Lutter contre la haine sur Internet : vers des avancées prochaines (par Marc Knobel)

Un nouveau texte de Loi, de lutte contre les haines – racistes, antisémites, sexistes et homophobes notamment – a été présenté par la députée Laetitia Avia et voté par l’Assemblée nationale. Ce texte avait été annoncé par le chef de l’Etat, Emmanuel Macron (le 20/02/19, à l’occasion du dîner du Crif). Quelques mois auparavant, un rapport avait été remis au Premier ministre Edouard Philippe, proposant une série de mesures destinées à sanctionner la propagation des haines sur Internet, notamment sur les réseaux sociaux. Marc Knobel, Directeur des études au Crif, Président de J’accuse !, association de lutte contre le racisme sur Internet, et conseiller éditorial de La Revue Civique, nous faisait alors ici l’analyse très détaillée et complète de ce rapport, qui était remis notamment par la députée Laetitia Avia (LaREM), Gil Taïeb, vice-Président du Crif et l’écrivain Karim Amellal . 

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Le Net est une jungle, il faut surfer sur Internet pour en juger et pour mesurer l’étendue du désastre. Les réseaux sociaux sont des défouloirs fous. Sur Facebook ou Twitter, les trolls (personnes qui postent des messages tendancieux sur les forums internet afin d’alimenter les polémiques) sévissent un peu partout, les extrémistes ou les islamistes investissent le Net. Au débat nécessaire et démocratique qui doit avoir lieu sur des questions essentielles et sensibles, se substitue souvent l’injure, les menaces se multiplient.

La haine, les haines racistes, antisémites et homophobes dévastent le réseau des réseaux. Il n’est d’ailleurs plus possible de discourir tranquillement, d’alimenter le débat et la réflexion, de parler d’un sujet sans que dans la seconde, une cohorte de givrés, de malades et d’extrémistes se ruent et viennent investir et polluer le Net. C’est pour tenter de palier à ces difficultés qu’un rapport sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur internet a été remis au Premier ministre, ce 20 septembre 2018.

Les principales propositions de ce rapport seront discutées d’ici à la fin de l’année dans le cadre des États généraux des nouvelles régulations numériques, lancés par le secrétaire d’État chargé du Numérique, Mounir Mahjoubi, approfondies par la réflexion de l’efficace Délégation Interministérielle à la Lutte Contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Haine anti-LGBT (Dilcrah), afin de s’inscrire dans la loi en 2019. Dans cet article, nous livrons la genèse d’une réflexion et le travail d’une mission.

Marc Knobel, historien, auteur, directeur des études du CRIF.

Rappel des faits

La France, si elle s’était dotée d’une législation antiraciste relativement complète en la matière, se devait néanmoins d’être particulièrement vigilante sur un certain nombre de points.

«Il nous faut aller plus loin.» C’est en ses termes qu’Emmanuel Macron en mars 2018 promettait une lutte renforcée contre la haine raciste et antisémite qui prospère sur Internet, lors du premier dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), sous son quinquennat.

Devant un millier d’invités, le chef de l’État disait vouloir mener «cette année» au niveau européen «un combat permettant de légiférer pour contraindre les opérateurs à retirer dans les meilleurs délais» les contenus haineux en ligne. Devant cet auditoire, le président annonçait qu’une mission serait alors confiée par le gouvernement à Gil Taïeb, vice-président du Crif, à l’écrivain Karim Amellal et à la députée Laetitia Avia, sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur Internet.

Ce combat «doit non seulement impliquer les pouvoirs publics, mais aussi la société civile et les plateformes», avait souligné Emmanuel Macron, désignant à cette occasion l’antisémitisme comme «le contraire de la République» et le «déshonneur de la France» (1). Emmanuel Macron répondait ainsi et en substance au président du Crif, Francis Kalifat, qui avait un peu plus tôt dans la soirée souhaité que les entreprises Internet «assument les mêmes responsabilités que les éditeurs de presse », soumis à un cadre juridique strict. Le Crif allait par ailleurs installer un «observatoire de la haine sur le net».

