Les effets de la pandémie laisseront des traces : entretien avec Anne Muxel, auteur du livre « L’Autre à distance »

Entretien avec Anne Muxel, directrice de recherches en sociologie et en science politique (CNRS ; Cevipof-Sciences Po), auteur de l’ouvrage « L’Autre à distance. Quand une pandémie touche à l’intime » (éditions Odile Jacob; 2021). Un livre-document essentiel qui, nous dit-elle, « raconte comment la pandémie a introduit une nouvelle grammaire de nos comportements, jusque dans nos vies intimes, jusque dans le rapport que nous pouvions entretenir à nous-mêmes, et qui redéfinit les conditions de l’altérité et aussi, plus profondément, la perception du sens de nos vies, la réalité de notre finitude ». Ouvrage de réflexion éclairant sur le monde « d’après Covid », en cours de transformation.

-La Revue Civique : La crise planétaire Covid, analysez-vous dans votre livre, a provoqué à la fois « une épreuve collective » et « une aventure individuelle ». Pour les plus jeunes en particulier, cette crise a été une première expérience, très rude, des restrictions liées à diverses formes de distanciations et de privations. L’après-crise sanitaire est aussi vécue comme une salutaire « libération », une re-découverte de relations, humaines et sociales, qui avaient été entravées. En quoi et pourquoi, selon vous, le phénomène de « L’Autre (mis) à distance » risque de l’être encore assez longtemps ?

-Anne MUXEL: Il est peut être trop tôt pour le dire mais la réflexion que j’ai menée sur les implications de l’obligation de distanciation sociale et physique, imposée à l’échelle planétaire par la gestion de la crise sanitaire de la pandémie, me conduit à penser que l’expérience que nous vivons depuis deux ans, tant au plan individuel et intime qu’au plan collectif, laissera des traces. Elle racontera « un avant » et « un après » et elle restera dans nos mémoires. Il n’est du reste pas encore possible de dire à l’heure actuelle que la pandémie est derrière nous… la durée même de cette expérience conduit à penser qu’elle laissera des marques dans nos existences et dans nos consciences.

Essayiste, Anne Muxel est directrice de recherches (CNRS/Cevipof-Sciences Po)

L’événement auquel nous avons été confrontés est loin d’être anodin. Nous avons dû nous adapter à des situations inédites remettant profondément en cause nos habitus et affectant tous les registres de notre vie quotidienne. Les confinements successifs, les couvre-feux, comme les gestes barrières, face au danger de la contagiosité de ce virus mortel, ont modifié, voire entamé, nos relations familiales, amoureuses, amicales, professionnelles, ils ont changé notre perception de l’espace et du temps, ils ont réintroduit la conscience de notre vulnérabilité, ils ont restreint notre liberté de mouvement et de déplacement. Cela, nous n’y étions pas préparés.

« Le constat n’est pas que négatif. Cette période a aussi été l’occasion de beaucoup d’inventivité et l’on pourrait même oser l’idée d’une résilience créative ».

Mon livre raconte comment la pandémie a introduit une nouvelle grammaire de comportements, jusque dans nos vies intimes, jusque dans le rapport que nous pouvions entretenir à nous-mêmes, qui redéfinit les conditions de l’altérité et aussi plus profondément la perception du sens de nos vies, la réalité de notre finitude. Le constat n’est pas que négatif. Cette période a aussi été l’occasion de beaucoup d’inventivité et l’on pourrait même oser l’idée d’une résilience créative. Il nous fallut trouver d’autres voies d’accès aux autres, d’autres vecteurs de communication, avec nos proches mais aussi dans toutes les interactions sociales au sein desquelles nous sommes immergées, pour surmonter les freins et les restrictions qui nous étaient imposés et qui persistent aujourd’hui.

Les masques couvrent toujours nos visages et les embrassades suscitent désormais des réticences qu’elles ne connaissaient pas. Ces voies nouvelles ont pu pour certains renforcer les liens, raffermir le sentiment de leur importance, déboucher sur des prises de conscience, voire des changements de vie. Pour d’autres, elles ont entraîné des frustrations, des souffrances et même des traumatismes. Sans compter la peur et la vigilance omniprésentes qui se sont installées. Le livre résonne de toute la diversité des expériences et des ressentis suscités par la pandémie.    

