Jean-Baptiste Descroix-Vernier: Internet, la fin de l’insouciance

Jean-Baptiste Descroix-Vernier

Expert des pratiques sur Internet, fondateur du groupe Rentabiliweb, Jean-Baptiste Descroix- Vernier, dans cet article, traite de l’e-réputation, des évolutions en ce domaine et des expériences d’entreprises, qui ont pu être malmenées. « Impossible d’être exhaustif sur le sujet des atteintes à l’image sur Internet » mais, écrit-il, « au travers de ces quelques exemples, il est possible de dresser des constats ». Dont celui-ci : « la vigilance fait partie des premières mesures à prendre ».

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Au début du siècle dernier, dans mon village natal, un gamin a mis le feu à une grange. La grange avait entièrement brûlé, le gosse a été puni. Il y a quelques années, profitant d’une halte en France, j’étais allé boire un verre au café du village. Alors que j’étais attablé, un homme de plus de 85 ans est entré dans le bar, accueilli par un unanime : « tiens, voilà l’incendiaire ! » Personne n’avait oublié la grange et près d’un siècle plus tard le vieil homme était encore assigné à ses actes d’enfant.

Avec Internet, c’est pire. Rien ne s’efface, l’information est ancrée en profondeur, puissamment, insidieusement, de façon quasi indélébile. Vous pouvez jouer avec votre réputation. Vous pouvez penser la maîtriser. Mais ce n’est pas un jeu. C’est complexe. C’est une maîtrise avant tout d’Internet, du SEO*, des algorithmes, c’est un mélange de droit pointu et de code.

Évolution avec les crises

Internet est un META-média. Il dévore les autres, s’en nourrit et les nourrit à son tour. La puissance de feu d’Internet, en tant que transmetteur d’informations, n’a jamais été égalée dans l’histoire. C’est un média mondial, gratuit; l’information peut y être traduite dans quasiment toutes les langues, son accès est extrêmement simple et les terminaux proposent désormais des informations uniformes et multiples (on accède au même Internet de son ordinateur, de sa tablette ou de son téléphone portable etc.).

Côté entreprise, l’utilisation d’Internet en tant que média a évolué. Dans les années 90, et 2000, les marques achetaient de la « présence », de la notoriété. Elles s’affichaient sur Internet comme on offre ses produits au regard des passants, dans une vitrine. Puis, cette vision des choses a évolué, avec les crises. Les entreprises ont de moins en moins souhaité être « visible », et de plus en plus « vendre ». Les régies publicitaires se sont adaptées, et l’image renvoyée par les marques s’est mercantilisée et donc fragilisée… car les menaces liées à Internet en termes d’image pour une entreprise sont nombreuses.

La première qui vient à l’esprit est la situation de crise. Cela peut arriver à n’importe quelle société, Costa Croisière l’a vécu récemment avec le naufrage d’un de ses bateaux ; Total en son temps avec la marée noire de l’Erika. Les exemples ne manquent pas, personne ne peut se prétendre à l’abri. Internet a alors un rôle de caisse de résonance, voir d’amplificateur. Il ne règlera pas la situation de crise, il va s’en nourrir, l’animer, et l’archiver de façon indélébile. Internet va vivre la crise comme une télé-réalité, il l’analysera, la commentera, il s’en mêlera le plus possible. Une remarque : le web français, parce qu’il est indépendant et libre, ne se mobilisera jamais pour une entreprise. Sa capacité d’action sera concentrée sur les victimes de telle ou telle catastrophe, sur telle ou telle cause, ou sur telle idéologie politique. Mais en aucun cas, il ne prendra la défense d’une société privée. Au contraire, il aura tendance à la stigmatiser. Dans de rares cas, un « bad buzz » pourra se transformer en coup marketing, comme ce fut le cas de l’homme nu de la Redoute, par exemple.

Un nouveau cas de force majeur apparaît ces derniers temps : les attaques de hackers. Prenons l’exemple des Anonymous. Le groupe s’est consacré longtemps à la lutte contre les pédophiles ou contre l’Église de scientologie pour l’essentiel. Un cap a été franchi, fin octobre 2012. Des Anonymous ont annoncé qu’ils attaqueraient des entreprises « qui licencient pendant la crise » et ont mis leur menace à exécution en prenant pour première cible la société Zynga. C’est un cas grave, car une société contrainte de licencier traverse des difficultés et attaquer ses serveurs, détruire son fond de commerce, aura peu de chance à l’aider à préserver les emplois restants…

Internet est à la fois un générateur d’énergie colossal et un broyeur. Sa capacité d’innovation est sans fin, sa force de frappe, en terme marketing, est gigantesque. C’est une machine surpuissante capable de faire émerger des marques mondiales en quelques mois et de façon pérenne. Les exemples ne manquent pas, citons simplement Facebook, Google, Twitter, Angry Birds, etc.

Un broyeur impitoyable

À l’inverse, Internet est un broyeur impitoyable, il broie ses propres marques (Altavista, Lycos, Voila, Second Life, etc.) mais il broie aussi les marques « du monde d’en haut ». La dernière à en avoir fait les frais est Madonna, dont la carrière risque de s’arrêter de façon brutale à la suite d’un vent d’hostilité provoqué sur Internet.

En ce qui concerne les PME, le danger est encore plus grand. Ces entreprises ont souvent très peu d’activité visible et donc un renouvellement de contenu online très faible. La moindre rumeur, le moindre article négatif va donc caracoler en tête de Google pendant des lustres sans être détrôné par une actualité nouvelle. C’est aussi la problématique des « citoyens normaux », qui ne sont pas des personnages publics et qui pourront être « poursuivis », pendant des années, par une actualité passée dont ils auraient souhaité se défaire. Internet présente cette énorme différence avec la presse écrite : sur Internet, on ne détruit pas l’information, on l’empile, l’archive, la stocke. Lorsqu’on a fini de lire Le Monde, on le met à la poubelle. Lorsqu’on a fini de lire un article sur lemonde.fr, on sait que cet article sera encore là pendant des années… D’ailleurs on l’a retweeté, on l’a bookmarké, etc.

