Expert en communication digitale, Jérôme Wallut est, dit-il, un « Digital Evangelist ». En 1997, il participe à la création de « ConnectWorld », la web agency du groupe Havas. En 2003, il est co-fondateur de « Human to Human », une des premières agences de veille de l’opinion en ligne. En 2007, il rejoint les deux fondateurs de l’agence W&Cie, Gilles Deléris et Denis Gancel, en tant que directeur général en charge du digital. En novembre 2012, il lance « Wous », un programme de coaching digital pour les dirigeants et leurs équipes. Il enseigne à Sciences Po, intervient régulièrement sur BFM Business. Selon lui, la plupart des institutions et des entreprises ont, ces dix dernières années, « évité la révolution de l’interactivité, de l’accessibilité et de la vitesse » en oubliant « d’écouter les milliers de conversations dont elles étaient l’objet dans les forums et dans les blogs ». La révolution comportementale en cours est, à ses yeux, une grande opportunité d’innovation et de développement pour les entreprises.
La Revue Civique : L’usage d’internet a beaucoup évolué depuis une dizaine d’années. quelles sont, selon vous, les évolutions majeures qui se sont récemment produites et quelles en sont les conséquences pratiques, notamment pour les entreprises ?
Jérôme WaLLut : 2010-2014, Internet bascule et accélère ! Nous entrons dans la 3e génération, celle de la mobilité, du partage et de l’accessibilité.
Mobilité : en février 2014, 50 % de la connexion à un internet se fera au travers de mobiles (Gartner Group) contre moins de 20% aujourd’hui et 100 % des mobiles seront des smartphones c’est-à-dire connectés.
Partage : en juin 2010, l’internet de l’information (celui de Google) est rattrapé par celui du partage (celui de Facebook). En 2012, 24 millions de Français échangent et se distraient tous les jours sur Facebook.
Accessibilité : entrer en conversation sur Internet est devenu simple comme un jeu d’enfant et accessible à tous ceux qui le veulent avec pour seule limite leur propre curiosité. La connaissance du code et de l’infrastructure n’est plus nécessaire.
Ajouter à ce cocktail un quatrième composant, la vitesse des échanges, et toutes les raisons du bouleversement sont réunies. La conversation était limitée aux « geeks » dans les forums de discussion. Aujourd’hui, elle est ouverte à tous et tous en profitent. Conséquence : on assiste à un rééquilibrage des rapports de force où la conversation naturelle et spontanée de personnes partageant les mêmes passions ou préoccupations contrebalance la pression monétisée des messages des marques dans les médias de masse.
Réunies naturellement autour des sujets qui les concernent, ces « communautés » très bien informées, réactives et agiles sont conscientes de leur nouvelle influence et maîtrisent parfaitement leur principal atout, la vitesse. Le dernier exemple des « pigeons » en est une preuve intéressante : trois jours pour décortiquer la loi de finance et s’organiser. La vitesse des communautés en réseau n’est pas celle des institutions et des entreprises.
Les marques et les institutions sont, pour la plupart, passées à côté du phénomène de la conversation ces dix dernières années. Certes, ils ont intégré l’avènement du digital mais sans véritablement prendre en compte la révolution comportementale. Les entreprises, les institutions, les marques ont simplement transféré leurs investissements « média » vers Internet en misant sur la sophistication des techniques de ciblage rendant ce nouveau média très efficace en termes de visibilité et de transformation marchande. Elles ont intégré l’enjeu de visibilité lié au digital en conservant le modèle de masse. Elles ont « évité » la révolution de l’interactivité, de l’accessibilité et de la vitesse en oubliant d’écouter les milliers de conversations dont elles étaient l’objet dans les forums et dans les blogs.
Une démarche de sens
Comment appréhender ces publics épars, aujourd’hui, pour une entreprise ? N’y a-t-il pas une difficulté particulière pour définir des priorités dans les messages, les publics et pour définir des « parties prenantes » concernées par telle ou telle question ?
« 90% de ce qui est dit sur Coca-Cola n’est pas dit par Coca-Cola » partageait avec ses collaborateurs, Muhtar Kent, le CEO de Coca-Cola Company lors d’une convention en juin 2011. Certes, Coca-Cola est un cas exemplaire. Cependant, la grande majorité des entreprises, des marques et des institutions ne maîtrise plus qu’un tiers des messages les concernant, les deux autres tiers sont le résultat des conversations de leurs publics. Les marques qui ont pris conscience de cette réalité s’organisent pour reprendre la maîtrise du premier tiers et orchestrer les deux autres tiers, c’est-à- dire apprendre à entrer en conversation avec leurs publics. Quelques exemples de marques qui ont entrepris la démarche depuis quelques années ? Bouygues Telecom, RATP, Sodexo, Areva… Elles ont fait des erreurs mais elles ont beaucoup appris.
