Secrétaire national de Synergie-Officiers, Commandant de Police et auteur de « La délinquance des mineurs. Relever le défi », Mohamed Douhane est intervenu au colloque « Terrorisme et trafics, enjeux actuels ». Voici le texte de son intervention.
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Je voudrais commencer mon propos en relevant que le commerce illégal de marchandises (synonyme de trafic) a toujours existé, et ce depuis des siècles (…) Je poursuivrai en disant également qu’il tout à fait pertinent de ne pas déconnecter la situation internationale, des enjeux nationaux, car les deux sont intimement liés et j’ai écouté les participants de la première table ronde avec un vif intérêt.
En effet aujourd’hui nous vivons dans un monde globalisé, mondialisé, ouvert, dans lequel les personnes et les biens et circulent encore plus librement et plus facilement. Et c’est dans ce monde-là que les trafics en tous genres prospèrent.
Je citerai pèle mêle : le trafic de stupéfiants bien sûr ; le trafic d’armes ; le trafic de biens culturels (dont le trafic d’œuvres d’art) ; le trafic de cigarettes de contrebande ; la traite des êtres humains ; le trafic de faux médicaments ; le trafic de véhicules volés ; le trafic d’organes ; le trafic d’animaux…
Comment donc se présente la réalité aujourd’hui ?
La synthèse des faits relevés par les enquêtes réalisées par l’observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) et demain du nouveau service statistique du Ministère de l’Intérieur nous permettent déjà aujourd’hui de faire un diagnostic de la réalité et de dégager certaines tendances.
Mais ne nous leurrons, ce diagnostic n’aura jamais la précision qu’on pourrait attendre, et ce pour une raison simple. Nous le savons, nombre de crimes et délit échappent à la connaissance des forces de l’ordre. Les chiffres collectés reflètent plus l’activité des services de police et de gendarmerie et l’attitude des victimes (notamment leur propension à déposer plainte) que l’évolution de la délinquance proprement dite.
Il existe donc un vrai écart entre la délinquance enregistrée par les services et la délinquance réelle, c’est à dire celle qui est subie par la population. L’état des trafics dans notre pays est par conséquent beaucoup plus important que ce que révèle les chiffres officiels.
Bien que les données statistiques soient parfois sujet à caution et donc doivent être interprétés avec prudence, il semble que les trafics les plus prospères dans le monde mais aussi en France sont le trafic de drogues et le trafic des armes.
C’est donc sur 2 domaines principaux que je vais concentrer mon intervention en vous donnant quelques éléments d’analyse et de réflexion. Je vous dirai quelques mots également quelques mots sur la contrebande de cigarettes, s’il nous reste un peu de temps.
Les trafics de stupéfiants
Selon les estimations de la DCPJ, fondées sur la consommation, ce secteur porterait sur un chiffre d’affaires de 2 milliards d’Euros : cannabis, héroïne, cocaïne et produits de synthèse comme les amphétamines et les substances proches de l’ectazy.
Les trafics de stupéfiants connaissent depuis deux décennies une véritable mutation, qui révèle l’importante capacité d’adaptation des trafiquants, avec toujours plus d’organisation, de professionnalisation et de recours à l’usage des armes à feux, pour échapper aux forces de l’ordre, garantir la sécurité des dealers ou protéger la marchandise.
Ainsi, si on se concentre sur l’état des trafics de ces dernières années, on a pu observer plusieurs phénomènes :
1/ Une logique économique qui conduit aujourd’hui les grossistes (les importateurs) à proposer des offres nouvelles (produits de synthèse) pour des usagers devenus des « polyconsommateurs ».
2/ Le blanchiment de l’argent de la drogue est pleinement intégré dans la stratégie des trafiquants. On est ainsi passé d’une logique d’économie souterraine « traditionnelle » à une logique financière de type criminel.
3/ Les trafics de stupéfiants ne sont plus l’apanage des zones urbaines sensibles mais sont présents sur tout le territoire national et notamment en zones périurbaines et rurales.
4/ La culture d’herbe de cannabis en intérieur, ce qu’on appelle la cannabiculture domestique, tend à concurrencer de plus en plus les filières traditionnelles.
Si on s’intéresse à ce qui se passe dans nos quartiers, des quartiers Nord de Marseille à ceux de Seine St Denis, on constatera aisément que les petits trafics de cannabis au pied des barres d’immeubles se sont professionnalisés autour de réseaux organisés et hiérarchisés.
