(Re)localisations dans un monde d’interdépendances, l’éclairage de la Fondapol: entretien de Jean Corcos avec Paul-Adrien Hyppolite

La Fondation pour l’innovation politique (Fondapol, dirigée par Dominique Reynié), vient de publier une série d’études approfondies sur le thème « Relocaliser-Décarboner-Rapatrier », devenu thème majeur avec la crise sanitaire. Haut fonctionnaire, Normalien et ingénieur du corps des Mines, Paul-Adrien Hyppolite, a écrit le tome 1 de cette série « Relocaliser la production après la pandémie ? » Il répond ici aux questions de Jean Corcos pour La Revue Civique.

-La Revue Civique : La pandémie mondiale de Covid-19 a vu la montée en puissance des discours anti-mondialisation et pro-relocalisation, après que le grand public a réalisé notre dépendance en biens essentiels pour la santé comme les masques respiratoires ou certains médicaments. Quels sont les principaux arguments qui motivent ces discours et quelles sont les limites concrètes qui s’opposent à des relocalisations ? À quelles conditions faudrait-il impérativement relocaliser ?

-Paul-Adrien HYPPOLITE : Dans le contexte de crise, ces discours sont essentiellement motivés par l’idée qu’il conviendrait d’avoir des capacités de production sur le territoire national pour faire face à des situations exceptionnelles où la demande de certains biens pourrait subitement exploser en raison d’un besoin nouveau et généralisé, ou encore l’offre se raréfier du fait de comportements hostiles de puissances étrangères dont nous dépendons sur le plan commercial, par exemple.

Nous avons typiquement vécu une situation du premier type avec les masques et les ventilateurs au début de la pandémie de Covid-19. Avec les semi-conducteurs, la Chine connaît ces derniers temps une situation du second type dans le conflit économique qui l’oppose aux États-Unis. La menace est sérieuse puisqu’elle peut, dans le premier cas, mettre en péril des vies humaines et la légitimité du gouvernement et des institutions et, dans le second, remettre sérieusement en question les ambitions de développement technologique de tout un pays. Dans ce contexte, on peut considérer qu’il est important de disposer de capacités de production de « réserve » ou de « substitution » pour faire face à de tels aléas.

Certains présentent les relocalisations comme des opportunités économiques (créer de l’emploi, revitaliser les territoires) ; d’autres profitent de cette actualité pour tenter de faire revenir sur le devant de la scène politique leurs idées protectionnistes ou leurs discours anti-mondialisation. Mais, finalement, le cœur du débat n’est pas là, me semble-t-il. Il s’agit avant tout de savoir si, collectivement, nous acceptons d’allouer des ressources (qui pourraient l’être ailleurs) à la constitution de ces « capacités de réserve » ou de « substitution » pour un périmètre de biens essentiels, voire de services, qui reste à définir.

 » Tout l’enjeu est de définir un périmètre restreint de produits pour lesquels nous serions prêts à porter l’effort de localisation en France ».

Dans bien des cas, il ne faudrait d’ailleurs pas parler de « relocalisations » mais plutôt de « localisations », car nous n’avons en réalité jamais produit sur le territoire national – ou du moins pas avec les technologies et standards actuels – nombre de biens que nous pourrions considérer comme essentiels.

Une acceptation maximaliste de la politique de (re)localisations conduirait à l’autarcie : un état non désirable en tant que tel et, quoi qu’il en soit, inatteignable en pratique tant l’économie contemporaine est complexe et intrinsèquement structurée autour de relations de dépendance. Tout l’enjeu est donc de définir un périmètre restreint de produits pour lesquels nous serions prêts à porter l’effort. Il pourrait s’agir de produits vitaux, non stockables, pour lesquels nous dépendons d’un petit nombre de fournisseurs étrangers dont les sites de production sont très concentrés géographiquement.

Vous écrivez que, sauf motif impérieux, il ne faut pas relocaliser les productions les plus courantes mais se positionner sur les segments créateurs de valeur dans l’économie contemporaine, ceux qui définiront les rapports de force sur la scène internationale. Vous soulignez l’importance des « industries du cloud » : de quoi s’agit-il ? Où se situent aujourd’hui les chaînes de valeurs ? Et d’où partons-nous en Europe pour ces secteurs ?

