Gilles Deléris, des villes-monde très locales

Gilles Deléris

Pour le publicitaire Gilles Deléris, cofondateur de l’agence W et enseignant à Sciences Po, « les frontières, qu’une lecture littérale de McLuhan semblait faire disparaître, se sont déplacées » : « comme l’on peut aimer simultanément Daft Punk et Debussy, on peut se sentir citoyen d’un monde large, mondialisé, anglicisé – un monde plat – et simultanément attaché à une culture locale forte des reliefs de ses territoires », « nous désirons et réussissons pour nous-mêmes l’étonnante synthèse du mondial et du local ». À ses yeux, « les villes concentrent l’énergie du futur mais leur histoire reste lisible. Plus cohérentes que les nations, c’est là que le monde circule ». Dans sa réflexion, il s’arrête sur le sens de l’architecture urbaine, des lieux de conservation et de création « qui jouent ce rôle de signal territorial et de singularité locale ». La mutation de Marseille est à ce titre, observe-t-il, spectaculaire.

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Marshall McLuhan était un prophète. En décrivant l’avènement du « village global » en 1967, le sociologue canadien anticipait avec une stupéfiante acuité une lecture du monde telle qu’elle s’offre à nous, un demi-siècle plus tard. Des décennies avant Internet, il décrivit pourtant clairement les effets conjoints de la mondialisation, des médias et des technologies de l’information et de la communication. Il annonçait un monde unifié dans le temps et dans l’espace, relié par ces nouveaux dispositifs, comme un village organisé autour d’une place centrale où une seule et même communauté partagerait une culture commune.
Terrorisé par ses annonces mal interprétées, on a souvent voulu tuer l’éclaireur. Son approche prospective et métaphorique a pourtant été confirmée par une réorganisation radicale d’une économie des flux et de l’information, par le règne grandissant de l’instantanéité, par le développement d’une culture « audiotactile »(1). Facebook, Twitter, Skype, Weibo en Chine en témoignent à l’échelle numérique planétaire. Le monde « réel » suit le mouvement. Il monte cent-cinquante passagers dans un avion chaque seconde. Le trafic aérien déplace quatre milliards d’individus par an et la courbe de croissance s’accélère. On embarque aujourd’hui pour rejoindre le bout du monde comme on allait à pied hier au bout du village.
Mais cette prémonition, aussi visionnaire fût elle, cohabite avec une nouvelle perception spatiale qui semble la combattre. Nos repères ont changé. Le monde si vaste est devenu accessible. Pourtant, à mesure que ces évolutions se sont produites, sa complexité, ses différences, ses singularités se sont affirmées. Les frontières, qu’une lecture littérale de McLuhan semblait faire disparaître, se sont déplacées. Notre champ de perception s’est sans doute modifié. Et comme l’on peut aimer simultanément Daft Punk et Debussy, on peut se sentir citoyen d’un monde large, mondialisé, anglicisé – un monde plat – et simultanément attaché à une culture locale forte des reliefs de ses territoires.
Cohabitent ainsi les apologues d’une mondialisation libérale et ceux qui revendiquent leurs ancrages territoriaux, leurs terres d’origine. Ce sont parfois les mêmes. Nous sommes parfois ceux-là. Nous menons des vies multiples et déconnectées. Screenagers(2) cosmopolites et bobo locavores, nous revendiquons l’origine contrôlée de l’asperge d’Argenteuil ou de la cerise de Montmorency, attablés, un burger à la main chez Big Fernand. Un Yankee amoureux d’un Parigot ! Bel oxymore culturel. Cette romance en dit long. Nous avons muté. Nous désirons et réussissons pour nous-mêmes l’étonnante synthèse du mondial et du local, nous sommes devenus littéralement des citoyens du monde.

Homo urbanicus

De nos cartographies mentales, il ressort de nouvelles hiérarchies spatiales que l’analyse de certaines études confirme. Notre appréhension du monde valide deux échelles majeures : l’échelle planétaire, qui dit de quel siècle nous sommes les enfants, et l’échelle de la ville, qui limite notre espace de confort et d’action aux murailles originelles qui la protégeaient. Notre espace virtuel est sans frontière. Notre référent physique s’arrête à une géographie plus modeste, celle de la ville, avant celle de la Nation.
Communiquer, comme le raconte l’étymologie, renvoie aux murailles à l’intérieur desquelles est vécu et partagé ce que nous avons en commun. Cum moenia (à l’intérieur des murailles) décrit la zone de défense. Au-delà, il y a danger. Communiquer, c’est vivre ensemble. Il faut un lieu pour cela. C’est la ville. Le XXIe siècle a consacré cette mutation. L’homo sapiens agriculteur est devenu urbain. La cité est son domaine.

