Xavier Huillard : l’entreprise est responsable !

Xavier Huillard (©Photo Luc Benevello/Vinci)

Le Président de Vinci, qui préside aussi l’Institut de l’entreprise, part de l’exemple de son entreprise pour plaider la responsabilité de l’entreprise, notamment en ce qui concerne l’intéressement des salariés et l’emploi. Xavier Huillard estime que l’époque où les entreprises n’étaient dirigées que dans la seule optique du profit est une « époque révolue » : « L’entreprise est un organisme sociétal, qui doit dialoguer avec toutes ses parties prenantes », en particulier avec ses salariés. Et pour créer « un lien de confiance », précise-t-il, « nous avons commencé à transformer notre projet managérial en projet sociétal, avec un important volet environnemental ».Il réplique aussi aux démagogies « anti-riches » : « il est contre-productif, surtout dans la situation du pays, d’opposer des catégories les unes aux autres. C’est autant d’énergie perdue, alors que notre objectif est de sortir le pays de sa situation, de regagner en compétitivité. Ensemble. »

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La REVUE CIVIQUE : Le rôle de l’État a changé depuis une bonne vingtaine d’années au moins : il n’a plus, par exemple, le monopole de l’Aménagement, ses fonctions se sont réduites. A l’excès selon vous ?
Xavier HUILLARD :
Le rôle de l’État a évolué. Il est sans doute moins présent qu’auparavant. On peut le regretter, mais la réduction des moyens d’action et la pression du court terme auxquelles sont soumis les dirigeants politiques diminuent leur capacité à se projeter sur le long terme, à prévoir les évolutions, à faire travailler les intelligences ou les énergies sur les sujets structurants pour l’avenir du pays. Il faut tenir compte de cette évolution et trouver des solutions.

L’État a perdu sa valeur ajoutée de prospective. Cela laisse de la place aux acteurs de la société civile…
Oui, mais nous sommes conscients qu’il ne faut pas que nous donnions l’impression de vouloir nous substituer à l’État. Notre rôle peut être de proposer des solutions techniques ou financières mais en aucun cas d’être en position d’influer sur la décision, qui doit rester du domaine de la puissance publique. C’est une question de légitimité.

Mais les ressources, pour mettre en place les outils prospectifs, proviennent aujourd’hui du secteur privé…
C’est un peu exagéré. Bien sûr, comme je le disais, les gouvernements sont sous la pression de l’urgence. A contrario, pour inventer de nouveaux relais de croissance, l’entreprise est de plus en plus obligée de déployer des stratégies de long terme. Mais elle se doit dans le même temps d’être performante sur le court terme, ne serait-ce que pour s’assurer les moyens de ses ambitions à long terme ! L’État et les entreprises sont donc complémentaires, mais dans un équilibre de priorités qui s’est profondément modifié si je compare la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui et celle que j’ai connue au début de ma carrière.

Ce que je trouve très encourageant, c’est qu’aujourd’hui, les puissances publiques disposent de nouveaux outils pour agir en synergie avec le monde de l’entreprise. Ce sont les « partenariats public-privé » (PPP), qui se développent en France et dans le monde.

Quand les conditions sont réunies, le recours au PPP est une solution efficiente et comporte au moins trois avantages.
1. Le premier est que les citoyens profitent plus rapidement d’infrastructures ou d’équipements publics qui ne verraient pas ou tardivement le jour.
2. Le deuxième, qui est le plus modeste mais le plus souvent cité, est financier. Le PPP est un moyen pour les collectivités et l’État de soulager les budgets publics, dans une période où le niveau de la dette publique réduit considérablement leurs marges de manoeuvre.
3. Le troisième argument, le plus important, est que le PPP permet une optimisation globale : un gain de temps pour le donneur d’ordre et des délais de réalisation tenus, un budget maîtrisé et connu à l’avance et une meilleure prise en charge du développement durable. En effet, confier la conception et la construction d’un ouvrage qui devra être géré et entretenu par l’opérateur privé sur une longue période constitue une formidable incitation à réaliser dés le début les bons gestes pour atteindre une meilleure performance énergétique et prévoir un entretien plus facile et moins onéreux.