-Je ne nie pas l’importance d’avoir le débat précédemment évoqué sur les relocalisations. Il n’est malheureusement pas posé en ces termes dans le débat public aujourd’hui. Le vaste chantier, qui consiste à définir ce que collectivement nous considérons comme des « productions essentielles » et pour lesquelles nous serions prêts à allouer des capitaux afin de garantir leur production sur le territoire national, est loin d’être abouti. Sans ce travail de réflexion en amont, reposant à la fois sur une approche sectorielle fine pour identifier nos vulnérabilités et sur un exercice démocratique pour faire émerger des préférences collectives, le risque est de n’avoir qu’un énième chantier indifférencié de relocalisations dont les chances de succès seront maigres par rapport aux ambitions affichées si l’on se réfère à l’historique dans le domaine (voir Emmanuel Combe et Sarah Guillou, Souveraineté économique : entre désirs et réalités, Fondation pour l’innovation politique, 2021, p. 41).

Des échanges mondiaux faits d’interdépendances et de coopérations, où l’Europe doit aussi savoir défendre des intérêts économiquement – et stratégiquement – vitaux.

 » Contrairement à un mythe tenace, nous avons dans l’ensemble assez peu délocalisé. Notre principal problème est que nombre de technologies et de productions devenues essentielles ont été développées hors de France et même d’Europe (…) L’enjeu est de ‘localiser’ en France ce que nous n’avons jamais produit ».

Par ailleurs, force est de constater que, contrairement à un mythe tenace, nous avons dans l’ensemble assez peu délocalisé (à l’étranger), si bien qu’il y a peu à « relocaliser » à proprement parler. Notre principal problème est que nombre de technologies et de productions devenues essentielles dans notre quotidien ont été développées hors de France (et même d’Europe) au cours des dernières décennies. Je pense par exemple aux technologies présentes dans nos smartphones : systèmes d’exploitation, puces électroniques, capteurs photographiques, algorithmes d’intelligence artificielle, etc. Toutes proviennent en grande majorité des États-Unis ou d’Asie.

Il n’est pas exagéré de dire que nous avons jusqu’ici largement échoué à nous faire une place dans la quatrième révolution industrielle des technologies de l’information et de la communication à la hauteur du poids de notre économie et de nos ambitions. Vous évoquez dans votre question l’industrie du cloud computing (« informatique en nuage »), qui englobe l’accès à des infrastructures et services informatiques via Internet. Il est clair que les principaux acteurs de cette industrie essentielle pour la digitalisation des entreprises et le développement de nouveaux services numériques sont américains (Amazon et Microsoft, pour ne citer que les deux plus connus). Dans ma note pour la Fondation pour l’innovation politique (« Relocaliser la production après la pandémie ? »), je montre notamment que la capitalisation boursière des principales sociétés américaines de la chaîne de valeur du cloud est quinze fois plus élevée que celle de leurs concurrents européens.

L’enjeu n’est donc pas tant de « relocaliser » ce que nous produisions autrefois sur le territoire national que de « localiser » ce que nous n’avons en réalité jamais produit – et pourrions ne jamais produire si nous ne parvenons pas à hausser le niveau en sciences dans le pays, à renforcer l’appétence pour les technologies et l’entrepreneuriat, et à développer un véritable écosystème de financements privés de l’innovation.

 » Surtout s’intéresser aux technologies qui structurent aujourd’hui les rapports de forces mondiaux « 

Les discours anti-mondialisation, repris maintenant presque partout, recouvrent des idéologies différentes (nationaliste, sous couvert de souverainisme ; écologiste, avec la préférence des circuits courts pour limiter l’empreinte carbone…) mais il y a aussi des préoccupations immédiates (destructions des emplois par les délocalisations) ou éthiques (différence de normes sociales avec la Chine). Des arguments purement techniques peuvent-ils être entendus ?

-Le discours sur les relocalisations ou, plus largement, sur la réindustrialisation, est attractif politiquement car il peut être, comme vous le dites, décliné de multiples façons pour plaire à un électorat donné. Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que le thème soit repris peu ou prou par l’ensemble de la classe politique française aujourd’hui. Mais son caractère consensuel risque de le rendre finalement peu différenciant.

Les électeurs jugeront en définitive sur les actes et les résultats. Afin de tirer parti de ce débat sur les relocalisations, il faut à mon sens à la fois élargir et préciser son périmètre. Commençons pour cela par abandonner le préfixe qui évoque trop étroitement les délocalisations et intéressons-nous à la création de valeur et aux technologies qui structurent aujourd’hui les rapports de force mondiaux entre la Chine et les États-Unis.

Propos recueillis par Jean CORCOS

-Le site de la Fondapol (Fondation pour l’innovation politique)