Daniel Carton (Photo ©Patrice Normand / Opale / Éditions Fayard)

 « À la grâce » (Fayard) est le dernier livre de l’ancien journaliste du Monde et du Nouvel Obs Daniel Carton, qui revient sur son enfance dans les corons du Nord, une terre sinistrée mais solidaire: « le taux de chômage sur ces terres est une catastrophe. Physiquement, on ressent la misère et le désarroi, nous dit-il. Et pourtant ! Un sociologue québécois s’est fait fort de calculer « l’Indice Relatif du Bonheur ». Et le Journal du Dimanche relevait que, de toutes les régions de France, c’était dans le Nord que le « sentiment de bonheur » était le plus élevé ». Évoquant aussi le discrédit des politiques, Carton nous parle de la force de la pauvreté: « Nous ne pouvions prétendre à la fortune mais nous avions cette richesse humaine qui nous tenait droit ». Entretien.

La REVUE CIVIQUE: Qu’est-ce qui vous a fait revenir sur votre lieu d’origine, les corons du Pas-de-Calais ? Un besoin de retour aux sources, celles de l’enfance ?
Daniel CARTON :
Plus qu’un retour aux sources, un besoin de retour au réel. Il n’a pas surgi un matin, chez moi en me rasant, non ! Journaliste « installé » au Monde, puis au Nouvel Observateur, bénéficiant de tout le confort du sérail politique parisien, j’ai choisi voici maintenant bientôt quinze ans de m’en éloigner. Non pas parce que la politique ne m’intéressait plus, bien au contraire, mais parce que déjà s’opérait une dégradation saisissante des mœurs politiques, dont il me paraît cocasse aujourd’hui de s’étonner du triste résultat. Il suffisait d’observer. Des hommes politiques qui cumulent, tenus par des entourages qui réfléchissent à leur place, activés par des lobbies de toutes sortes, empêtrés dans des réseaux inavoués, favorisant les emplois de leurs proches, il fallait être bien hypocrite pour ne pas admettre que la politique devenait de plus en plus un bon « business ». Bref, selon le célèbre mot de Benjamin Constant, les hommes de circonstances l’ont emporté sur les hommes de conviction. Flairant la bonne affaire, les communicants de tous poils ont surgi, à droite, à gauche, tous favorisant une porosité irrattrapable entre ce petit monde politique et celui des affaires auprès duquel la plupart étaient déjà appointés. Par-dessus ce profitable marché, ces communicants ont réussi, par différents subterfuges, à mettre le grappin sur les journalistes politiques qui comptaient. Politiques, hommes d’affaires, « grands » communicants, « grands » journalistes, le quadrille était en place et on voit ce que sa danse a d’infernal.

J’avais dénoncé cette connivence généralisée en écrivant « Bien entendu, c’est off(1)». Ce livre a dix ans. Et le plus triste est qu’il y aurait aujourd’hui bien peu de virgules à changer. Ensuite, j’ai écrit sur ce fossé de plus en plus large entre ce que Jean-Pierre Raffarin appelait « la France d’en haut » et « la France d’en bas(2) » . On s’est moqué de cette formule, surtout d’ailleurs dans la France d’en haut. Issu d’un milieu modeste, je bénéficie si je puis dire d’un vrai privilège: je connais ces deux France. Ce théâtre politique dont j’ai voulu m’éloigner finit, si vous n’y prenez garde, par vous donner le cœur sec. Sur cette scène étroite, le vice l’emporte toujours sur la vertu. Et la contamination vous guette. Je ne suis pas naïf. Pour autant je ne pense pas que le peuple d’en bas a toujours raison. Mais ce qu’il lui reste de bon sens est, je crois, notre dernier repère collectif. En retraçant dans ce nouveau livre une page bien particulière de son histoire ouvrière, j’ai aussi voulu rappeler que nous avions tous intérêt par ces temps de grand tumulte à nous souvenir, chacun tant que nous sommes, d’où l’on vient. Que le peuple, c’est nous !