Vous semblez regretter une ambiguïté dans le positionnement de l’État ?
Non, il n’y a pas d’ambiguïté. Je suis convaincu au contraire que cette nouvelle répartition des rôles permettra à terme à l’administration de se redéployer en amont de la chaîne de valeur, pour mieux assurer encore ses missions : définir la vision, mettre en place la stratégie et exercer pleinement la régulation.

Pas de dilution de l’intérêt collectif

Avec les partenariats public-privé, la puissance publique n’aurait-elle donc plus le monopole de l’intérêt général ?
La question ne se pose pas en termes de monopole. Il faut d’ailleurs faire la différence entre la notion d’intérêt public, ou d’intérêt général, et la notion de service public.
Prenons l’exemple des concessions autoroutières. Nous avons, chez VINCI, une délégation de service public, mais avec deux codicilles. Le premier indique que nous sommes provisoirement en charge de ces autoroutes. Les autoroutes continuent d’appartenir à l’État mais elles nous sont concédées pendant une période. Il n’y a donc pas à proprement parler de privatisation des autoroutes. Le deuxième codicille est le contrat de régulation, le cahier des charges, qui est extrêmement précis, sur nos droits, nos devoirs, nos pénalités, les tarifs. Les tarifs des concessions autoroutières évoluent selon les termes du contrat que l’État a signé avec les concessionnaires et qui définit parfaitement les risques pris par chacune des parties.
L’État peut ainsi se concentrer sur ses missions régaliennes et déléguer une grande partie du reste, sans qu’il y ait une quelconque dilution de l’intérêt collectif. Bien au contraire.

Une conciliation se fait, dans chaque entreprise, parfois en tâtonnant, entre des impératifs contradictoires : d’un côté, le résultat financier annuel, de l’autre, la prise en compte d’enjeux d’intérêt général, la cohésion sociale en particulier. Comment tentez-vous de concilier ces deux impératifs ?
VINCI s’est construit sur l’idée que la réussite dans la durée suppose bien sûr de développer un projet économique mais aussi de développer simultanément un projet social et sociétal. Dans nos métiers, la dimension humaine, managériale est prépondérante. Par ailleurs notre présence, l’empreinte que nos laissons dans le territoire nous confère des responsabilités environnementales majeures. Chez VINCI, nous ne vivons pas la conjugaison de l’économique et l’humain comme une contrainte, c’est la base de notre ADN !

Vous étiez donc un initiateur avant l’heure du développement durable ?
Non, restons modestes. Le premier qui en France a conceptualisé l’idée, à ma connaissance, c’est Antoine Riboud, le fondateur de Danone. Mais si on remonte un peu en arrière, Henri Ford fixait des priorités similaires à son entreprise. Et Monsieur Michelin, sans théoriser sur le développement durable, l’intégrait au développement de son activité depuis Clermont- Ferrand. Puis les temps ont changé. Nous sortons tout juste d’une période, dont on voit aujourd’hui les limites, dans laquelle une entreprise pouvait n’être perçue qu’à travers sa seule dimension économique, et même sa seule dimension financière. Cette époque est révolue. La finalité de l’entreprise ne peut se résumer à son seul profit. L’entreprise n’appartient plus qu’à ses seuls actionnaires. L’entreprise est un organisme sociétal, qui doit dialoguer avec toutes ses parties prenantes. Notre travail consiste à trouver des points d’équilibre à l’intérieur de notre écosystème entre les divers questionnements, les contraintes, les oppositions, les attentes voire les revendications de toutes les parties prenantes. Cet équilibre ne peut donc se trouver qu’à la condition de se doter d’un projet global : économique, humain et de progrès.