Un réseau de trafic de « stups », c’est une véritable organisation. Il est constitué de cinq types de « métiers spécialisés » avec des responsabilités particulières :
-l’importateur, en contact avec des exportateurs à l’étranger, auprès desquels il se déplace pour organiser l’acheminement en France
-le « caïd » ou tête de réseau, au contact des gros importateurs, il alimente la cité en stocks de drogue et emploi des hommes de main pour « protéger » son secteur
-la « nourrice » : personne de la cité qui prête une pièce de son appartement pour le stockage de la drogue, en échange par exemple du paiement de son loyer
-le « dealer », qui sur le terrain est au contact des consommateurs, par exemple au pied des immeubles ou dans des halls, et assure la vente de drogue
-le « guetteur », qui alerte les dealers en cas d’arrivée de la police ou d’individus suspects dans le quartier
Les trafiquants se dotent de plus en plus souvent d’une logistique financière avec du blanchiment à l’étranger.
Ils organisent même des arrangements avec « la concurrence » pour éviter la chute des prix ou tout simplement une guerre sanglante, toujours pénalisante pour les affaires.
Le cannabis est le produit stupéfiant le plus consommé (1.2 million de consommateurs réguliers et 550 000 usagers quotidiens) et sa principale source d’approvisionnement est le Maroc, via l’Espagne. La drogue emprunte soit le passage Tanger/Sète par voie maritime, avec une remontée par la route, soit le passage Tanger/Algésiras (En Espagne)
On sait que des centres de stockage de quantité importante de résine de cannabis sont concentrés dans le sud de l’Espagne, ou certains grossistes français se sont implantés pour diriger leurs trafics, lorsqu’ils ne sont pas directement installés au Maroc.
L’héroïne quant à elle est produite à 80% en Afghanistan, elle emprunte la route des Balkans pour pénétrer le marché européen essentiellement par des organisations turques, albanaises et pakistanaises.
L’évolution du trafic est à la baisse depuis 2010, ce qui est réjouissant même si ce qui est inquiétant est que la qualité et le taux moyen de pureté sont en baisse également.
Enfin pour la cocaïne, c’est l’Afrique de l’Ouest et la République Dominicaine qui demeure l’un des principaux lieux de stockage et de redistribution, de cette drogue en provenance d’Amérique du Sud, de Colombie en particulier.
Si on se réfère aux chiffres de l’observatoire national de la délinquance, on constate depuis plusieurs années que les saisies de cannabis sont en hausse constante, les saisies de cocaïne se stabilisent alors que les saisies d’héroïne sont baisse.
Et tous les ans, se sont près de 200 000 personnes qui sont mises en cause, la grande majorité d’entre eux pour simple usage. Les vrais trafiquants ne représentant à peine que 10% d’entre eux.
Les trafics d’armes
Selon certaines sources, entre 3 et 7 millions d’armes circuleraient de façon illégale sur le territoire national
Les deux principales sources d’approvisionnement sont connues : les trafics alimentés par les pays des Balkans (suite aux conflits des années 90) et les trafics initiés par des amateurs d’armes, tireurs sportifs ou collectionneurs. Ils alimentent aussi bien le milieu du banditisme et du crime organisé, celui de la délinquance des cités sensibles que celui des collectionneurs peu regardants sur l’origine des armes.
Depuis quelques années, l’actualité marseillaise mais aussi celle des quartiers sensibles d’île-de-France, nous rappelle le nombre impressionnants des règlements de comptes mortels, sur fond de trafics de stupéfiants.
Et bien évidemment ces armes alimentent aussi le terrorisme. Il faut se souvenir de l’arsenal de guerre impressionnant que détenait Merah pendant les tueries de Toulouse en 2012, et plus récemment les assassins des attentats de Charlie Hebdo et de l’épicerie Kacher. Toutes les armes de gros calibres (pistolets automatiques 11.43, fusils mitrailleurs etc..) provenaient du marché noir et des trafics.
La contrebande de tabac et de cigarettes
La contrebande de marques originales ou de contrefaçons sont en pleine expansion en France. La Chine est le premier producteur, suivis des États de l’ex-URSS. Elles dopent en tout cas les ventes et la consommation.
Les cigarettes étant fortement taxées et faciles à transporter, elles font l’objet d’une demande importante et les peines encourues sont relativement faibles si on les compare à celle qui frappent les trafiquants de stupéfiants, par exemple.
Toutes ces caractéristiques font du trafic illicite de tabac une activité idéale pour les groupes criminels.
