Journaliste, essayiste, responsable du site « The Conversation, France », Didier Pourquery a eu une riche carrière dans les médias. Rédacteur en chef à « La Tribune », « Métro », « Libération » puis au « Monde » et dans divers magazines, il est actuellement Président du site « The Conversation, France » et de « Cap Sciences ». Au cours des quatre dernières décennies, il a vu dériver le débat public, notamment sous l’influence des réseaux sociaux et de certaines chaines d’information en continu. Auteur de plusieurs ouvrages, cette homme aux réflexions approfondies vient de publier « Sauvons le débat. Osons la nuance » (Les Presses de la Cité). Face au jeu du tout polémique, et au moment où sur beaucoup d’écrans le débat tourne au clash, il nous dit dans ce livre que nuancer est essentiel pour sauver l’art de la conversation. Il répond ici aux questions de Jean Corcos pour La Revue Civique.
-Jean CORCOS pour La Revue Civique : Les joutes audiovisuelles et numériques sont devenues le débat pour 90% des Français. Vous avez des mots durs pour les chaines d’information : sans les moyens de faire de vraies enquêtes, elles remplissent selon vous leur temps d’antenne avec des débats, qui font de certaines émissions des « discussions de café du commerce » ou « des matchs de catch » ; vous en citez plusieurs : peut-on dire aussi que celles-là ont un agenda en faveur de l’extrême-droite ? Le public est-il satisfait par le primat au disruptif, à l’émotion, à l’indignation, aux « images virales », ou peut-on le remodeler avec d’autres valeurs ?
-Didier POURQUERY: Je suis parti de mon expérience, car j’ai été très souvent invité sur ces plateaux et je vois bien qu’on y assiste à des confrontations ne visant qu’à susciter l’émotion. On a affaire à des simulacres de débat produisant de l’émotion, tournant ensuite sur les réseaux pour nourrir l’économie de l’attention et monétiser les audiences. Ces machines à clashs, fabriqués de façon industrielle en continu ressemblent plus à du catch qu’à du débat.
D’ailleurs, Serge Nedjar le patron de l’info de CNews disait « nous ne sommes pas une chaîne d’info, mais d’opinion. Les gens ne nous regardent pas pour savoir ce qui se passe »… Les téléspectateurs veulent du pour ou contre, du bon ou méchant ; tout fonctionne en logique binaire, tout se polarise brutalement. Alors oui, pour créer de l’émotion, il faut des opinions extrêmes portées par des « grandes gueules » censées représenter ce que pense « vraiment » le public, comme des catcheurs qui ne sont que des caricatures, des archétypes outrés.
« Créer de l’émotion plutôt que faire réfléchir est dans l’air du temps (…) c’est la dictature de l’émoticône, étendu à l’ensemble des phénomènes sociaux. Dans ce nouveau système, les débats caricaturaux en continu ne sont qu’un accélérateur ».
Le public retrouve ces personnages chaque soir, bien souvent, comme des héros de feuilleton dont on sait par avance comment ils vont agir et surtout réagir. Y a-t-il un agenda caché derrière ces joutes guignolesques ? Pas sûr. Une chaîne comme CNews, où officiait Éric Zemmour avant sa candidature semble bien sûr lui servir de porte-avion pendant sa campagne en insistant sur les sujets qui lui sont chers. Mais pour le reste le but est strictement de maximiser l’audience à bon marché, puisque ces débats coûtent bien moins cher que des reportages ou de l’enquête. On ne va pas sur le terrain, on fait monter le « terrain », le micro-trottoir, dans un studio.
Notons que créer de l’émotion plutôt que de faire réfléchir est dans l’air du temps. La Fondation Jean-Jaurès publie désormais un « baromètre de l’émotion » qui mesure l’état d’esprit des Français. Dans son dernier ouvrage (Les Épreuves de la Vie, Seuil, 2021) Pierre Rosanvallon, marqué par le phénomène des Gilets Jaunes, estime qu’on doit maintenant observer les émotions des citoyens pour saisir la société. C’est intéressant de voir émerger cette approche au moment où les GAFA se fondent sur les seules émotions (j’aime, je n’aime pas, je déteste, j’adore, …) pour créer l’audience qui leur fera vendre plus de publicité. C’est la dictature de l’émoticône ou de l’émoji, comme on dit aujourd’hui, étendu à l’ensemble des phénomènes sociaux. Et dans ce nouveau système, les débats caricaturaux présentés en continu, ne sont qu’un accélérateur.