Quelques jours plus tard, le 19 mars 2018, le premier ministre présentait le nouveau plan de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, dont Internet est la première priorité. Lors de cette annonce, il était confirmé qu’un groupe de travail serait chargé de préparer une loi destinée à faire pression sur les plates-formes numériques.

Le plan sera piloté par la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Dans Le Monde du 19 mars 2018, le délégué interministériel, Frédéric Potier, en détaillait les grandes lignes, de la manière suivante :

«D’abord, nous porterons une initiative pour faire modifier le cadre européen. Mais sans attendre cette négociation, qui prendra du temps, nous ouvrons le chantier du cadre législatif national. C’est l’objet de la mission confiée à Karim Amellal [écrivain], Laetitia Avia [députée LRM de Paris] et Gil Taïeb [vice-président du CRIF]. Ils regarderont dans le détail les pistes d’ores et déjà retenues, notamment les propositions très concrètes faites par les associations, dont je salue le travail. Ainsi, les plates-formes devront avoir en France une représentation juridique [vers qui pourront se tourner les pouvoirs publics]. Elles devront rendre très accessibles les dispositifs de signalement pour que tout internaute puisse signaler facilement un contenu qui lui semble illicite. Nous devrons pouvoir fermer des comptes anonymes qui, de manière massive et répétée, diffusent des contenus de haine. »

Les principes étaient ainsi posés. La volonté politique étant (enfin) affirmée sur ce sujet et déclarée ouvertement (et surtout médiatiquement), le travail allait pouvoir commencer. Les choses allaient bouger, assurément.

Mais, pourquoi au fond, fallait-il en ce domaine faire évoluer nos/des règles et la logique d’action qui prévalait jusque-là ?

La responsabilité de l’hébergeur ? Était-ce un problème ?

Que dit la loi ?

Rappelons avant toute chose qu’un hébergeur est une personne, physique ou morale, «qui assure, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services» (Article 6-1-2 de la loi de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN).

L’article 6-I-2 dispose également que les hébergeurs «ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si elles n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible». Aux termes de cet article l’hébergeur doit donc, lorsqu’il est alerté d’un contenu illicite, agir promptement pour retirer ledit contenu ou en rendre l’accès impossible.

Cependant, les Gafa (hébergeurs) ne peuvent être poursuivis qu’aux termes d’une complexité décourageante. Une situation d’autant plus absurde que les journaux, eux, sont pénalement responsables de la moindre ligne publiée dans leurs colonnes. De fait, l’hébergeur continuait de bénéficier d’un régime de responsabilité très/trop atténuée. Ce qui, d’évidence est particulièrement injuste (par rapport aux journaux) et pose problème. Comme s’il fallait se contenter du minimum les concernant.

En décembre 2017, le secrétaire d’État chargé du numérique réagissait à ce propos et appelait les hébergeurs et les réseaux sociaux à faire preuve de la même promptitude dans la gestion des messages à caractère haineux que dans celles des contenus à caractère pornographique, supprimés en quelques minutes. «Quand on accueille plus de deux millions d’utilisateurs, on a une responsabilité qui n’est pas comme les autres. On devient une place où l’écho a une forte propagation», pointait-il.

Mounir Mahjoubi réclamait un traitement de ces contenus aussi rapide que pour la diffusion d’images à caractère pornographique. «On leur dit : vous qui êtes capables de vous mobiliser en quelques minutes pour un téton, mobilisez-vous pour un message de haine.» Le secrétaire d’Etat citait notamment en exemple l’Allemagne, dont une loi récemment votée au Bundestag reconnaissait une responsabilité de la plateforme et des réseaux sociaux quant aux contenus diffusés.

L’Allemagne a institué des amendes contre les plateformes du Web pouvant aller jusqu’à 50 millions d’euros 

Rappelons à ce propos que depuis le 1er janvier 2018, la loi imposait désormais en Allemagne à Facebook, Twitter, YouTube, Google et tous les autres plateformes du Web de supprimer systématiquement et sous 24 heures tout propos illégal et délictueux : message raciste ou antisémite, appel à la haine, à la violence, insultes, fake news… Sous peine d’amendes pouvant aller jusqu’à 50 millions d’euros. Le texte de cette loi, forcément redoutée par les grandes plateformes du web, est entré en vigueur en octobre, mais offrait un délai de trois mois aux sociétés pour s’organiser. L’identité des auteurs devant être dévoilée. Enfin, les internautes constatant un manquement à la nouvelle réglementation pourront saisir le ministère de la justice via un formulaire dédié. Bref, dans le monde du Web, une vraie révolution et une manière efficace somme toute de lutter contre le racisme et l’antisémitisme.

