Raphaël Glucksmann est le conseiller du Président géorgien, Mikheil Saakachvili. Cet entretien a été réalisé, avec ce conseiller, avant les élections législatives qui ont fait basculer la majorité parlementaire et le gouvernement dans ce pays. La question était de mesurer l’influence de la France, dans cette partie du monde. Entretien croisé avec Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe, qui a mené une mission d’observation des élections en Géorgie. Ce dernier explique que dans le Caucase du Sud « se joue un nouveau ‘Très Grand Jeu’ sur fond d’une deuxième mondialisation ».
La REVUE CIVIQUE : La France a été très présente en Géorgie en 2008, lors de la crise qui l’opposait frontalement à la Russie. Comment percevez-vous, aujourd’hui, la place et le rôle de la France dans ce pays, et plus largement dans cette partie du monde ?
Raphaël GLUCKSMANN : Il y a en Géorgie une francophilie qui date de plusieurs siècles. Une relation peut donc être naturellement très poussée entre la France et la Géorgie, une relation qui pourrait être même un point d’ancrage stratégique pour la France dans une région qu’elle ne maîtrise pas encore très bien mais qui est d’ailleurs stratégique pour toute l’Europe.
On peut observer que si les relations politiques sont très bonnes et privilégiées, en revanche les relations économiques et culturelles sont fort proches du néant. C’est regrettable. Il faut donc s’efforcer de corriger cela.
Emmanuel DUPUY : Il suffit de se souvenir de ce qu’ont été l’ancienneté et la pérennité des relations liant nos deux pays (du refuge accordé en France aux Mencheviks géorgiens dès 1921 jusqu’au rôle qu’a joué la France lors de sa présidence de l’Union européenne en 2008) pour comprendre l’intérêt que la France devrait avoir pour la Géorgie et le Caucase du Sud. Nous en sommes loin, faute d’investissements français suffisants. Seulement 61 millions d’euros d’investissements directs étrangers proviennent de France !
Alors que de nombreux projets visent à ancrer l’UE à son voisinage oriental (lancement du Partenariat oriental en 2009, rénovation en 2010 de la stratégie de l’UE pour l’Asie centrale de 2007, relance de l’OSCE, projet visant à créer l’espace eurasiatique), il convient de considérer la Géorgie comme un « hub » ouvrant l’espace Mer Noire – Mer Caspienne à l’UE et à l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS).
Les relations politiques sont bonnes ; le sont-elles dans la continuité, entre la présidence Sarkozy (personnellement très impliqué dans la crise géorgienne de 2008) et la présidence hollande ?
Raphaël GLUCKSMANN : Oui, la coopération politique est très bonne entre la France et la Géorgie, et entre l’administration Sarkozy et l’administration Hollande, il y a une continuité sur ce dossier. La France soutient la Géorgie sur tous les dossiers qui l’intéressent dans ses relations avec l’Union européenne et le rôle de la France a été fondamental mais il ne se limite bien sûr pas à l’intervention de Nicolas Sarkozy en 2008 : il s’agit de liens forts, qui peuvent encore se renforcer en bien des domaines.
La timidité des Européens
Plus généralement, il faut comprendre que des pays comme la Géorgie sont à la frontière de l’Union européenne, qu’ils s’inscrivent dans une politique d’inspiration européenne et, aussi, qu’ils sont des sources d’énergies humaines incroyables. À partir de la capitale géorgienne, Tbilissi, on peut se projeter sur toute une région, c’est d’ailleurs ce qu’ont bien compris les Russes : c’est pourquoi ils ne veulent pas que Tbilissi s’affirme comme contre-modèle européen, dans cet espace anciennement soviétique, en opposition au modèle autoritaire qu’ils représentent. On peut aussi observer qu’il y a une sorte de timidité des Européens à s’investir dans ce contre-modèle géorgien, en tout cas à même niveau que ce que les Russes investissent dans l’objectif de l’affaiblir, voire de le détruire.
Emmanuel DUPUY : Je ne partage pas totalement l’optimisme de Raphaël quant à l’abnégation de l’équipe diplomatique de François Hollande et du ministère des Affaires étrangères à vouloir poursuivre la relation si particulière suivie par Nicolas Sarkozy.
Au contraire, la « normalité » du président Hollande semble mal cadrer avec l’exceptionnalité qui sied au suivi du dossier du Caucase du Sud ! S’y joue un nouveau « Très Grand Jeu » sur fond d’une deuxième mondialisation qui ouvre l’espace transcaucasien et centro-asiatique au reste du monde. À la différence du « Grand Jeu » qui lia l’empire chinois à l’Europe (du XVIe au XXe siècle) puis celui qui opposa l’empire anglo-indien à celui de la Russie (à partir de la deuxième moitié du XIXe jusqu’au début du XXe), la redécouverte des « chemins de la soie » implique le développement et l’interconnexion des réseaux routiers, ferroviaires, énergétiques associés à l’exploitation d’immenses ressources minières ; le tout sur fond de foyers et de facteurs déstabilisants pérennes (claniques, ethniques, démographiques, religieux, terroristes, criminels – trafic, narcotrafic, corruption –, hydriques et bien évidemment le maintien d’antagonismes nationaux traditionnels).