Les enjeux de l’e-réputation pour les entreprises vont même plus loin : ils impactent directement leurs ventes. Une marque qui aura la sympathie des internautes verra mathématiquement ses ventes s’accroître. A l’inverse, la capacité de mobilisation du Web en fait le terrain idéal pour les pétitions, les appels au boycott, etc. L’humour est souvent une arme, très utilisée par exemple contre Total ou par les détracteurs de Facebook. Sur Internet, l’humour n’est d’ailleurs quasiment jamais une solution défensive en terme d’image, à part si on est humoriste… C’est avant tout une arme d’attaque, ce que les directeurs de campagne américains ont parfaitement compris.

Enfin, il y a l’utilisation d’Internet à des fins offensives, parfois à la limite de la légalité. L’année dernière par exemple, une société a été (mollement) condamnée pour avoir publié sur la toile des avis négatifs de faux consommateurs sur son concurrent. Le juge a cependant demandé à la victime de quantifier avec précision sa perte de clientèle, ce qui est bien entendu impossible. Les condamnations futures seront sans doute de meilleure facture, néanmoins, il faut constater qu’il existe une relative facilité pour une entreprise à dénigrer discrètement son concurrent sur Internet. Là encore, une veille stratégique permet d’en être informé pour peu que cette veille soit menée par un professionnel qui n’aura rien laissé au hasard (marques de l’entreprise, nom des dirigeants, des principaux actionnaires…)

L’avocat parfois nécessaire

L’une des difficultés de la gestion de l’e-réputation réside dans le fait que la tentative de destruction d’informations est souvent la pire des solutions. Sur Internet, nous appelons cela « l’effet Streisand ». L’actrice avait voulu faire supprimer de la toile une photo aérienne de sa propriété. Son armée d’avocats n’aura servi qu’à mettre un coup de projecteur sur cette affaire, ce qui a entrainé la diffusion massive et internationale de la photo incriminée… J’aime cette image de Jean-Marc Manach qui parle « d’effet Flamby ». Si vous avez un Flamby sur une table et que vous voulez le cacher, la dernière des choses à faire est de taper dessus. Le Flamby explosera et vous en recouvrerez votre table ! Le talent sera de cacher le flan sans le faire exploser. C’est parfois possible, en alliant technique, stratégie et communication ciblée.

Selon les dossiers, l’aide d’un avocat et le recours à la justice peuvent s’avérer nécessaires. J’ai en mémoire le cas de cette entreprise qui voyait systématiquement son nom associé au mot « escroc » sur Internet. N’ayant jamais été condamnée pour escroquerie, il s’agissait ni plus ni moins que d’une diffamation. Plus de 80 lettres de mise en demeure avaient alors été envoyées par un avocat à différents médias online. Aucun n’a pris le risque d’un procès perdu d’avance et les références insultantes ont disparu en quelques semaines, les unes après les autres. À l’issue, l’entreprise avait travaillé son image, sponsorisé un évènement positif, et reconstruit une e-réputation positive et pérenne.

Dans les années 80, une liste de produits faussement « cancérigènes » avait circulé, au premier rang desquels se trouvait La vache qui rit. Les responsables de la communication de cette entreprise nous avouent, que 30 ans après, on leur parle encore de cette rumeur. Et dites-vous qu’il y a 30 ans, Internet n’existait pas… Internet est un véhicule parfait pour les rumeurs, vraies ou fausses, mais il ne faut pas oublier que c’est un outil purement démocratique et donc un très bon véhicule pour les démentis aussi.

Quand BHL était mort…

Impossible d’être exhaustif sur le sujet des atteintes à l’image des entreprises sur Internet. Au travers de ces quelques exemples, il est néanmoins possible de dresser des constats. Il est désormais déraisonnable, pour une entreprise, de sous-estimer l’importance de sa e-réputation. La logique voudrait même que ses budgets de communication online soient supérieurs à ceux affectés aux autres médias.

La vigilance fait partie des premières mesures à prendre, une entreprise doit surveiller ses marques, ses personnalités médiatiques, les réseaux sociaux, identifier les prescripteurs et les faiseurs d’opinion, les réactions des internautes lors des lancements de nouveaux produits et leur relais, etc.

En cas de crise, plus vite la stratégie de gestion sera mise en place, plus elle sera efficace. Internet ne dort jamais et dans certaines circonstances chaque minute compte. Bernard- Henri Lévy en fit l’expérience pendant la guerre de Libye. La nouvelle de sa mort avait été lancée et orchestrée par des Khadafistes. BHL relate cet épisode dans son dernier livre, « La guerre sans l’aimer ». En quelques minutes, la rumeur avait couru jusqu’à l’AFP. Les rédactions du monde entier se passaient le mot petit à petit, comme une traînée de poudre alimentée par le Web. Seule une ultra-réactivité a permis d’éteindre la rumeur aussi rapidement qu’elle était apparue. Si nous avions attendu le lendemain, la « mort » de BHL aurait été quasiment actée à vie sur une partie du Net.

Bien sûr, chaque dossier est différent, en matière d’e-réputation, il est quasiment impossible de faire du prêt-à-porter, seul le sur-mesure fonctionne. Amis incendiaires…

Jean-Baptiste DESCROIX-VERNIER, fondateur du groupe Rentabiliweb
(in la Revue Civique Hors-Série, Hiver 2012-2013)
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