C’est dans ce contexte qu’en France se posait la question de la modération, plutôt de l’absence de modération des plateformes ou de déficiences graves constatées à ce sujet.

Des problèmes se posaient

Tentons de les lister.

1) La mise en œuvre de la plateforme de signalement (Pharos) du ministère de l’Intérieur est un progrès : ce dispositif, initialement réservé à la lutte contre la pédopornographie, a été étendu à tous les domaines, y compris le racisme. Mais il doit nécessairement s’accompagner d’efforts financiers et humains supplémentaires. Par ailleurs, on a très peu de bascule lorsque des signalements sont envoyés à Pharos. Pourquoi ? Enfin, lorsqu’un signalement est traité et si une suite doit être donnée, l’OPJ transmet les signalements au parquet. Néanmoins, les retours du parquet ne sont pas systématiques.

2) La Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme indiquait avec justesse sur son site Internet, le 26 juillet 2011, que le faible nombre de poursuites engagées et de condamnations prononcées pour propos racistes peut laisser subsister un sentiment d’impunité.

3) Les associations demandaient que l’ensemble des acteurs de la chaîne pénale porte une attention toute particulière au traitement de ces cas. Du point de vue du ministère public, on disait pouvoir trouver une solution alternative aux poursuites pénales, et néanmoins adaptée, à certains propos publics, mais il est nécessaire que les discours racistes les plus graves diffusés sur Internet soient portés devant la justice. Certains parquets ont d’ores et déjà pris l’initiative de s’appuyer sur les dispositions de l’article 50-1 de la loi du 29 juillet 1881 pour faire barrage à l’activité de sites illicites. Alors que la CNCDH invitait le ministère de la Justice à encourager dans ce sens l’action des parquets dans la lutte contre le racisme sur Internet.

Un sentiment d’impunité et des actes qui se multipliait

4) Malgré tout, il régnait un sentiment d’impunité ou d’indifférence. Les victimes se décourageaient, alors que dans le même temps, les propos racistes, antisémites et homophobes se multipliaient.

5) Les associations antiracistes et différentes institutions ont engagé des procédures afin de s’opposer à ces marchands de haine. Leur action est donc primordiale. Mais les moyens financiers limités les conduisent à se concentrer sur les cas les plus graves, au détriment du racisme ordinaire, ce qui est regrettable.

Bref, ce ne sont pas les problèmes qui manquaient. Mais, le problème le plus épineux était celui-ci…

L’absence de modération ?

1) Ce n’est pas avec quelques deux ou trois cent modérateurs francophones – dont la plupart sont physiquement installés dans d’autres pays (notamment en Afrique) – que ces entreprises ont été/sont/seront en capacité de modérer avec efficacité et rapidité. Cette main d’œuvre (bon marché) travaille difficilement et les cadences sont infernales. Se pose la question de savoir comment l’on peut raisonnablement modérer un post, si le modérateur dispose de 15 ou 30 secondes pour ce faire ?

2) Se pose également la question de la formation. Les formateurs sont-ils suffisamment formés à la tâche ? Ont-ils une connaissance spécifique de notre Droit, par exemple ? Quelle est leur culture historique ? Quelle connaissance ont-ils de nos questions sociétales concernant les enjeux de mémoire, les actes racismes et antisémites, les clichés, préjugés et stéréotypes, la montée du populisme ?

3) Comment peuvent-ils comprendre une situation compliquée s’ils sont en dehors de la France ?

4) Par ailleurs, les entreprises américaines ont développé un concept spécieux qui semble souvent se substituer aux dispositions pénales en matière de lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Ce concept est dénommé : termes du service ou standards de la communauté. Qui fixe la règle ? Les internautes ? Non, ce sont les dites sociétés (américaines) qui fixent unilatéralement la règle. Une règle subjective, toute à leur avantage.