Récompenser les faits d’armes

Mais comment se traduit concrètement cette conciliation du financier et de l’humain, chez VINCI ?
Je vais vous confier trois clés pour comprendre l’ADN de VINCI. La première : notre groupe est résolument décentralisé, de façon à responsabiliser nos collaborateurs et à développer l’intelligence du terrain. Dans une organisation très centralisée, le chef décide et les autres appliquent ! Ce n’est pas comme cela que l’on fait « grandir » des collaborateurs et une entreprise. Les collaborateurs en position de pouvoir exprimer leur autonomie et leur responsabilité sont des salariés bien plus attachés au Groupe, plus passionnés et par ailleurs beaucoup plus efficaces. Nous avons aujourd’hui environ 2 500 business units, avec 2 500 patrons autonomes, qui peuvent quasiment fonctionner seuls.

La deuxième clé est le corollaire de la décentralisation, c’est le développement de dispositifs permettant de partager la valeur. En résumé, il s’agit d’intéressement personnel pour les faits d’armes individuels et d’accords d’intéressement au niveau de la business unit pour récompenser les faits d’armes collectifs.

La troisième clé, c’est la cohésion du groupe, rendue possible par le fait que 115 000 de ses salariés sont actionnaires de VINCI (sur 180 000 collaborateurs au total). Les salariés sont donc le premier actionnaire du groupe, avec près de 10 % du capital (le deuxième étant Qatari Diar avec 5,6 % du capital). Cette situation ne s’est pas produite fortuitement. Nous n’en avons pas héritée : nous l’avons voulu. C’est le fruit d’un travail de 15 ans avec des ouvertures de capital, réservées aux salariés, trois fois par an, avec une petite décote en contrepartie de laquelle les employés s’engagent pour 5 ans. Grâce à cela, nous avons réussi à constituer cette base d’actionnaires salariés qui génère de la solidarité. Et cela créée une passerelle entre deux mondes souvent opposés : le monde du travail (le salariat) et celui du capital (l’actionnariat).

Vous n’êtes pas seulement tournés vers l’intérieur, j’imagine…
Nous ne l’avons jamais été. Mais, vers 2002, nous avons commencé à comprendre que si nous nous étions bien focalisés sur les trois parties prenantes clients, fournisseurs et salariés, nous négligions d’autres parties prenantes qui avaient des choses à dire à l’entreprise. Il s’agit d’acteurs de la société civile qui vivent dans les quartiers où nous construisons des infrastructures et des équipements publics. A partir de ce constat, nous avons commencé à transformer notre projet managérial et humain en projet social et sociétal, avec un important volet environnemental.
Cela s’est matérialisé en 2006 par la signature d’un « Manifeste » dans lequel nous prenions des engagements, comme celui de solliciter régulièrement des agences de responsabilité sociale et environnementale (RSE) indépendantes pour nous évaluer sur différents champs : handicap, diversité, formation, emploi durable…

Avez-vous un « combat RSE » de prédilection ?
Je parlerais plutôt de priorité, et notamment je citerais la mixité. Nous sommes dans un métier historiquement masculin. Il y a un important travail à accomplir pour casser « le plafond de verre » et progressivement féminiser notre effectif salarié, même s’il y a des pays où nous avons plus de salariés femmes sur les chantiers, comme en Pologne. Nous faisons des progrès, même si nous souhaiterions avancer plus vite. Mais ces sujets prennent du temps, notamment pour féminiser l’encadrement, et pour une raison simple : les écoles d’ingénieurs techniques, comme l’École Spéciale des Travaux Publics (ESTP), ont un taux de jeunes femmes autour de 20 à 25 % seulement, dans les écoles électrotechniques c’est même inférieur. Nous pouvons donc employer plus de femmes à la sortie des écoles, mais à proportion du nombre d’élèves diplômées. Ensuite, il faut « faire grandir » ces nouvelles recrues féminines pour qu’elles prennent la direction d’une business unit puis qu’elles soient nommées dans le comité exécutif d’une filiale, avant qu’elles soient promues au comité Exécutif de VINCI. Notre culture étant de prendre les collaborateurs « au berceau », le processus de féminisation chez nous est forcément plus lent qu’ailleurs.