Quand on est sur le versant sud du Caucase, l’on ne peut faire abstraction du voisinage régional, au premier chef duquel, Moscou. Moins prégnant quand on réfléchit aux défis sécuritaires du moment, le poids de la Turquie reste toujours au cœur de la géopolitique et la géo-économie régionale.
Le profond traumatisme installé depuis la guerre de 2008 semble convaincre une partie de la communauté internationale que le statu quo n’est désormais plus possible et qu’il y a nécessité voire une opportunité à saisir afin de normaliser les relations tant vis-à-vis de Moscou que Soukhoumi, capitale de l’Abkhazie.
La France n’a donc pas saisie toutes les opportunités que l’histoire et la géographie offrent en Géorgie ?
Raphaël GLUCKSMANN : Je crois en effet que les opportunités ne sont pas toutes saisies et qu’elles sont très grandes pour la France. Car si la France s’investit davantage dans cette expérience géorgienne, elle rayonnera sur une région plus large car il n’y a aucune raison que cette région reste dans l’état dans laquelle elle se trouve aujourd’hui et ne se développe pas rapidement. Cette région, entre l’Iran, la Russie et l’Asie centrale, refuse pour le moment de s’ouvrir. Mais cette région-clé porte des forces, parfois contradictoires, mais qui vont tendanciellement quand même vers plus de progrès, vers plus d’indépendance vis-à-vis des anciens empires.
Il y a un fort potentiel à développer, en Géorgie. Simplement, il faut être présent au moment où les évolutions commencent. La Géorgie peut en effet devenir un « hub » au centre de cette région, située entre l’Europe et l’Asie. C’est une place centrale.
Un rouage essentiel à la stabilité
Emmanuel DUPUY : La question du dessein européen et des aspirations atlantistes, demeure la clé de voute de la politique étrangère géorgienne. Même les opposants au Président Saakachvili, plus enclins à critiquer le « jusqu’au boutisme » de Mikheil Saakachvili face à Moscou depuis 2008, s’accorde à ne pas remettre fondamentalement en cause l’agenda otanien du pays.
La France fait partie des pays qui ont redécouvert l’importance de leur « profondeur stratégique » C’est ce qu’évoque souvent le président géorgien et qu’offre la prise en compte de l’espace Mer Noire – Mer Caspienne. Cette prise en compte consiste à prendre en compte une diplomatie tous azimuts, ouverte sur son flanc sud et oriental autant qu’en direction du Caucase Nord.
Pourtant, cette question n’a pas pour autant été prégnante au cours de la dernière campagne législatives et qui s’est soldée le 1er octobre par la défaite du camp présidentiel. C’était pourtant, là, l’occasion de démontrer en quoi Tbilissi est un rouage essentiel à la stabilité régionale et internationale, bien audelà du seul Caucase du Sud…
Il y a en ce pays une opportunité d’ouverture, alors que la Géorgie est parfois perçue à travers la « fermeture » ou la dureté de ses voisins, la Russie, l’Iran aussi.
Raphaël GLUCKSMANN : Oui, la Géorgie est une ouverture. Aucun autre pays post-soviétique n’a combattu la corruption, comme la Géorgie sous l’impulsion du Président Saakachvili, et n’a établi des règles économiques aussi fluides, transparentes et ouvertes pour permettre de développer des investissements et des activités économiques. Selon la Banque Mondiale, c’est le pays d’Europe centrale et orientale le plus facile et attractif pour le business.
Emmanuel DUPUY : La proximité de l’arc de crise (Syrie, Irak, Iran) qui préoccupe actuellement la Communauté internationale en priorité, les bruits de botte inquiétants entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au sujet de l’épineuse question du Haut-Karabakh et les effets possibles collatéraux d’une attaque israélienne contre l’Iran, ouvrent bien des axes pertinents quant à un élargissement de l’agenda international géorgien. Les enjeux – sécurité des approvisionnements énergétiques, lutte contre le terrorisme et la grande criminalité organisé, maîtrise de toutes sortes de proliférations, gestion des flux migratoires, reconnaissance des minorités, multiculturalisme – débordent, comme évoqué précédemment, le cadre strict de l’espace Mer Noire – Mer Caspienne, dans la mesure où l’évacuation du pétrole et du gaz d’Asie centrale ne profite pas à tous les pays – comme c’est le cas pour l’Iran, mis au ban de ce « Très Grand jeu ». L’année 2013, qui verra les trois républiques caucasiennes élire leurs présidents, devra être propice à cet important débat.
