Politiste et grand historien des idées, Pierre-André Taguieff vient de publier « Les Protocoles des Sages de Sion. Des origines à nos jours » (éditions Hermann), histoire actualisée du célèbre faux document publié en Russie pour la première fois en 1903, dans une version abrégée où il était présenté comme le « Programme de la conquête du monde par les Juifs ». Ce faux a servi toute une série de délires antisémites, jusqu’aux thèses complotistes d’aujourd’hui. Recension ici de ce nouveau livre de référence de Taguieff, par Marc Knobel pour la Revue Civique.
Au cours des années 80, dans ses travaux sur les nouvelles formes de judéophobie ainsi que sur les extrêmes droites, le philosophe, politiste et historien des idées Pierre-André Taguieff nous rappelle qu’il avait rencontré des mentions et usages politiques du faux, intitulé Protocoles des Sages de Sion. C’est ce qui l’avait conduit à s’engager dans des recherches monumentales sur les avatars de ce document célèbre, en étudiant les multiples recyclages de ce faux, en remontant au début de sa carrière internationale dans les années 20. Des recherches conséquentes qui l’ont amené, dit-il encore, à repenser l’histoire des haines antijuives depuis l’Antiquité en même temps que celle des croyances et des récits complotistes. Mais, c’est en février 1992, que Taguieff publie, aux éditions Berg International, une somme gigantesque, aussi gigantesque qu’impressionnante, Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux (en deux tomes). D’autres travaux très érudits, méticuleux et passionnants, seront publiés par la suite.
Mais c’est à la fin du mois de juin 2020, que l’occasion lui a été donnée d’exposer brièvement et d’une façon accessible à un large public, l’état des connaissances sur l’histoire des Protocoles, dans un entretien qui est réalisé pour France Culture par Roman Bornstein. C’est, à cette occasion que, dans un nouvel ouvrage titré Les Protocoles des Sages de Sion. Des origines à nos jours, publié dans la belle collection des « Questions sensibles » chez Hermann, que Taguieff revoit, corrige et augmente pour la présente édition, l’entretien qui avait été réalisé par Roman Bornstein. Le texte comprend également une biographie sommaire mais néanmoins conséquente.
Dès 2002, Taguieff découvre la propagation du mythe du « complot juif mondial » dans les mouvances islamistes
L’étude des Protocoles évolue constamment et dans ses différentes contributions, articles, livres et publications savantes, Taguieff scrute et analyse méthodiquement chaque évolution, les diffusions diverses et donc, par conséquent, chaque exploitation à des fins propagandistes des Protocoles. Ce travail difficile et long est pourtant nécessaire et Taguieff l’explique fort bien: l’histoire des Protocoles n’est pas encore terminée, dit-il. C’est ainsi qu’il faut sans cesse débroussailler le sujet.
Par exemple, depuis la fin des années 90, et le développement d’Internet, apparaît une nouvelle diffusion des Protocoles ainsi que des textes complotistes et antijuifs dérivés, tels Le Juif international, recueil d’articles attribués ordinairement et à tort à Henri Ford et s’inspirant largement des Protocoles. Taguieff a donc dû analyser cette imprégnation complotiste ou ésotérico-complotiste des échanges sur Internet, avec ces multiples représentations, thèmes et croyances. Dès 2002, dans le cadre de ses recherches sur la centralité de l’ennemi juif ou « sioniste » dans l’idéologie islamiste, Taguieff découvre que la propagation du mythe du « complot juif mondial » était entrée dans une nouvelle phase, marquée par le dynamisme de différentes mouvances de l’islamisme, du côté sunnite, comme du côté chiite.
Un stock inépuisé et inépuisable de croyances, fantasmes, délires sur les Juifs
Dans ce nouvel ouvrage donc, Taguieff répond à des questions posées à propos des Protocoles. Par exemple, dans le premier chapitre « Origines et premiers usages des Protocoles », une vingtaine de questions sont posées. Qu’est-ce que les Protocoles des Sages de Sion ? En quoi les changements économiques et politiques en cours en Russie au début du XXème siècle transforment-ils les Juifs en cibles aux yeux des conservateurs et réactionnaires tsaristes ? Certains réseaux veulent définitivement discréditer les Juifs aux yeux du tsar. Comment s’y prennent-ils ? Etc. Dans le second chapitre, « Les Protocoles et les nazis », neuf questions sont posées. Dans le troisième chapitre, « L’actualité d’un mythe : les Protocoles après 1945 », dix sept questions sont posées. Et les réponses courtes mais extrêmement précises permettent d’aller à l’essentiel, d’actualiser nos connaissances sur le sujet et d’en tirer une substantielle moëlle.
A la lecture de cette remarquable étude très documentée, nous voyons qu’avec Les Protocoles, nous sommes en présence d’un stock inépuisé et inépuisable de croyances, fantasmes, délires sur les Juifs. Mais, nous comprenons également que les intellectuels qui travaillent sur ces sujets, comme le précise avec raison Pierre-André Taguieff, doivent, à travers des analyses critiques de ces récits multiples, démystifier et argumenter.
Une oeuvre remarquable.
Marc KNOBEL, historien et essayiste.
(26/02/2024)