Peut-on sortir de cette impasse ? Cette interrogation est un des objets de mon essai. Je tente d’imaginer un monde médiatique apaisé où la confiance serait reconstruite et où la nuance serait un des moteurs du dialogue démocratique. Car ne l’oublions pas, derrière la question des fabriques à clashs il y a celle du retour à un débat citoyen informé, éclairant et productif.
« La nuance, ce beau terme célébré par Montaigne mais honni dans notre pays… »
–Vous dites : « La nuance, ce beau terme célébré par Montaigne mais honni dans notre pays où il faut être franchement révolutionnaire, franchement réactionnaire (…) pour exister sur la scène publique » : cette radicalité s’est-elle aggravée ces dernières années, et qu’est-ce que le « radical chic » évoqué dans votre livre ? Comment expliquez-vous ce contraste avec d’autres pays européens ? Un héritage culturel, alors même que nous sommes le pays de Montaigne et de Diderot ? Les institutions de la Vème République interdisent-elles les coalitions, donc les compromis ? Pourquoi aussi votre sévérité concernant le « En même temps » ?
-Il n’est pas impossible que le système actuel du quinquennat avec élections présidentielle et législatives accolées, ne produise beaucoup de frustration et d’exaspération chez les citoyens. Une machine qui fabrique ainsi des majorités monolithiques -sur fond de faible participation- crée forcément, chez de nombreux Français, le sentiment de ne pas être (bien) représentés et de ne pas être entendus. On va alors crier plus fort pour être écoutés. De plus, les essais récents de démocratie directe comme cette convention citoyenne sur le Climat, très médiatisée mais guère prise en compte, produisent aussi de l’exaspération, sur fond de méfiance accrue vis-à-vis des pouvoirs. Il me semble, que tout cela pousse à la radicalisation.
À droite, la radicalisation s’appuie sur des ressorts dits « populistes », sur la réécriture de l’Histoire pour faire rêver d’un passé présenté comme glorieux, sur la prime à un bon sens rétrograde plus que conservateur. À gauche, elle utilise diverses voies dont celle de l’essentialisation, de la collapsologie parfois, de la prime donnée au communautarisme, à l’exclusion, à la réécriture de l’Histoire aussi pour effacer un passé présenté comme honteux. Dans les deux camps, on met en scène une polarisation caricaturant l’adversaire en ennemi et les discours clivant à l’extrême. On cherche l’irréconciliable.
Pendant que les extrémistes s’agitent ainsi, il est aisé pour un pouvoir sans cap autre que celui du « changement », sans vraie vision, de proposer un « En même temps » cynique qui lui permet de naviguer à vue en donnant satisfaction aux parties prenantes économiques (les « lobbys » pour faire court). De temps à autres, ce pouvoir feint de demander leur avis aux citoyens et ça donne le « Grand débat »… et des cahiers de doléances soigneusement archivés et occultés. Cela aussi est un simulacre de débat. Mais un simulacre soft, si l’on peut dire.
Or la démocratie doit chercher des espaces de dialogues, des lieux d’échange, d’écoute, de réflexion informée.
« Il s’agit de traiter cinq maux, que j’identifie dans mon essai : l’urgence, l’arrogance, la violence, l’offense et la défiance. »
–« Nous sommes soumis à un bombardement d’informations, notre cerveau ne peut tout analyser et forcément on abolit la nuance » (Etienne Klein). « Le Web 2.0 ajoute un bombardement de commentaires, démultipliés par les réseaux sociaux. » « On avait cru en la sagesse de la foule et à l’intelligence collective grâce à Internet, seule est venue la foule ». Ainsi posé, il semble impossible de réguler les débats aujourd’hui. Ce que vous recommandez (utiliser les mots justes, éviter le manichéisme, trouver un terrain d’accord) n’appartient-il pas au monde passé de la presse, celui d’Albert Camus et de Raymond Aron ?
-La réflexion informée justement est encore possible. À condition de traiter cinq maux que j’identifie dans mon essai : l’urgence, l’arrogance, la violence, l’offense et la défiance.