C’est en tout cas une perte pour l’Etat, de près de 3 milliards d’euros par an. Et pas moins de 5 000 débits de tabac ont fermé, en 10 ans, du fait de la contrebande.
Ces trafics (de stupéfiants, d’armes, de cigarettes, etc) doivent être intégrés à part entière dans tous les dispositifs destinés à combattre le terrorisme.
Car aujourd’hui les liens entre le terrorisme et la criminalité organisée, sur laquelle repose les trafics en tout genre, ne fait plus aucun doute.
L’actualité de ces dernières années montre clairement que beaucoup d’individus passent par le crime organisé et la délinquance de droit commun avant de devenir des terroristes. Ils financent fréquemment leurs actes en commettant des délits de droit commun ou sont tout simplement en relation avec des délinquants qui vont leur procurer des armes, des munitions, des moyens logistiques ou financiers et des lieux d’habitation pour préparer leur coups ou organiser leur fuite.
Qu’ils s’expriment dans la rue, ou de façon souterraine, les trafics accentuent aussi le sentiment d’insécurité dans la population.
Les trafics sur la voie publique avec leur lot de nuisances, de provocations et de règlements de compte sont anxiogènes. La sur-médiatisation des faits divers accentue ce phénomène. Il suffit de regarder les journaux télévisés et les nombreux documentaires télé pour s’en rendre compte.
Par conséquent, la lutte contre les trafics en tous genres et contre ce qui relève de l’économie souterraine est un véritable défi qui appelle des réponses urgentes et pragmatiques.
Une priorité: il est impératif de renforcer en moyens humains et logistiques de ce qu’on appelle communément les différents maillons de la chaîne pénale que sont la police, la gendarmerie, les douanes – qui ont un rôle important dans le domaine de la lutte contre les trafics de stupéfiants – et enfin la justice.
A ce titre, la police nationale dispose d’offices centraux et de brigades de police judiciaire dont la réputation a largement franchi les frontières de l’hexagone : la BRB, la Crim, la BRI (anti gangs), les Stups, l’office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO), l’office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS), etc… sont des unités prestigieuses dont les résultats sont remarquables.
Sur le plan pénal, il y a la nécessité de cibler les réponses judiciaires, en prenant mieux en compte le profil des délinquants. Pour les primo délinquants, je pense qu’il faut développer les réponses éducatives et réparatrices, mais pour les délinquants récidivistes, la justice doit agir avec fermeté, en appliquant des peines sévères et dissuasives. Le sentiment d’impunité qui règne parmi les délinquants trafiquants et en particulier les récidivistes est devenu insupportable aux victimes. Policiers et magistrats en sont les premiers témoins.
Il est aussi impératif de rompre avec la culture de l’excuse, qui imprègne trop souvent les débats sur les trafics. Je le dis sans ambiguité, un trafiquant ce n’est pas un Robin des bois des temps modernes, qui distribue ses bénéfices aux pauvres et aux nécessiteux. C’est un criminel dangereux, dont les activités ont un coût important pour la société.
Enfin dans la lutte contre les trafics, la prévention est essentielle notamment au niveau des consommateurs. Il est impératif de continuer à renforcer les liens entre l’Education Nationale et la Police. Il existe depuis plusieurs années des policiers référents, policiers formateur de la Mission de lutte anti-drogue (MILAD), qui font un travail important de sensibilisation aux dangers de la drogue auprès des élèves, un travail efficace mais pas toujours facile dans une société où la consommation de stupéfiants a tendance à se banaliser.
En conclusion, j’insisterai sur un point. Les trafics, quels qu’ils soient, restent un sujet complexe pour lequel les solutions miracles n’existent pas. Les mesures, même courageuses, qui pourraient être prises ne produiront leurs effets que dans la durée. Nous avons cependant une obligation de résultats.
En France, on estime que l’économie souterraine (c’est-à-dire toutes ces activités qui échappent au contrôle de l’Etat, comme les activités criminelles ou délictuelles, leur recel, le travail au noir, etc ) équivaut à environ 10% du PIB national, soit près de 204 milliards d’euros ! Même si nous n’avons pas encore atteint le niveau inquiétant de l’Italie, de l’Espagne ou des pays de l’Est, la situation reste préoccupante. Car ce n’est pas seulement notre sécurité qui est en jeu mais aussi notre économie, et par conséquent nos conditions de vie, notre pouvoir d’achat et nos emplois.
Mohamed DOUHANE,
Secrétaire national de Synergie-Officiers,
Commandant de Police,
Auteur de « Délinquance des mineurs. Relever le défi ».