5) Or, les sociétés américaines ont en tête le premier amendement de la Constitution américaine. La logique est américaine. Faire bouger ces mastodontes, nés dans l’environnement juridique américain où la liberté de parole est moins encadrée, est chose compliquée.

Les propositions de 5 associations antiracistes

C’est dans ce contexte difficile que des associations antiracistes (la LICRA, le MRAP, l’UEJF, SOS Racisme et J’Accuse) élaboraient une sorte de charte.

Sept mesures concrètes et facilement mises en œuvre étaient proposées par ces associations afin de lutter contre l’impunité des propos haineux sur internet avec le concours actif des hébergeurs :

1. Imposer aux hébergeurs non-établis sur le territoire français de désigner un représentant local assumant leurs responsabilités en matière d’antisémitisme, de racisme, de négationnisme ou de discriminations ;

2. Étendre le dispositif de signalement prévu par la LCEN à tous les contenus à caractère antisémite, raciste, négationniste ou discriminatoire ainsi qu’aux moteurs de recherche ;

3. Assouplir le dispositif de signalement ;

4. Améliorer l’identification des auteurs ;

5. Renforcer le dispositif répressif existant ;

6. Étendre les possibilités d’intervention du juge pour ordonner la fermeture de comptes ou de profils véhiculant des discours de haine à caractère antisémite, raciste, négationniste ou discriminatoire ;

7. Étendre l’obligation de transparence des hébergeurs quant aux moyens mis en œuvre.

La mission se met au travail. Que fait-elle ?

Parallèlement et pour tenter de résoudre tous les problèmes qui se posaient ici ou là, la mission se mettait officiellement au travail.

Karim Amellal, écrivain et enseignant à Sciences Po, explique la méthodologie suivie alors.

«Nous avons essayé de rencontrer, dans le laps de temps très court qui nous a été imparti (4 mois), un maximum de monde et d’entendre tous les avis, afin de nous aider à nous forger le nôtre : les acteurs de la société civile, d’abord, et notamment les associations antiracistes, de victimes, qui font un travail remarquable et ont porté, au cours de l’année écoulée, de nombreuses propositions fortes qui ont largement nourri notre travail ; les acteurs du Net, et en particulier les entreprises concernées par la lutte contre la haine en ligne, les réseaux sociaux, les associations professionnelles, mais aussi des défenseurs de la liberté du net, des start-up ; de nombreux experts et professionnels ensuite, qui étudient ce sujet depuis longtemps et nous ont éclairé sur des aspects techniques ; enfin, tous les acteurs qui, au sein ou au pourtour de l’Etat, œuvrent dans ce domaine : la justice, bien sûr, mais aussi les policiers, des autorités administratives indépendantes, Pharos et bien d’autres encore. En tout, nous avons procédé à 75 auditions et réalisé trois déplacements importants : en Allemagne, un pays essentiel dans ce domaine qui a adopté une législation qui a nourri notre réflexion, en Angleterre où les associations de victimes sont très actives et réactives, à Bruxelles pour rencontrer ceux qui, à la Commission européenne ou au Conseil, travaillent sur ce sujet (2)».

De gauche à droite : Gil Taieb, vice-Président du Crif, Mounir Mahjoubi, Secrétaire d’Etat chargé du numérique, Édouard Philippe, Premier Ministre, Laetitia Avia, Députée LREM, et Karim Amellal, écrivain et enseignant à Science-Po Paris (©CRIF)

Gil Taieb complète cette explication, de la manière suivante.

«La mission que le Gouvernement nous a confié avait des termes bien précis et une feuille de route très claire. Nous avons eu quatre mois et demi pour répondre à la commande du Gouvernement faite lors du discours du Président de la République au dernier Dîner du Crif. Au cours de ces mois de travail, nous avons d’abord interrogé 200 personnes actrices du numérique pour obtenir un état des lieux complet. Notre cheminement a ensuite simplement été celui d’un internaute. Nous avons par exemple voulu savoir quelle était la démarche à suivre pour effectuer un signalement de contenu sur un site Internet. Nous nous sommes heurtés à deux difficultés principales. La première était d’ordre technique : il n’est pas évident de suivre les méandres des pages Internet pour signaler un contenu.»