Le Nation Goodwill Observer(3) révèle un classement de la valeur d’image des Nations selon les leaders économiques et les leaders d’opinion internationaux. L’étude consolide l’idée que ceux-ci se font de la stabilité, de la performance économique, de l’innovation, de la créativité culturelle et artistique, de la qualité de vie et de l’environnement de vingt-sept pays. L’Allemagne arrive en tête suivie du Canada, de la Suède, de la Suisse, de l’Australie, du Royaume-Uni, de la France (7e), du Japon, des États-Unis et de l’Italie.
Ces résultats s’écartent de ceux du classement Cities of Opportunities(4). Il désigne parmi une trentaine de capitales celles qui concentrent le plus d’atouts sur des critères comparables à ceux du Nation Goodwill Observer. New York y occupe la première place et se distingue des États-Unis pris dans leur ensemble. Il en va de même pour Londres (2e), Paris (4e), ou Hong Kong (8e) bien mieux placées dans cette évaluation que leurs pays de référence. Curieusement, ni Berlin, ni Frankfort, ni Zurick, ni Rome ne figurent parmi les dix premières.
Ce découplage entre la perception des qualités d’une Nation et celle de sa capitale économique et culturelle répond à des critères objectifs. Mais il témoigne que la performance nationale ne constitue pas nécessairement un obstacle à l’attractivité locale. Il confirme qu’il existe une valeur d’image spécifique pour les cités qu’elles ont tout intérêt à entretenir et à développer. Si elle s’appuie sur des faits – qualité des infrastructures, des transports, attractivité industrielle et commerciale, largeur et prestige de l’offre culturelle, elle bénéficie également du patrimoine d’un rayonnement ancré dans son histoire. Celle-ci se révèle et prend une ampleur nouvelle au bénéfice de l’émergence de cette conscience locale.

La revanche du camembert sur le cheddar

Face à la mondialisation normalisatrice, nos consciences activent leurs défenses immunitaires. Pour combattre les risques d’anémie culturelle, nous résistons. Les exodes ruraux du XXIe siècle renforcent l’établissement « d’une condition propre au citadin, faite de tension entre la territorialité et la mobilité, entre proximité et la distance dans les interactions quotidiennes, entre l’affirmation identitaire et l’expérience de l’autre »(5) . Ce sentiment, s’il s’exacerbe aujourd’hui, s’affirme dès lors que la ville se présente comme un monde en soi. Montaigne écrivait au XVIe siècle : « Paris a mon cœur dès mon enfance. Je ne suis Français que par cette grande cité. Grande surtout et incomparable en variété. La gloire de la France l’un des plus nobles ornements du monde ». De fait, nous sommes New-Yorkais avant d’être Américain, Londoniens avant d’être Britanniques, Parisiens ou Marseillais avant d’être Français.
Les marques l’ont bien compris. Elles répondent aux demandes de localisation de l’offre clairement exprimées des consommateurs. Paris-Moscou, Paris-New York, Paris-Londres, Guerlain développe des fragrances de destinations urbaines. Absolut, la vodka planétaire dont la bouteille fut dessinée par Andy Warhol, propose des « crus » locaux, géo-localisés pour Boston, Los Angeles, New Orleans ou Brooklin. Ces éditions limitées leurs sont réservées. Mc Donald’s, qui a construit son succès sur la standardisation planétaire, suit le mouvement et adopte ses environnements architecturaux et ses menus aux goûts nationaux voire locaux comme le Mc Poutine (la spécialité locale) à Québec, le Mc Charolais ou Baguette en France. Qui l’eût crû, après des burgers à la Fourme d’Ambert, le géant américain vient de lancer une recette au Camembert ! Finie l’hégémonie impérialiste du Cheddar ! Vive le lait cru, pasteurisé, sans doute, mais normand, tout de même !