Pour une flexibilité responsable

Je voudrais aussi évoquer la question de la diversité des origines. Face à cet enjeu, nous nous réfugions derrière l’idée que nos métiers sont d’efficaces ascenseurs sociaux. Sauf que, sur le terrain, de vrais « plafonds de verre » persistent : ces collaborateurs « issus de la diversité » occupent surtout la partie basse de nos hiérarchies. Dans le métier de la construction, il y a un point de passage délicat : entre le monde de l’éducation par le geste, de l’apprentissage par le mimétisme – c’est le monde du chantier, jusqu’à chef de chantier inclus – et le monde de l’apprentissage par des méthodes plus conceptuelles et académiques – c’est l’échelon conducteur de travaux et au-delà. Il y a là un véritable fossé, qui tient surtout au mode d’apprentissage. Cela évolue et nous essayons d’accélérer cette progression.

Notre troisième combat est l’emploi durable, qui est matérialisé en France par le contrat à durée indéterminée (CDI). Nous sommes convaincus que dès lors que l’on s’inscrit sur le temps long, il faut, vis-à-vis de nos jeunes recrues, faire un acte de confiance en les embauchant en CDI. Autrement, comment peut-on demander à un jeune de la loyauté et un engagement total en retour d’un contrat de seulement six mois ? Pour créer un lien de confiance, notre credo est donc de développer l’emploi durable.

Vous soutenez aussi l’idée de « flexibilité responsable » ?
Oui, il faut de la flexibilité et de la stabilité. On ne peut pas déployer de la qualité, de la productivité, de la vision long terme si l’on ne développe pas une relation durable avec nos collaborateurs, c’est ce que j’appelle la stabilité. Mais par ailleurs, nous avons besoin de flexibilité, notamment parce que les chantiers sont de durées très variables. Il faut donc trouver un point d’équilibre entre stabilité et flexibilité, à condition que la flexibilité soit responsable.

Il y a, particulièrement en France, une dévalorisation de l’image des patrons et une certaine démagogie « anti-riches », qu’en pensez- vous ?
Il faut cesser d’opposer : nous avons besoin de tout le monde ! Le fondement du capitalisme c’est que l’accumulation de richesses entre certaines mains – sous réserve qu’elle soit transparente et justement taxée – offre l’opportunité d’agir, de prendre des risques, de miser sur de nouveaux produits, etc.

Mais le contexte de la crise économique et financière que nous vivons a mis à vif les différences sociales et créé chez certains un profond sentiment d’injustice. Pour l’apaiser, il faut faire des gestes qui ont une portée symbolique forte. Mais, pour autant, il faut garder notre bon sens : il est contre-productif, surtout dans la situation du pays, d’opposer des catégories les unes aux autres. C’est autant d’énergie perdue, alors que notre objectif est de sortir le pays de sa situation, notamment de regagner en compétitivité. Ensemble.

Regrettez-vous une incompréhension du monde de l’entreprise ?
Nous travaillons beaucoup à améliorer la compréhension du monde de l’entreprise. Notre objectif est de sortir d’une situation paradoxale : beaucoup de Français jugent « leur » entreprise plutôt positivement mais, en revanche, quand il s’agit de juger « l’entreprise » en général, ils sont plus négatifs.

Comment faire évoluer cette image négative ?
Il faut améliorer la culture économique de nos concitoyens et des jeunes générations. Chacun peut contribuer : l’Éducation Nationale, et notamment les professeurs d’économie dans les lycées, sont pleinement légitimes pour se saisir du sujet. Les médias ont également un rôle à jouer pour rendre compte sans opposer. À l’échelle de VINCI, nous faisons ce travail de pédagogie à travers l’actionnariat salarié. Nos salariés actionnaires nous demandent des explications et des comptes. Nous nous trouvons sur un terrain objectif, celui de la réalité que nous partageons au quotidien. Cela nous confère, à nous dirigeants, une responsabilité énorme : nous devons être à la hauteur de la confiance que nos salariés mettent en nous. C’est aussi cela la Responsabilité Sociale de l’Entreprise.

Propos recueillis par Georges Léonard 
(In la Revue Civique n°9, Automne 2012)
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