hongrie de Viktor Orban. Son emprise sur les citoyens, qui sont de plus en plus nombreux à être tentés par le sacrifice de la liberté au nom de l’égalité, de la sécurité, voire de la lutte contre le réchauffement climatique, s’explique par sa captation de la colère des peuples et la reconnaissance des maux qui sont niés par les partis traditionnels. C’est la raison pour laquelle les condamnations morales ne font que conforter le populisme et que la seule stratégie efficace consiste à lui opposer un projet politique de refondation de la démocratie.
La France présente cette particularité de cumuler l’onde de choc populiste, qui s’affirme dans le monde démocratique depuis la moitié des années 2010, avec quatre décennies de décrochage économique et social. Loin d’être une île, elle est particulièrement vulnérable, comme le montre le fait que 55 % des voix se sont portées au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 sur des candidats protestataires. L’élection d’Emmanuel Macron fut interprétée à tort comme un coup d’arrêt donné au populisme. Cela s’est révélé rapidement faux en Europe, aux Etats-Unis et dans le monde. Cela s’est aussi révélé faux en France. Le mouvement des gilets jaunes a mis en lumière la polarisation de la société et des territoires et effectué la fusion des extrémismes, le nationalisme rejoignant désormais la haine sociale. Les grèves contre la réforme des retraites – qui reste par ailleurs un modèle d’incohérence, de défaut de pédagogie et d’impréparation – ont achevé de libérer un formidable potentiel de violence sociale et politique.
Du côté du pouvoir, Emmanuel Macron a mis en place un techno-populisme fondé sur l’hyper-concentration des décisions ainsi que le mépris affiché pour le parlement, les partis et les élus, les corps intermédiaires, la société civile et les territoires, qui rendait inéluctable la révolte de la rue. Tout ceci ouvre un formidable espace aux populismes qui bénéficie en priorité à l’extrême droite, compte tenu de la déstabilisation profonde des classes moyennes par la déflation, de la perte des repères identitaires et de l’effondrement des valeurs de la République. Pour cette raison, Marine le Pen est en position d’être élue en 2022, en dépit de ses limites et de ses erreurs. Et l’extrême-droite dispose d’une chance élevée de parvenir au pouvoir au cours de la décennie 2020. Ce sont ces raisons qui imposent de sonner l’alerte démocratique en France.
La reconstruction d’une communauté de citoyens est la clé pour imaginer une issue positive à la crise des démocraties. Il n’est pas de remède unique pour réinventer la démocratie. Il faut jouer sur toutes ses dimensions car elle est un régime complexe.
-Face à la menace qui pèse sur la démocratie, vous exposez plusieurs axes de politiques publiques, concernant notamment l’économie (un capitalisme inclusif et de l’innovation), l’Europe (qui doit affirmer sa puissance et une souveraineté au-delà de son marché), la vie politique et la société elle-même. Dans un monde fragmenté et numérisé, où l’individualisme comme le communautarisme progressent, comment est-il encore possible de « faire société » et de développer le civisme ? Quelles mesures, concrètes et efficaces, vous semblent à prendre pour rétablir un esprit de responsabilité et de respect (des institutions, de l’Etat de droit, des opinions, des différences et des minorités), qui est l’un des socles de la démocratie ?
-La survie de la démocratie dépend du courage des dirigeants, dans leur capacité à assumer les décisions impopulaires et indispensables, mais plus encore des citoyens. Ce sont eux qui décident ultimement de défendre la liberté ou de s’abandonner à l’individualisme et aux passions collectives, mues par la recherche de l’égalité, le nationalisme ou la xénophobie. Or on ne naît pas citoyen, on le devient en s’éduquant à la liberté et aux responsabilités qu’elle implique. La reconstruction d’une communauté de citoyens est donc la clé pour imaginer une issue positive à la crise des démocraties.
Il n’existe pas de remède unique pour réinventer la démocratie. Il faut jouer sur toutes ses dimensions car elle est un régime complexe qu’on ne peut réduire à la souveraineté du peuple à travers le suffrage universel. Un premier axe concerne l’élaboration d’un nouveau pacte économique et social. Le capitalisme mondialisé, dans sa version dérégulée, a produit une croissance faible, des gains de productivité nuls, des inégalités immenses, l’accumulation de quelque 300.000 milliards de dollars de dettes publiques et privées. Le tout sur fond de révolution numérique et surtout d’une menace écologique majeure avec le réchauffement climatique. Il est donc indispensable de rétablir une régulation efficace du capitalisme et d’investir massivement dans l’éducation, afin d’assurer l’inclusion de tous, d’acclimater les nouvelles technologies et de répondre à l’urgence climatique.