Hystériser la dimension symbolique

Les comportements des supporters sportifs et ceux de la planète football illustrent cet attachement viscéral au club, au clan, à la tribu. Ils ont leurs hymnes, leurs gestuelles, leurs codes vestimentaires, leurs emblèmes, leurs lieux, leurs slogans. L’unité de vie collective s’établit à hauteur d’homme, à l’échelle de notre perception. Les villes concentrent l’énergie du futur mais leur Histoire reste lisible. Plus cohérentes que les nations, c’est là que le monde circule. Elles sont irriguées par le flux continu de grands aéroports. Ils en constituent les portes d’entrées spectaculaires. Ils sont devenus en 50 ans l’avant-poste des capitales, leur sas technologique et culturel, comme un prélude à la découverte.
Ces octrois d’un nouveau genre donnent à lire la ville avant la ville. Leurs architectures, initialement fonctionnelles, affichent l’ambition et l’esprit des territoires qui les abritent. Elles constituent la première étape d’un périple que jalonnent les ouvrages d’art et de transport qui mènent jusqu’au centre urbain.
Les mégalopoles ont toujours été des enjeux économiques. Mais pour exister dans la compétition mondiale qu’elles se livrent, elles sont tenues d’hystériser la dimension symbolique. Elles adoptent les techniques de communication et se dotent des outils d’image à leur échelle. Copenhaguen, BeBerlin, I amsterdam, Only Lyon signent leurs prises de parole selon les mêmes codes qu’une marque mondiale.
Cependant, sur le terrain, c’est l’architecture qui les élève au rang de métropole internationale. Il en résulte une inflation des gestes architecturaux spectaculaires destinés à singulariser leur silhouette ou leur horizon.
Les capitales régionales françaises adoptent cette politique avec volontarisme. Les politiques de communication et les grands travaux qu’elles entreprennent répondent autant aux enjeux de développement qu’à l’émergence de la revendication locale. Elles ont, elles aussi, à réussir la synthèse complexe de références mondiales et de cités fortes de cultures millénaires. Villes monde et « ville sur mesure » à la fois. Il s’agit de faire en sorte, comme le crie Rudy Ricciotti, que la modernité n’exproprie pas nos identités, de combattre « le kitsch (qui) tel un virus mutant, le dispute à la fantaisie régionale ». C’est un équilibre complexe que seules les années valident et qui dessine les grandes cités de demain.
Il y eut la Tour Eiffel, marqueur des marqueurs, icône indépassable de la modernité, puis les gratte-ciels newyorkais, hymne du modèle libéral triomphant. D’autres ont suivi, rivalisant de hauteur, cette fois-ci plus techniques ou plus à l’Est. Mais ce sont souvent les lieux de conservation et de création qui jouent ce rôle de signal territorial et de singularité locale. Les musées, les philarmoniques, les opéras sont l’objet de tous les défis. Les Guggenheim ont donné le « la » de ces symphonies de béton, de verre et d’acier. Ils ont ouvert la voie à tant d’autres.
La mutation de Marseille est, à ce titre, spectaculaire. Du quartier de la Joliette, tourné vers la mer, s’écrit le récit d’une ville riche de l’histoire fondatrice de la Méditerranée, mais prête pour les décennies qui s’ouvrent. La Villa Méditerranée, le Mucem, la réhabilitation des Docks en lieux de partage, accompagnent cette puissante évolution.
Le futur Namoc (National Art Museum of China) de Pékin, confié à Jean Nouvel, s’inscrit dans cette même logique. L’architecte explique que c’est d’une immersion lente et longue dans la culture calligraphique chinoise de Shitao, poète et peintre de la dynastie Qing, qu’il a extrait l’écriture de son projet. Quel symbole que ce concours international, remporté par un Français, injectant dans ce bâtiment l’essence même de la culture pékinoise !
Ce sont donc ces lieux d’expression culturelle où se joue l’âme d’un peuple qui font signe au monde entier. Le soft power trouve l’une de ses plus solides expressions dans le bâti. C’est avec la démesure de ses moyens qu’Abou Dhabi mène sa transformation. Cette expérience inédite rassemble autour de « la même place de village » les cultures, les écritures architecturales, les patrimoines et les écoles, les entreprises du monde entier. Les émiratis construisent en dur le village global prophétisé par Marshall McLuhan. Ce laboratoire à échelle 1 permettra peut-être d’examiner les tensions qu’un tel assemblage va générer. Babel, édifiée selon certaines hypothèses dans la vallée de Shinéar, que l’on situerait aujourd’hui en Irak, n’est pas si loin. Il faudra une ou deux générations pour mesurer la distance qui sépare ce mythe fondateur de notre réalité future.

Gilles DELÉRIS cofondateur de l’agence W, enseignant à Sciences Po Paris, auteur avec Denis Gancel de « Ecce Logo, les marques, anges et démons du XXIe siècle »
(In La Revue Civique n°12, Automne 2013) 

► Se procurer la revue

1) « Pour comprendre les médias », Marshall McLuhan, Seuil, Collection Points, 1968.
2) Screenagers : de screen + teenagers, adolescents passant du temps sur les écrans connectés.
3) Nation Goodwill Observer, étude réalisée par W, Ernst&Young, Cap et HEC, 2012.
4) Cities of opportunities étude réalisée par PWC, 2012.
5) « Sociologie urbaine », Yves Grafmeyer et JeanYves Authier, Armand Colin, Collection Domaines, 2012.