« Les négationnistes sont d’autant plus forts que nous sommes faibles » : Frédéric Encel (entretien)

La Revue Civique a le plaisir, et l’honneur, de s’associer aux 11èmes Assises de lutte contre le négationnisme, événement organisé par le géo-politologue Frédéric Encel, Paris School of Business et la Licra, Assises qui se tiennent cette année à l’Hôtel-de-Ville de Paris en présence et sous le Haut Patronage de la Maire de Paris, Anne Hidalgo. Frédéric Encel répond ici à nos questions sur les enjeux et les contours de cette lutte, à mener sans relâche, contre le négationnisme.

La Revue Civique : Vous organisez les 11ème Assises nationales contre le négationnisme. Dans la dernière période, des formes de négationnisme semblent prospérer dans le courant de prospérité des thèses complotistes. Votre événement est une alerte pour mieux faire face à ce phénomène mais comment mieux faire concrètement barrage en une période où l’irrationnel galope et propage les pires thèses, notamment via les réseaux sociaux ?

-Frédéric ENCEL: C’est la question centrale ! Le négationnisme accompagne systématiquement le complotisme autant qu’il en constitue une variante ; pour le dire autrement, si tous les complotistes ne sont pas négationnistes, tous les négationnistes entretiennent bien le fantasme récurrent – et bien commode – du complot. Or, ce conspirationnisme est devenu ces dernières années l’un des phénomènes socio-politiques les plus puissants, et cela à l’échelle de la planète par le truchement des réseaux sociaux, jusque et y compris au sommet d’Etats très puissants.

Les stratèges savent qu’on ne peut lutter partout et toujours contre tous les ennemis, et qu’on doit établir des priorités sur lesquelles porter l’effort primordial. A mon sens, nous devons tous poursuivre implacablement le combat contre le négationnisme des génocides, pour deux raisons au moins: d’abord pour une raison morale, car cette posture infâme assassine une seconde fois les victimes; ensuite, pour une raison géopolitique, afin de limiter sa toxicité dans les relations internationales. Dans des rivalités, ou des conflits déjà existants entre Etats et/ou collectifs, des propos négationnistes aiguisent et accroissent le ressentiment et augmentent les risques de guerre et la brutalisation de celles-ci. On l’a encore vu récemment au Karabagh…

Comme aujourd’hui en Turquie, « les régimes autoritaires sont les plus cyniques dans l’instrumentalisation – notamment à usage politique interne – de la négation de crimes commis par leurs prédécesseurs ».

Au-delà du travail des historiens, une Loi a permis une reconnaissance officielle du génocide arménien. Et pourtant, le régime turc d’Erdogan fait tout pour écraser cette mémoire, pour nier ce crime contre l’Humanité commis contre le peuple arménien il y a plus d’un siècle. Est-ce dire que, même 100 ans plus tard, un régime autoritaire est plus fort que la Mémoire historique ?

-Plus fort, pas nécessairement, car ces dernières années, nombre d’exécutifs ou de chambres législatives d’Etats souverains ou fédérés ont reconnu publiquement le premier grand génocide du XXème siècle. En revanche, en effet, les régimes autoritaires sont en général les plus cyniques dans l’instrumentalisation – notamment à usage politique interne – de la négation de crimes commis par leurs prédécesseurs. Mais attention, les négationnistes sont d’autant plus forts que nous sommes faibles.

La loi que vous mentionnez – et que nous célébrons lors de ces 11èmes Assises nationales de lutte contre le négationnisme – a bien entendu l’immense mérite d’exister mais pâtit d’une faiblesse structurelle : elle n’est que déclamatoire, n’incluant dans son dispositif nulle sanction en cas de transgression. D’où, à mon sens, une réflexion à mener autour de la Loi Gayssot de 1990 dont l’efficacité ne s’est jamais démentie, dès lors qu’on observe les cas arménien et tutsi rwandais. Cela dit, même une loi « Gayssot bis » consacrée à protéger la mémoire des victimes du génocide arménien n’empêcherait pas un chef d’Etat en exercice de proférer des horreurs. Il faut néanmoins poursuivre, inlassablement, y compris sur le plan pédagogique.

« Il faut continuer, encore et toujours, à agir comme le font de vénérables institutions », comme le Mémorial de la Shoah, la Licra, la Dilcrah…

-Un récent sondage, réalisé pour la Fondation Jean Jaurès, a de nouveau montré qu’une bonne part des jeunes français ne savent pas ce que la Shoah signifie ! N’est-pas désespérant pour tous ceux et celles qui, dans le monde éducatif en particulier ou dans les médias, font depuis des années des efforts pour rappeler cette tragédie de l’histoire européenne ? Quelles mesures supplémentaires devraient prendre le Ministère de l’Education nationale pour mieux porter cette Mémoire et faire barrage aussi aux colporteurs du négationnisme ?

-Justement, renforcer les outils pédagogiques ! Vous vous rendez compte qu’une telle ignorance prévaut en France, sans doute le pays d’Europe – et peut-être du monde – où l’enseignement de l’histoire, y compris de l’histoire des génocides, est le plus poussé et encouragé ! Dans un pays où depuis au moins Jacques Chirac, on observe au plus haut niveau de l’Etat une vraie déférence vis à vis des grands drames ayant entraîné d’insondables souffrances au sein de collectifs de millions d’âmes.

A titre d’exemple, l’an passé, nos 10èmes Assises nationales avaient accueilli Jean-Michel Blanquer au Sénat, coeur de la République, lequel Ministre régalien en exercice avait tenu un très remarquable discours anti-négationniste. Alors qu’en est-il dans des pays où ne prévaut pas cette situation objectivement satisfaisante ?… Il faut continuer, encore et toujours, à agir comme le font au quotidien de vénérables institutions tels le Mémorial de la Shoah, la Licra ou encore la Dilcrah, d’ailleurs toutes partenaires de nos Assises, sans oublier la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, l’UEJF, Ibuka ou encore VAN, ni, naturellement, les vaillants profs d’Histoire-Géo à travers toute la France. Le défi à relever est certes titanesque, mais comme vous le savez, « à vaincre sans péril… »

(06/02/21)

Le lien d’inscription pour participer à l’événement 11èmes Assises de lutte contre le négationnisme

Le dernier livre de Frédéric Encel, aux PUF (Presses Universitaires de France).