Une connivence généralisée

Vous avez rencontré, pour ce livre, une France qui a « décroché », économiquement et socialement, loin des politiques, de la vie parisienne et des médias. Qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans votre plongée dans cette France profonde, dans ce Nord qui souffre ?
La révolution du TGV a créé des raccourcis pas simplement au niveau des distances. Du Nord, le Parisien aujourd’hui ne connait plus, bien souvent, que la métropole lilloise qui, elle, est parvenue spectaculairement à tirer son épingle du jeu économique. Le Nord dont je viens et dont je parle fait partie de l’ancien bassin minier du Pas-de-Calais, qui lui s’est affaissé, avec des villes comme Lens, Bruay-Labuissière, Béthune, Auchel, Liévin, Hénin-Beaumont… Cette dernière ville a fait beaucoup parlé et écrire avec l’installation sur place de Marine Le Pen et le parachutage aux dernières législatives du sapeur Mélenchon. À l’occasion de ces élections, j’y ai passé trois jours. Je n’avais pas encore commencé à écrire et je ne savais pas comment j’allais m’y prendre. Cette plongée dans ce Nord profond, qui pourtant n’est qu’à une trentaine de kilomètres de Lille, a été pour moi une douloureuse piqure de rappel. Passons sur la déambulation des journalistes parisiens qui donnaient l’impression de débarquer chez les Inuits. Ils me rappelèrent un autre parachutage, en 1988, du bon docteur Kouchner expédié dans le Valenciennois qui se lamentait d’être tombé dans un secteur pire que l’Afrique ! Son parachute se mit en torche. Le taux de chômage sur ces terres est une catastrophe. Il suffit de se balader. Physiquement, on ressent la misère et le désarroi. Et pourtant ! Un sociologue québécois s’est fait fort de calculer « l’Indice Relatif du Bonheur ». Je ne sais pas ce que ça vaut, toujours est-il que faisant part des résultats de ses recherches, le Journal du Dimanche relevait récemment que de toutes les régions de France, c’était dans le Nord que le « sentiment de bonheur » était le plus élevé. On connait la chanson: « les gens du Nord ont dans leur cœur le soleil qu’ils n’ont pas dehors ». Mais, par delà ce refrain d’Enrico Macias, cela atteste que dans ces zones malmenées, le sentiment de solidarité reste très fort. Il a été forgé – et c’est bien ce que j’ai voulu retracer dans ce livre – par le partage des joies comme des peines dans ces corons où les maisons avaient portes ouvertes.

Nous ne pouvions prétendre à la fortune mais nous avions cette richesse humaine qui nous tenait droit. Cette solidarité n’a pas été seulement un art de vivre mais une obligation pour résister. À la lisière de cette ville d’Hénin-Beaumont se trouve la plus vaste zone commerciale de toute l’Europe regroupant les principales enseignes du nordiste Mulliez.

Le chéquier de la grand-mère…

Au terme de ces trois jours dans le Nord, j’ai rencontré le patron du mastodonte Auchan. L’histoire qu’il m’a racontée est édifiante: quand les familles font leurs courses, me disait-il, la plupart du temps on trouve au bout du charriot une grand-mère qui, au passage à la caisse, fait trois chèques: un pour elle, un pour les achats de sa fille, un autre enfin pour les dépenses de sa petite fille. Dès lors pas besoin d’en appeler à la science politique pour se poser cette question: que deviendra cette région, qu’en sera-t-il de cette solidarité quand les grand-mères n’y seront plus ?

