Spécialiste des questions de sécurité, auteur de « Place Beauvau » (Robert Laffont, 2006), Jean-Michel Decugis, après avoir été journaliste au Figaro et au Point, travaille actuellement à la chaîne d’information en continu, I>Télé (groupe Canal Plus).
Après la révélation d’un « raté » des services de sécurité français (le 23 septembre 2014), trois djihadistes revenant de Turquie n’ayant pas été signalés dans le bon avion par les autorités turques, il répond aux questions de la Revue Civique, notamment sur les emballements médiatiques qui, parfois, faute de vérifications des « faits », aboutissent à des approximations, voire des contre-vérités.
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La REVUE CIVIQUE : Dans l’extrême rapidité de circulation de l’information, on peut s’interroger sur les contours et les raisons dans ce qui est apparu comme un gros « couac » des services de sécurité français, trois djihadistes ayant la semaine dernière été apparemment surpris, à Marseille, de ne pas avoir été arrêtés par les policiers à leur descente d’avion. Vous-même, chef de service police-justice à I>Télé (chaîne d’information continue), spécialiste des questions de sécurité, n’avez-vous pas l’impression que l’information va parfois trop vite, et que les vérifications ne sont pas toujours faites, faute de temps ?
Jean-Michel DECUGIS : Qu’il y ait parfois des emballements médiatiques et des informations non vérifiées qui sortent, c’est certain. Mais là, ce n’est pas le cas. L’information concernant l’arrestation des trois djihadistes m’a été confirmée par le Ministère de l’Intérieur de même qu’ensuite aux autres médias. Je peux vous dire que j’avais bien préparé ce sujet, cela faisait une semaine que j’étais au courant de ce retour de trois djihadistes en France par une source extérieure aux services de police et de renseignements. J’ai eu entretemps plusieurs contacts avec le Ministère de l’Intérieur. Il faut savoir que la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) est sous l’autorité du ministre de l’Intérieur. Selon plusieurs sources, je savais que le vol des djihadistes présumés partirait à 11h d’Istanbul et qu’il arriverait à Orly, vers 13 h15.
J’ai décidé d’attendre l’arrivée de l’appareil pour diffuser l’information. À 13h30, j’ai mis en ligne l’information selon laquelle ils avaient été expulsés, interpelés et qu’ils allaient être placés en garde à vue par la DGSI. I>Télé, à travers moi, a été le premier média à diffuser cette information, elle a été ensuite reprise par tous les autres médias auprès desquels l’info était confirmée.
Il y a eu, ensuite, le commentaire du Ministre de la Défense, à propos d’une omission « malencontreuse » du côté de la Turquie, les policiers turcs n’ayant pas prévenu que les trois djihadistes avaient changé d’avion, et finalement pris un avion turc pour Marseille…
La première erreur, le premier « couac », c’est qu’il y a eu une mauvaise communication entre les services turcs et les services français.
Le vol devait partir à 11h, au dernier moment le pilote de la compagnie turc a refusé d’embarquer les trois personnes et leur fait quitter l’avion ; ils restent même inscrits sur la feuille de route des passagers. Visiblement, à ce moment, les autorités turques n’avertissent pas les autorités françaises que les trois individus n’ont pas pris l’avion prévu et vont prendre le suivant, d’une autre compagnie, à destination de Marseille.
C’est cela le nœud du « raté », non ?
Oui, c’est le premier « couac » qui entraîne tout le reste. C’est pour cela que Bernard Cazeneuve s’est empressé, le lendemain, de dire que c’était la faute d’une mauvaise coopération avec les Turcs. Il est même parti rapidement pour la Turquie pour « mettre les choses à plat », rencontrer les autorités et mettre en place de nouvelles procédures.
Cependant il faut savoir qu’il y a beaucoup de policiers à Istanbul. Il y a l’attaché de sécurité auprès de l’ambassade de France, qui est chargé de s’informer de ce genre de choses. Il aurait normalement dû être à l’aéroport pour vérifier que les trois individus étaient bien dans l’avion, que l’avion était bien parti et le signaler ensuite aux autorités françaises. Apparemment il n’aurait pas été mis au courant par les autorités turques que l’avion était parti sans les individus visés.
Il y a aussi l’attaché d’immigration, qui est aussi une personne sensée s’occuper de ce type de problème. Il y aussi d’autres services qui sont représentés car Istanbul est un endroit très important dans la lutte contre le terrorisme. On peut donc dire que c’est la faute des Turcs mais les équipes françaises n’étaient visiblement pas présentes dans l’aéroport et c’est, à mon avis, aussi une erreur. Il faut rappeler que parmi les trois djihadistes il y avait notamment le beau-frère de Mohammed Merah et un des amis d’enfance du tueur de Toulouse, déjà condamné à quatre ans de prison pour association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste.
Par ailleurs, ces trois personnes étaient connues et surveillées depuis longtemps en France, avant leur départ il y a huit mois en Syrie. N’y a-t-il pas une hypothèse que ces personnes « ratées » à leur arrivée à Marseille auraient pu être suivies pendant quelques jours, afin d’en savoir plus sur leurs relations, et qu’une fuite aurait perturbé une opération de filature ?
Non, ce n’est pas possible. Ils devaient arriver à Orly mais ils sont arrivés à Marseille et personne n’était au courant. Comme les Turcs n’avaient pas transmis l’information, ces djihadistes n’étaient pas attendus au bon endroit, et ils ont juste passé le contrôle habituel sans problème…
C’est possible que personne ne les attendent à Marseille ? Les passagers des vols qui viennent de Turquie sont, on imagine, en pleine guerre contre les djihadistes en Irak et Syrie, regardés de très prés…
Hélas lorsqu’il s’agit de ressortissants avec des passeport français les contrôles sont aléatoires. Il y a des vols sensibles qui arrivent tous les jours, plusieurs fois par jour même et on ne peut pas contrôler tout le monde.
Dans notre cas, les suspects arrivent à Marseille et personne n’est au courant, il va y avoir deux problèmes à ce moment là : tout d’abord une panne du système informatique CHEOPS (un système qui regroupe 42 fichiers, dont ceux de la police, de la gendarmerie, de l’antiterrorisme, etc.). Ce type de panne arriverait assez souvent, selon les syndicats de police.
Ensuite, et c’est cela qui est plus qu’étonnant, il est dit que cela n’aurait rien changé si ce système n’avait pas été en panne. Ces trois personnes sont des ressortissants français, donc dotés de passeports français : ils arrivaient sur les files « ressortissants européens » où les contrôles de passeport ne sont qu’aléatoires. En moyenne une personne sur dix, tout au plus, est ainsi contrôlée parmi les ressortissants européens.
Les autorités ont quand même en main la liste de tous les passagers ?
Non, pas au niveau de la réservation, seulement après embarquement
Les coopérations des services de sécurité et de renseignements devraient être telles, en une telle période de conflit, qu’ils devraient se transmettre ces informations ?
Les services d’un pays peuvent dire « on exclut ce type là, donc venez le chercher à l’arrivée de l’avion chez vous» ; mais aucun policier français n’a le droit de les accompagner si les individus montent dans un avion sans que les services ne le signalent, ces individus peuvent passer entre les mailles du filet.
Les trois djihadistes faisaient l’objet d’une « fiche S », c’est-à-dire faisant l’objet d’une surveillance particulière. Mais s’ils ne sont pas contrôlés, pas moyen de deviner qui ils sont : vu que le contrôle est aléatoire, ils peuvent passer entre les mailles du filet.
Propos recueillis par Paul TEMOIN