Historien et essayiste, Marc Knobel, – qui fait l’amitié à La Revue Civique de participer à son conseil éditorial – vient de publier un important numéro des Etudes du Crif, qui dresse un panorama de « 40 ans d’histoire » de la propagande haineuse, antisémite en particulier. Selon la belle expression de Jean-Pierre Allali, universitaire et essayiste, Knobel en « sismographe des mobilisations antijuives », est doté d’un grand courage intellectuel, comme le souligne aussi le préfacier de ce numéro, Pierre-André Taguieff.
Dans sa présentation, Taguieff entre d’ailleurs rapidement dans le vif du sujet en observant que le discours de haine des Juifs et de diverses minorités est porté par trois groupes distincts, qui se rejoignent sur cette obsession haineuse: « l’extrême droite plurielle, l’extrême gauche anticapitaliste et la nébuleuse islamiste ». Le phénomène est ancien mais il a pris ces dernières années une sale tournure, par la propagation haineuse facilitée par les réseaux dîts sociaux, et qui ne le sont pas toujours, loin s’en faut. C’est l’un des grands intérêts de cette étude: non seulement elle porte une profondeur de champ historique sur cette question mais elle éclaire l’actualité, désastreuse, de la diffusion numérique des pires horreurs, elle précise les risques qu’elle fait courir à notre démocratie et, directement, aux citoyens. Mise en alerte renouvelée, argumentée, et d’utilité publique.
Et en ce qui concerne la propagande salafiste et la mouvance djihadiste, dés 2010, le chercheur Samir Amghar estimait par exemple dans Le Parisien qu’« Internet est la principale source d’information religieuse mais aussi le principal pourvoyeur de radicalité ». In fine « grâce à l’Internet, les islamistes diffusent leur propagande et recrutent les futurs terroristes dont certains, un jour, commettront des attentats en Europe ou ailleurs. L’embrigadement se fait par Internet ». On a vu, sur le sol Français, le résultat du tout « laisser faire » et « laisser dire » sur le Web: sans que ce soit naturellement la cause unique du terrorisme, cela a participé de l’enrôlement et de la radicalité extrême d’un Mohammed Merah, assassin d’enfants juifs à Toulouse, en 2012. Comme aux attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher en janvier 2015, comme l’attaque du Bataclan en novembre de la même année…
Depuis, la naïveté, en France, n’est plus (ou moins) de mise… Tardifs, des efforts conséquents ont néanmoins été consentis en matière de Cybersécurité, au sein de nos forces armées par exemple. Mais le chantier de la régulation du Web est à peine ouvert (notamment par la Loi Avia, votée récemment au Parlement français): il se heurte à des considérations techniques, il appelle des moyens financiers substantiels (pour les plateformes, pour la Justice aussi) et il est confronté aux oppositions de principe d’une série de forces politiques et mouvances – d’extrême droite et apparentés, d’extrême gauche aussi – qui s’insurgent contre une régulation qui empêcherait « la liberté d’expression » contre un prétendu « système » ou une soi-disant « pensée unique » (on connaît la chanson, dont les extrêmes abusent, de la contre-pensée, de « l’autre vérité » qui fustige « politiquement correct », en propageant les thèses racialistes par la même occasion…). Il ne faut évidemment pas, en démocratie libérale, fauter par ultra-libéralisme en ce domaine, ni être dupe sur ce qui sape les fondements même de la démocratie et, en France, de la République.
Un abject site antisémite et négationniste a atteint plus de 8 millions de visites mensuelles ! Pas tous, de simples curieux…
Car sur le Web, des sites et comptes réseaux sociaux incitant à la haine se multiplient de manière inquiétante. L’étude de Knobel énonce quelques chiffres édifiants. En 2013, le site d’Alain Soral, « Égalité et Réconciliation », dont l’antisémitisme est plus que flagrant et maladif, « enregistrait 3,8 millions de visites, 14,5 millions de pages vues et un peu moins d’un million de visiteurs par mois »! En 2016, ce site abject (qui soutenait activement Dieudonné par exemple, et contre lequel un Zemmour par exemple ne voulait opposer aucune condamnation) en était à 8,1 millions de visites mensuelles ! Et cela continue, malgré des condamnations de Justice et de interdictions comme celle de Facebook, rapporte Marc Knobel, qui a été l’un des premiers à sonner l’alerte contre les dangers du « numérique de la haine » (il est aussi l’auteur d’un livre de référence, « L’internet de la haine »; Ed Berg international).
La haine en 280 signes via Twitter est d’une facilité déconcertante, et l’étude de Marc Knobel a pour vertu d’en collecter de terribles et nombreux exemples précis, documentés. Et l’actualité récente, en France, dans le reste de l’Europe, ou encore au Etats-Unis, nous a donné de déplorables exemples de l’instrumentalisation politique que les forces national-populistes, notamment sur le terrain fertile du racialisme, arrivent à développer. Le cas de l’écrivain Yann Moix, dont L’Express a révélé les dessins de jeunesse, clairement et odieusement antisémites et négationnistes, a aussi été l’occasion, pour une multitude d’acteurs des trois mouvances évoquées (extrême droite, extrême gauche, islamisme radical) de « relativiser tout cela » ou, pire, de rire avec délectation de ce qui contreviendrait au »système » et au « politiquement correct », toujours invoqués comme caution aux insanités racistes.
Les réseaux sociaux particulièrement toxiques ont parfois des signatures étrangères bien protégées. Comme le réseau russe VK, que cite le chercheur Marc Knobel dans son étude. Il décrit notamment: « c’est une caricature. Un enfant porte une kipa. Sur sa tempe, un pistolet est braqué. Il est écrit ‘les Juifs dehors’ « . « Des militants de l’ultra-droite française ou francophone utilisent VK pour ouvrir des comptes qu’ils alimentent de contenus antisémites, racistes ou homophobes. Ils sont fanatisés, endoctrinés. Certains réseaux sociaux, dont VK, font penser à des fosses à purin », écrit Knobel.
Tout ce qui circule sur l’espace digital ne serez que théorique, virtuel, dont dans les faits inoffensifs ? Malheureusement non. On sait que le numérique accompagne, précède parfois, le passage à l’acte, meurtrier et terroriste même. En juin 2018, les services antiterroristes français interpellent par exemple dix personnes liées à l’ultra-droite, dont certaines avaient un projet de passage à l’acte violent, ciblant notamment des personnes de confessions musulmanes. En novembre 2017, un mystérieux « Commando de défense du peuple et de la patrie française » déclarait son admiration pour… le néo-nazi Anders Behring Breivik qui a été l’auteur, en Norvège, de la tuerie qui a coûté la vie en 2011 à 77 personnes !
En France et en Europe, les armes circulent heureusement moins librement qu’aux Etats-Unis, mais la diffusion des thèses haineuses, on le sait trop, peuvent tuer. D’où l’extrême vigilance qui s’impose naturellement non seulement aux services de renseignements mais qui devraient s’imposer rigoureusement aux forces démocratiques et républicaines d’une part, aux acteurs médiatiques et numériques d’autre part, pour que la diffusion des haines et l’exploitation des bas instincts soient, sinon exclus complètement (cela paraît impossible) mais réduits au maximum et, au sens propre, « dé-construits ». Chantier très actuel, dont l’étude de Marc Knobel vient rappeler la grande importance.
Georges LEONARD
(septembre 2019)