Mais pourquoi la France se voit-elle dépassée, sur le plan économique en Géorgie, par certains pays européens, l’Allemagne étant bien plus présente que la France économiquement ?
Raphaël GLUCKSMANN : Effectivement, c’est le gros paradoxe : la France a compris le potentiel et l’importance de la Géorgie au niveau politique mais elle reste très en-deçà au niveau des entreprises présentes et des investissements, alors que l’Allemagne, qui a politiquement des relations moins poussées que la France, et bien plus présente, c’est vrai, par ses entreprises.
Emmanuel DUPUY : La « sur-représentativité » allemande s’explique, à la fois, par sa stratégie d’approche globale – qui voit ses outils diplomatiques institutionnels agir en symbiose avec un puissant secteur économique, dont la colonne vertébrale demeurent les PME et ETI – autant que par son « Ostpolitik », diplomatie orientale appliquée depuis la réunification, qui s’inscrit surtout dans la foulée de la stratégie de la détente, voulue par le Chancelier Willy Brandt dès 1969, en direction de la Russie et de ses satellites soviétiques, puis appliquée vis-à-vis de ses voisins d’Europe centrale et Tashorientale, devenus indépendants à la faveur des indépendances du début des années 1990. Cette politique consistant à penser sa politique étrangère et commerciale en étroite collaboration entre Berlin, Moscou et ses voisins orientaux devrait être l’occasion de relancer un axe « Paris-Berlin-Moscou », dont la perspective est d’autant plus intéressante au regard d’un affaiblissement durable du système otanien et, en même temps, en devant tenir compte de la « concurrence » d’alliances de sécurité collective –certes balbutiantes, mais bien réelles – à l’instar de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC).
La France n’exploite pas l’aura qu’elle conserve
Quelles seraient les initiatives à prendre, du côté français, pour que la présence française soit plus effective ? Et comment expliquez-vous cette réserve, en ce qui concerne les entreprises ou initiatives françaises ?
Raphaël GLUCKSMANN : Nous avons travaillé avec l’Ambassade de France à une palette d’initiatives, sur le plan culturel et économique, mais je pense que de manière plus générale il y a une forme de réticence en France à aller explorer des terres qui sont moins connues, il y a une sorte de peur vis-à-vis de la nouveauté, qui est apparenté, à tort, à de l’aventure.
Ce qu’il faut, c’est faire venir ici des décideurs français, leur faire apprécier le potentiel, l’énergie et les facilités qu’il y a dans ce pays. C’est quelque chose qui prend sans doute du temps, encore plus en France que dans d’autres pays malheureusement. Les États- Unis par exemple, qui sont pourtant beaucoup plus loin géographiquement, sont bien plus présents économiquement parce qu’ils ont davantage un esprit d’initiative, d’audace. Et l’aventure n’a pas le sens négatif qu’il peut avoir en France.
Par ailleurs, il y a en général une sorte de rendez- vous manqué entre la France et tout ce qui est à l’Est de l’Europe, ce qui est assez dommageable aux intérêts de la France. Quand on dit que l’Allemagne est le pays le plus fort d’Europe, qu’on se plaint qu’Angela Merkel décide de l’avenir de l’Euro et de l’Europe sans se soucier autant qu’avant de la position française, c’est aussi le résultat d’une situation où la France n’a pas saisi les opportunités qui s’offraient à elle en Europe de l’Est. Quand vous allez en Pologne, en Géorgie, en Roumanie, les gens sont d’abord francophiles avant d’être germanophiles ! Ils ont une attente forte, affective presque, en ce qui concerne la France. Et pourtant, que ce soit sur le plan culturel ou sur le plan économique, il y a une réticence à l’investissement et ces pays d’avenir reste une sorte de terra incognita pour la plupart des cercles français. C’est dommage, la France n’exploite pas l’aura qu’elle conserve.
Emmanuel DUPUY : À contrario de l’UE, qui a choisi de maintenir le poste de Représentant spécial de l’UE pour le Caucase du Sud (en la personne du diplomate français, Philippe Lefort), en le séparant de celui pour l’Asie Centrale (en la personne de l’ambassadeur français, Pierre Morel), la France a raison de croire au continuum Caucase-Asie centrale. La France envisage d’amplifier et de favoriser le développement du secteur touristique, notamment estival – côtier et hivernal – montagnard, notamment en favorisant l’intérêt pour la Géorgie des groupes hôteliers français, dont l’expertise est unanimement reconnue.