« Obliger les plateformes à s’intéresser au problème » 

«La seconde difficulté poursuit Gil Taieb, a été de trouver comment obliger les plateformes à s’intéresser de plus près au problème des signalements et à les prendre en compte. Nous avons ainsi proposé une recommandation de responsabilisation de ces plateformes. Cette responsabilisation passe par une obligation de supprimer un contenu signalé dans un délai de 24 heures. En cas de non-respect de ce délai, l’amende est fixée à 37 millions d’euros. Cette proposition s’inspire du modèle allemand récemment mis en place et qui déjà fait ses preuves. Au cours de ces mois de travail, nous avons aussi découvert l’existence de «contenus gris». Il s’agit de contenus potentiellement racistes ou antisémites, mais pas suffisamment clairs pour être identifiés comme tel. Notre recommandation suggère de les retirer de manière systématique, de les placer « en quarantaine », et de les faire évaluer par une commission dédiée (3).

Les 20 propositions de la mission

Au final, les propositions sont nombreuses, elles sont prometteuses car elles ont été élaborées avec cohérence et sérieux. Sachant par ailleurs que les principales propositions seront discutées d’ici à la fin de l’année dans le cadre des États généraux des nouvelles régulations numériques, lancés par le secrétaire d’État chargé du Numérique, Mounir Mahjoubi, approfondies par la Délégation Interministérielle à la Lutte Contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Haine anti-LGBT (Dilcrah), afin de s’inscrire dans la loi en 2019.

Quelles en sont les grandes lignes ?

  1. Encourager les internautes à signaler les messages haineux est la première pierre du dispositif. Pour cela, les auteurs du rapport préconisent «une procédure de signalement uniformisée, clairement identifiable par un logo standardisé».
  2. Précisons que le gouvernement entend également faciliter les dépôts de plaintes. Deux pistes sont à l’examen, présentes dans le projet de loi de programmation et de réforme de la Justice qui arrive au Sénat début octobre : la possibilité de porter plainte en ligne et l’utilisation des ordonnances pénales permettant de juger sans audience.
  3. La mission préconise un délai de 24 heures mais Matignon précise qu’il pourrait être encore plus court à partir du signalement d’une autorité publique ou agréée. Le projet de règlement européen sur les contenus terroristes, cité en exemple, le fixe à une heure. Quelle pourrait être cette «autorité publique de régulation» ? La question n’est pas encore tranchée, le gouvernement étant attentif à ne pas multiplier ces instances (4).

Quelques incertitudes cependant

Certaines propositions pourraient faire l’objet de critiques substantielles.

Tentons de les énumérer. Que penser par exemple du jugement sans procès (de/des délits racistes) par un juge unique statuant par ordonnance pénale ? Quid de la suppression subséquente des peines d’emprisonnement jusqu’ici encourues et la création extra-legem d’une nouvelle catégorie d’acteurs ? Comment comprendre ce que seront ces/les «Accélérateurs de contenu » ? Que veut-on dire par là ? Que penser de l’institution d’une autorité administrative investie d’un pouvoir de blocage et de sanction financière (5) ? Ces points nécessitent sûrement une réflexion plus approfondie.

Quelles sont les recommandations du rapport ?

Énumérons maintenant ce que sont les recommandations de cette mission (6).

Recommandation 1 :

Imposer aux grandes plateformes un délai de 24 heures pour retirer les contenus manifestement racistes ou antisémites.

Recommandation 2 :

Imposer aux grands opérateurs un représentant légal au sein de l’Union européenne.

Recommandation 3 :

Imposer aux grands opérateurs des obligations de transparence en matière de retrait, déréférencement et blocage des contenus illicites.