La deuxième priorité touche l’Etat de droit qui s‘est profondément dégradé et dont la déliquescence, comme dans les années 1930, sert de pivot pour le basculement dans la démocratie illibérale, comme on le constate dans les pays du groupe de Visegrad ou aux Etats-Unis à travers la politisation à outrance de la Cour suprême et du système judiciaire. Sa résistance comme la vitalité des contrepouvoirs sont déterminantes pour le maintien des libertés. Troisième impératif, le rétablissement de la sécurité intérieure et extérieure, qui est tout aussi indispensable pour la stabilisation des classes moyennes que la réduction des inégalités et le rétablissement de la mobilité sociale ascendante.
L’objectif central: le réengagement des citoyens dans la vie civique. Les champs d’action sont très divers.
Toutes ces mesures doivent converger vers l’objectif central que constitue le réengagement des citoyens dans la vie civique. Là encore, les champs d’action sont très divers : le respect du principe « une personne, une voix » ; le contrôle du rôle de l’argent dans la politique et la lutte contre la corruption ; la décentralisation des décisions ; l’extension du recours au référendum ; la consultation de la population à travers les nouvelles technologies ; les conférences citoyennes. Autant de moyens d’éviter les tyrannies de la majorité sur la minorité, mais aussi la prise en otage de la majorité par des minorités extrémistes ou des forces populistes, notamment par l’instrumentalisation des réseaux sociaux.
Ce travail de réagencement démocratique peut paraître gigantesque. Je le crois pourtant possible. Et ce pour trois raisons. D’abord, si les citoyens des démocraties sont gagnés par une lassitude de la liberté, les femmes et les hommes qui en sont privés sont toujours prêts à risquer leur vie pour elle, comme on le voit de Hong-Kong à Caracas en passant par Moscou et Istanbul, Alger et Khartoum. Ensuite, les démocraties ont réussi par le passé à surmonter des crises comparables, notamment à la fin du XIXème siècle ou en 1945. Enfin, certaines nations, notamment la Suisse ou les pays scandinaves en Europe, parviennent à concilier performance économique, solidarité sociale et réassurance nationale, cantonnant ainsi l’influence des forces populistes. Face à l’embardée national-populiste des Etats-Unis et à leur repli stratégique, l’Europe, et en particulier la France, ont aujourd’hui une responsabilité historique pour réinventer la démocratie libérale et endiguer la poussée de la démocratie illibérale. Nous en avons les moyens ; seule manque la volonté.
-Le mouvement des Gilets Jaunes a banalisé un certain nombre de virulences, devenues violences, des radicalités autant comportementales qu’idéologiques. La défiance qui touche les politiques, en particulier les représentants de la majorité présidentielle mais pas seulement, est particulièrement virulente, des contestataires, notamment de l’ultra-gauche, semblent prêts à utiliser toutes les armes. N’est-ce pas particulièrement inquiétant, alors que le premier mouvement politique (selon les suffrages exprimés aux dernières élections européennes) est par ailleurs le mouvement d’extrême droite, le RN lepéniste ?
La dégradation du climat politique en France est spectaculaire, tournant à une forme de guerre civile froide. Notre pays reste sous la menace du terrorisme islamiste, qui prend désormais la forme particulièrement anxiogène d’attentats de proximité. Il assiste simultanément à l’émergence d’un terrorisme suprémaciste. Le mouvement des gilets jaunes puis les grèves contre la réforme de la retraite ont légitimé une violence radicale, qui cible non seulement les institutions mais aussi les dirigeants à titre personnel et leur familles.
Le débat public, qui suppose le respect de celui qui pense autrement, a été remplacé par l’intimidation et la brutalité. La société est aspirée par une dynamique de grandes peurs : peur du déclassement ; peur de la robotisation ; peur de l’immigration ; peur de l’islam ; peur de la Chine ; peur des épidémies… Et la peur engendre la haine, qui elle-même engendre la violence. Le populisme n’a pas encore gagné dans les urnes mais il a largement gagné dans les mentalités et les comportements. Voilà pourquoi il est grand temps de réagir. Voilà pourquoi nous devons cesser de détourner le regard de la crise de notre démocratie pour l’affronter. En France, notre boussole doit redevenir la devise de la République, « liberté, égalité, fraternité », dans laquelle la fraternité joue un rôle central en évitant que la liberté n’écrase l’égalité et que l’égalité ne détruise la liberté.
(mars 2020)