De l’incidence de la pandémie sur les conditions de travail

-On voit bien que, dans les relations amicales et sociales d’une part, les relations professionnelles d’autre part, de nouvelles habitudes ont été prises. Par exemple dans le domaine du « télé travail », cela apporte du bien (moins de transports, moins de pertes de temps et de fatigue, plus d’agileté numérique) mais aussi du moins bien (limitation des espaces de convivialité au sein des entreprises, moins de créativité aussi par l’échange interpersonnel au sein des communautés de travail, plus d’individualisme…). Comment appréhendez-vous la ligne directrice des comportements à venir ? Un nouvel équilibre dans le cadre professionnel, entre distanciation (physique) et « présentiel » (ce nouveau terme devenu populaire), n’est-il pas recherché à tâtons ? Et où le centre de gravité doit-il se situer selon vous : vers plus de distance ou au contraire plus de présence ?

-En effet, l’incidence de la pandémie sur les conditions de travail est notable. La mise en place du travail à distance a modifié non seulement les façons de travailler mais aussi les équilibres de vie entre la vie professionnelle et la vie privée. Avant la crise sanitaire, le télétravail faisait l’objet d’un début d’application dans certaines entreprises ou dans certaines professions. Mais l’expérience de sa généralisation est vraiment le fait de la pandémie. Je montre dans le livre, en examinant les enquêtes et les témoignages recueillis, qu’il reste difficile de faire un bilan catégorique et définitif de ce nouveau contexte professionnel. Dans un premier temps, le télétravail mis en pratique et imposé, dans les professions où cela était possible, a pu séduire en raison de ses effets positifs sur la conciliation de l’ensemble des temps sociaux qui constituent les rythmes de la vie quotidienne. Mais dans un second temps, et au fil des confinements successifs et des restrictions, il est devenu moins attractif, notamment parce qu’il faisait disparaître toute une part de la sociabilité professionnelle qui fait la teneur et qui donne sens aussi au travail.

« L’expérience à grande échelle du télétravail a créé un autre rapport au temps et à l’espace. Nous resterons probablement dans un schéma où prévaudra la mixité des temps de présence et des temps de distance ».

Il sera difficile de revenir en arrière. L’expérience à grande échelle du télétravail a créé de nouvelles habitudes et un autre rapport au temps et à l’espace. Nous resterons probablement dans un schéma où prévaudra la mixité des temps de présence et des temps de distance, le travail chez soi et le travail sur le lieu de l’activité, et où une plus grande latitude d’organisation sera accordée aux salariés. Dans tous les cas, la grande équation à résoudre est la possibilité du maintien des contacts et des rencontres, dont on sait qu’ils participent aussi à la création comme à la productivité professionnelle, dans le cadre d’une généralisation du travail à distance et de l’activité virtuelle. Il y a là  un ensemble de réflexions tout à fait passionnantes qui se développent à ce sujet et qui nous obligent à repenser le sens du travail et des activités humaines. La pandémie a accéléré ce processus.

« Je ne pense pas que la pandémie ait été l’occasion d’un repli de la citoyenneté. Au contraire, elle a rappelé la nécessité d’une conscience civique ».

-Dans le champ de la vie publique ou civique, la tendance à « la distance » que vous décrivez dans votre livre explique-t-elle aussi, au moins pour partie, par exemple l’abstention record (70%) enregistrée aux dernières élections régionales et départementales ? Est-ce qu’une tendance au repli et au désengagement, notamment chez les jeunes, vis-à-vis des formes classiques de la vie politique, ne risque-t-elle pas de s’accélérer ? En laissant un espace d’autant plus ouvert aux dérives et démagogies des forces et attitudes populistes ?

-Je ne pense pas que la pandémie ait été l’occasion d’un repli de la citoyenneté. Au contraire, elle a rappelé la nécessité d’une conscience civique et de la responsabilité des citoyens pour faire face collectivement aux attaques du virus. Elle a placé les individus dans la réalité de leur appartenance à un ensemble plus vaste que le seul cadre de leur vie personnelle, et les a obligés à se déporter au delà du seul périmètre national en prenant conscience du péril encouru à l’échelle planétaire.

Par ailleurs, de nouvelles solidarités ont pu se créer, dans les espaces de proximité mais aussi à une échelle plus large.  La pandémie a aussi mis au jour les inégalités sociales, économiques et géopolitiques flagrantes quant à ses conséquences pour les populations. La question de l’environnement et des équilibres des écosystèmes de la planète a aussi trouvé un écho particulier donnant à cette épreuve une dimension supra-collective auxquelles les jeunes générations ne sont pas insensibles. L’écologie est aujourd’hui un vecteur de politisation et sans doute d’expression de la citoyenneté, qui peut ramener les jeunes dans le champ politique.  

(02/11/21)

Entretien avec la directrice de recherche et essayiste, Anne Muxel, sur les effets de la pandémie Covid dans nos vies sociales et intimes.
L’un des précédents livres de la directrice de recherches Anne Muxel.