Recommandation 4 :

Rendre dissuasives les amendes prévues en cas de manquement, par les grands réseaux sociaux et moteurs de recherche, à leurs obligations de retrait ou de déréférencement de contenus, comme de coopération avec les autorités judiciaires, en en multipliant le montant par 100. La mission a choisi de suivre l’exemple allemand en fixant un montant à effet dissuasif à l’encontre de ces opérateurs. Ne serait-ce que par son impact psychologique, la multiplication par 100 des montants actuels participe de cet objectif, soit un montant maximal de 37,5 millions d’euros pour les personnes morales et 7,5 millions d’euros pour les personnes physiques.

Recommandation 5 :

Porter à l’échelle européenne un projet de création d’un statut particulier d’hébergeur induisant une responsabilité renforcée s’agissant du traitement des contenus illicites.

Recommandation 6 :

Créer une autorité de régulation des contenus illicites sur Internet en charge notamment de contrôler la mise en œuvre des objectifs de lutte contre les propos haineux en ligne.

Recommandation 7 :

Créer une instance de dialogue entre toutes les parties prenantes (autorité de régulation / plateformes / société civile), chargée notamment de mettre en œuvre un code de conduite national.

Recommandation 8 :

Créer un logo unique de signalement des contenus illicites, visible et identifiable sur toutes les plateformes.

Recommandation 9 :

Imposer une procédure uniformisée et applicable à toutes les plateformes pour le signalement des contenus illicites ainsi que les recours contre ces signalements.

Recommandation 10 :

Créer une procédure simple et rapide, sous le contrôle du juge, afin de bloquer des sites manifestement racistes et antisémites, sur le modèle de la procédure appliquée pour les jeux en ligne illégaux.

Recommandation 11 :

Encourager les annonceurs à publier la liste des emplacements de diffusion de leurs annonces en ligne, afin de lutter contre la publicité sur des sites diffusant la haine.

Recommandation 12 :

Créer un mécanisme de dépôt de plainte en ligne pour les victimes de propos racistes et antisémites sur Internet.

Recommandation 13 :

Sanctionner les auteurs de propos haineux par des amendes fortes, des stages de sensibilisation à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ou des travaux d’intérêt général, prononcés par le juge pénal, par ordonnances pénales.

Recommandation 14 :

Créer des chambres pénales spécialisées dans le traitement des infractions (actes et propos) relatives au racisme, à la discrimination, à l’antisémitisme, en ligne et hors ligne.

Recommandation 15 :

Encourager la publication en ligne des décisions de justice.

Recommandation 16 :

Renforcer les modules de formation au dispositif de lutte contre la cyberhaine en formation initiale et continue pour les magistrats et les policiers et gendarmes.

Recommandation 17 :

Créer un observatoire de la cyberhaine.

Recommandation 18 :

Renforcer les dispositifs d’éducation et de formation contre la cyberhaine à destination de la jeunesse, en particulier des publics les plus vulnérables.

Recommandation 19 :

Diffuser via les réseaux sociaux des campagnes de contre-discours face aux discours de haine et de sensibilisation du public sur les dangers des discours de haine sur Internet.

Recommandation 20 :

Imposer aux plateformes la mise en place d’un « kit » d’information destiné aux victimes de cyberhaine, comprenant notamment un lien vers le module de dépôt de plainte en ligne.

 

Le Premier ministre communique

Au final, que fera-t’on de tout cela ?

S’agit-il d’un énième rapport que l’on remet officiellement au Premier ministre et que l’on oublie/oubliera de sitôt ? L’engagement du chef de l’Etat, Emmanuel Macron, le 20 février, indique qu’une accélération est décidée en ce domaine. Un communiqué de presse de Matignon (engageant donc Matignon) était par ailleurs publié le 20 septembre 2018. Dans ce communiqué, il est indiqué que le Premier ministre a confirmé aux auteurs du rapport que le Gouvernement partage le sens d’un grand nombre de leurs recommandations.

C’est le cas, entre autres, des propositions suivantes, précise le communiqué:

– la volonté de rendre plus claires et plus simples les procédures de signalement des contenus illicites

la fixation d’un délai maximal pour le retrait des contenus haineux : le Premier ministre a indiqué que le délai de 24 heures, proposé par la mission, peut être envisagé s’il est entouré des garanties juridiques appropriées. Ce délai peut même être beaucoup plus court s’il est décompté à partir du signalement d’une autorité publique ou agréée, sur le modèle du projet de règlement européen sur les contenus terroristes ;

la mise en place de sanctions financières très dissuasives pour les opérateurs qui ne s’acquittent pas de leurs obligations en matière de retrait des contenus haineux.