L’urgence, parce que le numérique a accéléré les temps de réaction attendus des individus dans tous les forums où ils échangent, depuis les simples e-mails jusqu’aux commentaires sur les réseaux sociaux. Sur un plateau de télé-catch, on doit réagir vite, sans trop réfléchir ; les mots mêmes qui sont utilisés pour décrire ce qui s’y passe sont ceux de l’urgence (clash, punchline, etc.). On est plus dans le réflexe que dans la réflexion. Il faut ralentir.
L’arrogance est un des maux endémiques de la société française ; l’arrogance de la noblesse, des coloniaux, des pédants décrits par Montaigne touche maintenant d’autres catégories : politiques, patrons ou experts. Sur les scènes médiatiques, l’arrogance semble donner de la crédibilité aux propos mais c’est un leurre. On y est davantage dans l’affirmation que dans la pondération. L’ironie est un moyen de contrer l’arrogance.
La violence radicale est en partie solidaire de l’arrogance en cela qu’elle cherche à imposer une vision unilatérale des problèmes et des solutions, à grand renfort de « hurlements », aurait dit Camus. Elle en rajoute dans le manichéisme, l’exclusion des déviants, le mépris de celui qui est taxé de mollesse parce qu’il pose des questions raisonnables. On est là dans l’excès et l’outrance.
L’offense, quant à elle, est désormais la posture qui justifie bien d’autres excès. Dans la culture morale défendue par une certaine gauche, pas question d’accepter qu’un interlocuteur puisse penser et s’exprimer en dehors de règles, valeurs et vocabulaire strictement normés. On est là dans le registre de la morale absolue… et absolutiste. Il faut le questionner sans relâche.
« La défiance, est l’une des conséquences les plus évidentes de l’état de chaos informationnel qui prévaut ».
La défiance, enfin, est l’une des conséquences les plus évidentes de l’état de chaos informationnel qui prévaut. Qui est vraiment celui qui me parle ? D’où tire-t-il son pouvoir de m’informer ou de me conseiller ? Pourquoi communique-t-il maintenant (comme par hasard) ? Au-delà du doute raisonnable, bien au-delà du scepticisme de Montaigne, on trouve la cohorte de ceux qui ne veulent plus rien accepter venant d’en dehors de leur sphère. On se rapproche de l’ignorance véritable. Celle qui ne sait pas qu’elle ne sait pas.
–Vous avez choisi comme titre pour votre livre: « Sauvons le débat ». A la lecture de l’historique donné dans le premier chapitre, on constate une évidence : les débats, dialogues, « disputatio » au Moyen-Âge, ont été réservés à une élite, la grande masse du peuple n’y participant pas. Vous-même dirigez « The Conversation France », un site de haut-niveau où sont proposées des analyses d’experts. Le public le plus cultivé connait des « salons de conversation » numériques, où on peut réellement échanger. Peut-on « niveler par le haut » le reste de nos concitoyens ?
-Informer est plus que jamais un enjeu majeur. Informer aujourd’hui, avec les relais du numérique, est forcément un acte en direction d’une large audience. Theconversation.fr est un site d’information exigeant certes, mais grand public. Tous nos articles sont réécrits pour être accessibles, ils sont gratuits et republiés sur des sites comme ceux de Ouest-France, 20 Minutes, Slate, Sud-Ouest, et des dizaines d’autres. Nous avons dépassé les 70 millions d’articles lus en 2021, ce qui montre bien que l’on peut produire des analyses écrites par des enseignants-chercheurs, basés sur leurs recherches et leurs savoirs, et toucher un vaste lectorat.
Les outils numériques offrent des possibilités magnifiques pour animer une vraie conversation citoyenne. À condition de ne pas chercher d’abord à créer de l’émotion, mais bien plutôt à nourrir la réflexion. The Conversation est un réseau mondial de médias associatifs et collaboratifs sans but lucratif. En France, nous sommes une association loi 1901. Mais nous ne sommes pas les seuls, loin de là, à faire de l’information de qualité de manière indépendante. De nombreux nouveaux médias, modestes comme nous et vraiment utiles, se sont lancés depuis une dizaine d’années en fondant leur démarche sur une communauté de lecteurs exigeants.
À côtés des « gueuloirs » audiovisuels, ses sont créés des « slow médias » proposant des enquêtes longues, des reportages fouillés, avec le seul soutien des lecteurs. C’est extrêmement encourageant.
Propos recueillis par Jean CORCOS
(13/01/22)