Le regroupement à Tbilissi des activités de l’Institut français de Bakou et de celui de Tashkent (fermé il y a quelques années) est une autre bonne idée, qui favoriserait non seulement le développement de la francophonie dans le pays, mais qui contribuerait aussi à prendre en compte le très fort potentiel universitaire du pays.
La Géorgie, en tout cas selon les souhaits du Président Saakachvili, a souhaité à la fois intégrer l’Union européenne – ce qui ne paraît pas d’actualité, côté européen, le principe d’ouverture n’étant pas évoqué comme une priorité – et intégrer l’OTAN, pour des raisons de sécurité qu’on peut comprendre. Ce deuxième objectif n’est-il pas plus réaliste que le premier, même si l’on sait que la Russie en fait un élément du bras de fer pour tenter de préserver sa zone d’influence dans cette région ex-soviétique ?
Raphaël GLUCKSMANN : Ces deux processus sont en fait liés, ils correspondent à la transformation politique, sociale, culturelle et j’allais dire mentale que la Géorgie a vécue depuis la « Révolution des Roses ». Toutes les réformes intérieures, l’ouverture politique, économique et sociale, tendent à l’adhésion à ces deux structures principales de la famille euro-atlantique : l’Union européenne et l’OTAN.
La Géorgie est un pays européen, de par sa culture et ses valeurs, elle s’est dotée, avec le Président Saakachvili, d’un projet qui correspond au projet politique européen. Pour l’OTAN, le processus implique moins de négociations et d’évolutions que pour l’adhésion à l’Union européenne, c’est un processus qui peut être plus rapide mais, d’un autre côté, elle implique une décision politique qui est sans doute plus radicale et plus conséquente que celle qui concerne l’Union européenne.
Nous avons donc mené les deux processus en parallèle et il est impossible pour l’instant de donner une échéance. En termes de réformes, l’objectif pour la Géorgie était, avant les élections législatives, d’être prêt à rejoindre l’Union européenne en 2014. Mais la question était aussi : est-ce que les conditions politiques au sein de l’Alliance Atlantique seront réunies pour un élargissement ? Cela ne dépend pas que de nous…
Il est clair, aujourd’hui, que les opinions politiques des pays au sein de l’Union européenne sont hostiles à toutes formes d’élargissement. Cela ne sera donc pas pour tout de suite. Par contre, ce qui est évident, c’est que l’UE a vocation à rassembler les pays européens, or tous les pays d’Europe de l’Est jusqu’à la Géorgie sont bien des pays européens. Donc, quand les conditions seront réunies, cet élargissement aura lieu.
Une « centralité stratégique »
Emmanuel DUPUY : Sans parler de réel « consensus transatlantique » sur la Russie, cette dernière et le reste de la communauté transatlantique partagent pourtant des valeurs communes et ont, vis-à-vis des zones géographiques stratégiques d’intérêt mutuel, à l’instar de l’Arctique, du Grand-Nord, du pourtour de la Mer Noire, de la Méditerranée et de l’Asie centrale, des convergences nécessitant dialogue et coopération entre la Russie, l’UE et les États-Unis.
Face à l’ultra-dépendance vis-à-vis de sociétés russes, tel que le géant énergétique Gazprom – qui ne sera néanmoins très probablement pas en mesure d’assurer seul les investissements nécessaires à la satisfaction des besoins énergétiques européens des années 2020-2030 – il est apparu aussi clairement la nécessité de poser ensemble, entre Français, Allemands et Russes, les jalons d’une architecture de sécurité énergétique spécifique et inédite, qui reste désormais à fidéliser et communautariser aux 25 autres États européens.
La déclaration de Corfou, portant sur la contribution de l’OSCE à l’avenir de la sécurité européenne, en juin 2009, est venue le porter sur la scène diplomatique. La volonté du Président Medvedev de lancer une Union économique eurasiatique d’ici 2025 est venue le confirmer depuis. De ce point de vue, la « sincérité russe » à vouloir participer – sans arrière-pensées – à une nouvelle architecture de sécurité européenne, comme le Président Medvedev l’a laissé entendre à plusieurs reprises ces derniers jours, est devenue une réalité, dont il faudra tenir compte.
Les récentes inflexions américaines autour du dossier de la défense anti-missile balistique a aussi largement contribué à recréer les bases de la reprise du dialogue OTAN-Russie, rendant ainsi à l’espace Mer Noire – Mer Caspienne toute sa centralité « stratégique ». C’est cette « centralité stratégique » qui, à mes yeux, est le meilleur allié de Tbilissi en vue de son intégration euro-atlantique, moins le rappel récurant des frictions qui l’oppose à Moscou depuis 2008 !
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(in la Revue Civique n°10, Hiver 2012-2013)
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