Il s’est également montré favorable aux propositions visant à rendre plus rapide et plus efficace le traitement judiciaire des infractions racistes et antisémites en ligne. La possibilité de déposer plainte en ligne, permise juridiquement par le projet de loi de programmation et de réforme pour la Justice, sera ouverte dès l’aboutissement des développements techniques nécessaires.

Le Gouvernement est également ouvert à l’idée de simplifier la procédure judiciaire pour permettre de sanctionner plus rapidement les auteurs de ces infractions.

Le Premier ministre a pris trois engagements de méthode pour la bonne poursuite des travaux sur ce sujet essentiel.

D’une part, les propositions du rapport devront être approfondies dans le cadre des états-généraux des nouvelles régulations numériques, lancés il y a quelques semaines par le secrétaire d’État chargé du Numérique, Mounir Mahjoubi. Cela devait permettre d’assurer la cohérence des orientations gouvernementales sur le traitement des différentes catégories de contenus illicites en ligne, communique encore Matignon.

D’autre part, le Premier ministre a confirmé l’intention du Gouvernement de proposer au Parlement, en 2019, une modification de la loi applicable. Enfin, sous l’autorité du Premier ministre et du secrétaire d’État au Numérique, le délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme est chargé d’assurer la coordination du suivi des préconisations du rapport. Ces travaux devront rechercher le juste équilibre entre une lutte déterminée contre les discours de haine et la préservation de la liberté d’expression.

Le Premier ministre a également rappelé la nécessité de situer également ce combat au plan européen. A cet égard, il a pris connaissance avec un vif intérêt des propositions de Mme Avia et de MM. Amellal et Taieb visant à définir un statut « d’accélérateur de contenus » pour appréhender juridiquement des opérateurs dont l’activité consiste à mettre en avant, référencer ou hiérarchiser des contenus en ligne – et qui ne sont donc, ni de simples hébergeurs, ni des éditeurs. Le Gouvernement est favorable à une initiative européenne sur ce sujet. Celle-ci pourra être lancée après qu’aura été franchie une première étape avec l’adoption du règlement européen sur le retrait des contenus terroristes – sujet sur lequel la Commission européenne vient de présenter un projet que le Gouvernement tient à saluer.

Conclusion provisoire

Ce rapport constituait un progrès, indéniablement. Il répond aux attentes nombreuses, aux questions posées et difficultés rencontrées par les associations, les particuliers et les internautes pour lutter contre le racisme, l’antisémitisme ou l’homophobie en ligne. Si le travail de cette mission -en collaboration avec la Dilcrah- est positif, il importe maintenant de transformer l’essai en traduisant cette volonté dans la loi le plus rapidement possible. Reste enfin à apprécier en pratique -et la pratique est souvent un art- comment toutes ces mesures seront mises en œuvre, le plus rapidement et concrètement possible.

Marc Knobel, historien, essayiste, Président de J’accuse !
(septembre 2018; actualisé février 2019)

Le livre de Marc Knobel, qui est aussi membre du conseil éditorial de La Revue Civique.

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1) Le Monde du 8 mars 2018.

2) https://chronik.fr/karim-amellal-lutter-contre-racisme-lantisemitisme-internet-implique-de-sattaquer-aux-racines-mal.html

3) http://www.crif.org/fr/actualites/crif-rapport-gouvernemental-sur-la-haine-sur-internet-entretien-avec-gil-taieb

4) La Croix, Le Figaro, Le Monde et Libération du 20 septembre 2018.

5) Je suis reconnaissant à Maître Stéphane Lilti d’avoir évoqué ces différentes questions avec moi.

6) Voir à ce sujet : https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2018/09/rapport_visant_a_renforcer_la_lutte_contre_le_racisme_et_lantisemitisme_sur_internet_-_20.09.18.pdf