La multiplication et le décloisonnement des médias modifient également la donne. En effet, nous ne sommes plus séparément citoyens, collaborateurs, clients ou consommateurs, nous réunissons les quatre dimensions à la fois, elles sont indissociables. Informées et agiles, ces communautés sont toutes potentiellement de nouvelles « parties prenantes » capables d’influencer l’opinion de ceux qui s’interrogent ouvertement (3,3 milliards de questions posées par jour sur Google qui trouvent pour la plupart des réponses). L’enjeu pour les marques ou pour les institutions est donc d’entrer dans cette conversation avec une image et un propos maîtrisés, sans couture apparente entre tous les chapitres de leur communication : commerciale et marketing, corporate et interne, employeur et sociale, etc. Les marques qui ont entrepris cette démarche constatent que cette nécessité de cohérence est indissociable d’une « démarche de sens » augmentant la lisibilité de la marque et de son contrat. Cette exigence de sens est particulièrement forte chez les jeunes générations. Ne nous trompons pas, tous ces publics qui s’interrogent ont besoin des marques, et même plus, elles aiment les marques. Mais pour eux, le rééquilibrage des forces est synonyme de construction d’une nouvelle relation fondée sur une forme de confiance réinventée.
Une relation responsable
Pas d’angélisme, les publics savent que les marques sont « marchandes » mais ils tendent à engager une relation responsable avec elles. Ils savent que l’acte d’achat dépasse la simple consommation. Cet acte les engage également. À ce titre, la réputation de leur « partenaire » devient une information essentielle dans leur quête de relation.
On n’a jamais autant parlé de réputation en communication que depuis que la conversation est ouverte et accessible. Après l’enjeu de visibilité, l’enjeu de réputation est sans doute celui qui a fait bouger les marques. Là encore, celles qui ont mis en place une veille active et analytique des conversations les concernant ont pris de l’avance. La méthode ? Recenser toutes les thématiques et les sujets de conversation, identifier ceux qui les portent pour dresser une cartographie de son écosystème internet et de ses réseaux d’influenceurs. Analyser les conversations « à la main » pour identifier les signaux faibles comme les opportunités de conversation et enfin s’organiser pour que cette information précieuse irrigue, en interne, toutes les parties concernées. Cette démarche permet de mettre en place un tableau de pilotage des indicateurs de performance de la réputation.
Par ailleurs, pour peser sur l’opinion des publics, écouter leurs conversations spontanées doit permettre d’identifier les thématiques « actives » auxquelles la marque peut légitimement participer. C’est à l’issue de cette phase de définition et seulement à l’issue de cette phase, que la question des moyens se pose. Quelle plateforme de conversation ? Facebook, Twitter, LinkedIn, quel réseau utiliser ? Pour finir, cette démarche nécessite une organisation interne adaptée (souvent matricielle) et une sensibilisation des managers de tous les départements concernés par la thématique. Cette démarche n’est pas l’affaire d’une personne (le community manager) mais bien de tous les experts de l’entreprise.
Dépasser les craintes
Les dirigeants d’entreprises vous paraissent-ils adaptés aux pratiques de la communication digitale ? Quelles sont vos réflexions et préconisations en ce qui concerne la « gouvernance » du digital dans et par l’entreprise ? Le digital « appliqué » en entreprise est souvent le résultat d’une somme d’initiatives individuelles menées par des experts, souvent compétents, qui ont fait progresser les entreprises sur leurs terrains, mais souvent sans partage et sans cohérence. Et cela commence à avoir un coût (investissement redondant, coûts techniques, risque de marque, risque juridique, image perçue : lisibilité, réputation…). Certaines équipes dirigeantes ont pris de l’avance en intégrant de façon globale cette révolution, avec une organisation adaptée et une gouvernance « ouverte ». Cette gouvernance est souvent le résultat d’une expérimentation leur ayant permis d’apprendre de leurs erreurs (gestion en silos, centralisation et séparation des fonctions digitales, indicateurs de performances inadaptés). Une démarche agile leur a permis d’innover et d’imaginer une organisation propre au digital, souvent matricielle, proche du comité exécutif, et une gouvernance pilotée en réseau par les experts digitaux disséminés dans l’entreprise. Les coûts de cette démarche d’apprentissage sont finalement marginaux au regard de l’avance que ces équipes dirigeantes ont prises. Il est urgent pour toutes les équipes dirigeantes de dépasser leurs craintes – craintes infondées car, si les outils ont changé, les enjeux restent les mêmes – il est crucial, pour elles, d’exercer leur curiosité sur le sujet pour reprendre en main le pilotage de cette révolution technologique et comportementale pour activer, ainsi, les nouveaux leviers de l’innovation, voie royale de la sortie de crise.
Propos recueillis par Georges LÉONARD
(in la Revue Civique Hors-Série, Hiver 2012-2013)
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