Les « communautés intermédiaires » ayant explosé, particulièrement en ces lieux frappés par le chômage et la crise, que peut-il rester du lien social ? Et peut-on croire, dans ce contexte où les extrémismes prospèrent sur le terreau des difficultés en tous genres, à un nouveau lien, à des formes de solidarité, à une vitalité civique ? Et si oui, cela passerait selon vous par quel(s) type(s) d’évolution, de changement ?
« Quand l’État ne tient pas debout, le peuple vacille et s’éparpille », a écrit de Gaulle. L’État sur ces terres ouvrières, c’étaient d’abord les politiques. Son maire, son conseiller général, son député. Comme l’on disait alors ils étaient « quelqu’un », on les respectait et ils étaient respectables. La grande leçon de la politique qui valait tout aussi bien pour nos maîtres que pour les patrons est, à mes yeux, toute entière contenue dans ce précepte: pour être respecté, il faut être respectable. Le lepénisme a prospéré sur ces terres parce que les socialistes qui y détenaient tous les pouvoirs sont devenus de moins en moins respectables. Ils ont cumulé, distribué les prébendes, favorisé leurs proches, érigé un système, pire encore à mes yeux, ils ont trompé leur monde en le maintenant dans une espèce de résignation qui leur convenait tellement bien. Dormez tranquille braves gens ! Les pensées des gens simples, comme je l’écris dans ce livre, croisent rarement les arrière-pensées de ceux qui les gouvernent. Fort heureusement, certains de ces socialistes ont commencé à s’insurger. Il était bien temps. Voici exactement vingt ans, à la « Une » du Monde avant le congrès socialiste du Bourget, j’avais dénoncé le « système » institué par le PS du Pas-de-Calais, de Daniel Percheron et son affidé Jean-Pierre Kucheida qui voulut, en représailles, me casser la figure. Tout le monde savait mais il aura fallu vingt ans pour que la justice amène enfin à la barre le tout puissant baron Kucheida. En attendant, c’est cette région qui a « vacillé » et s’est « éparpillée ».

Un élitisme populaire et moral

« Le triomphe des démagogies est passager mais les ruines sont éternelles » pensait Péguy. À fortiori quand les démagogues sont devenus des professionnels de la politique jamais lassés de se regarder dans leur petit miroir. On pourra juger ce propos sévère mais voilà des décennies que l’on refuse de soigner ce grand corps politique malade. Interdiction des cumuls pour que l’élu réapprenne à réfléchir par lui-même, renouvellement limité des mandats pour évacuer les potentats, statut de l’élu pour le mettre à l’abri des tentations, nous connaissons que trop bien les modalités du traitement de choc à administrer. Ce Nord que je raconte n’est pas hors de France. Cette vitalité civique, pour reprendre votre expression, ne reviendra que si, enfin, on veut déboucher les coronaires de notre démocratie. Mais plus que toutes autres, ces populations abandonnées à elles-mêmes ont besoin de croire à nouveau à la vie citoyenne. Et cette vie, on n’en sort pas, dépend d’élus qui pourront se prétendre exemplaires et qui n’auront que pour seule ambition d’élever et de rassembler le peuple. Dans ces temps que je revisite nous vivions dans des cités. Pas dans des quartiers sensibles. Fils d’ouvriers, on pouvait nous définir comme des gens simples. Le mot « défavorisé » n’existait pas. L’immigration constituait une richesse, favorisait une émulation. Cette différence n’est pas que sémantique. Elle est profonde.

J’entends déjà ricaner dans les hautes sphères où l’on supporte si mal les évidences. Si celles que j’énonce ici étaient enfin admises, alors on verrait nos partis politiques retrouver des militants, des vrais, l’engagement reprendrait tout son sens, la confrontation des idées toute sa noblesse. En parlant de son théâtre, Vilar prônait « un élitisme populaire. » Pour se redresser, le peuple me semble plus que jamais avoir besoin de cet élitisme-là, populaire et, ajoutera-t- on, moral. Il n’y a rien à inventer. Il suffit aujourd’hui de nous forcer à réanimer le gisement de notre conscience collective. Messieurs les politiques, descendez les premiers !

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(In La Revue Civique n°11, Printemps-Été 2013)
Se procurer la revue

1) « Bien entendu, c’est off » Albin Michel, 2003.
2) « S’ils savaient à Paris… » Albin Michel, 2005.