Anne Lauvergeon, 7 ambitions pour innover en France

[Extrait] Anne Lauvergeon, qui préside la Commission Innovation 2030, évoque pour la Revue Civique les mesures qui « nous permettent de construire en France un écosystème de l’innovation. » Elle le souligne : « Favoriser l’innovation dans les 7 domaines stratégiques (retenus) a vocation à placer des industriels français en leaders mondiaux dans ces domaines, donc à terme de créer de l’emploi et de la richesse dans notre pays. ». Promotrice de partenariats publics-privés, elle assure que « l’association de différentes compétences » et la « prise de relais par le secteur privé » montre « la dynamique mise en place et la volonté d’un grand nombre de fonds, de banques ou d’entreprises privées qui souhaitent soutenir l’innovation en France. » Entretien.

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La REVUE CIVIQUE : On parle souvent d’une « fuite des cerveaux » français, d’une recherche qui ne laisse pas assez de place aux jeunes, de scientifiques trop formatés par les écoles… Quelles sont les mesures à prendre selon vous prioritairement pour enrayer cette fuite et remédier au « mal français » ?
Anne LAUVERGEON : Vous pointez un certain nombre de difficultés françaises d’aujourd’hui. Mais ne croyez pas que notre Commission ait procédé à une longue déploration, assortie de remèdes miracles auxquels personne n’a jamais pensé. Combien de rapports ont-ils ainsi fini au fond des armoires ?

Nous avons œuvré de manière dynamique. Nous avons fait des choix clairs. Notre démarche s’est axée sur 2 axes : nous sommes partis des besoins de la population mondiale, tels que nous pouvons les anticiper aujourd’hui. L’objectif est que l’ensemble des innovations que nous voulons aider à susciter puisse satisfaire une demande au moment où ces innovations seront sur le marché. Les tendances sociales que nous voyons émerger aujourd’hui sont des mouvements de fond (l’allongement de la durée de la vie, l’urbanisation croissante dans les pays du Sud, l’émergence d’une classe moyenne mondiale, la prise de conscience sur le changement climatique, la révolution du numérique et les tensions grandissantes sur l’approvisionnement en eau, en énergie, en nourriture, en matières premières). C’est dans ces domaines que l’innovation doit porter ses fruits pour trouver des solutions aux populations concernées.

Une fois ce diagnostic établi, le second axe de notre démarche a été de cibler des domaines dans lesquels la France dispose d’atouts majeurs (des grands groupes puissants et des PME innovantes, une recherche publique d’excellence, un niveau de formation élevé, un dynamisme démographique que l’Europe nous envie).

La sélection de 7 domaines stratégiques

Au terme de ce travail, nous avons préconisé d’instaurer un principe d’innovation et de retenir 7 ambitions stratégiques pour l’innovation : stockage de l’énergie, recyclage des matières, valorisation des richesses marines, chimie et protéine du végétale, médecine personnalisée, silver economy(1) et valorisation des données massives ou big data. Puis, moins de deux mois après la remise de notre rapport, nous avons lancé les Concours Mondiaux d’innovation pour concentrer nos efforts et pour encourager l’innovation au plus vite. Toutes ces mesures nous permettent de construire en France un écosystème de l’innovation attractif pour les talents français et du monde entier.

La France a eu tendance à privilégier la recherche publique, contrairement aux pays anglo-saxons. Faut-il, et comment, laisser plus de place aux recherches privées ?
La recherche publique française d’excellence est le fruit de notre histoire. Nous avons une formation scientifique de très grande qualité au sein de nos universités et de nos grandes écoles. Mais cette recherche une réorientation vers davantage de recherche appliquée semble aujourd’hui nécessaire, notamment dans le secteur privé.

Néanmoins, la recherche publique et la recherche privée ne doivent pas être totalement dissociées. Je crois profondément à la transversalité dans l’innovation, la recherche et l’industrie. Cette fertilisation croisée issue de l’association de la pluridisciplinarité des équipes (regroupement de designers, ingénieurs, commerciaux…) doit être renforcée par le partenariat entre la recherche publique et la recherche privée. L’association de différentes compétences, d’expériences diverses et de profils qui évoluent dans des environnements distincts est particulièrement enrichissante et source d’innovation et de progrès.

Encourager la transversalité
et concentrer les efforts

Encourager cette transversalité aux deux niveaux (pluridisciplinarité et partenariat public/privé) est une priorité et les Concours Mondiaux d’Innovation lancés avec le Président de la République en décembre 2013 y contribuent fortement. En effet, des d’études économiques montrent que la mise en place de concours de ce type favorise la création d’équipes de recherche pluridisciplinaires (nous l’avons constaté à l’occasion de l’organisation des concours mondiaux). Beaucoup d’équipes candidates aux Concours Mondiaux étaient constituées d’innovateurs issus de la recherche publique, associés à des ingénieurs de département de R&D d’entreprises industrielles, ou des business partners du secteur privé (commerciaux, designers, ingénieurs).

Au total, s’il est certain qu’il faut aujourd’hui concentrer nos efforts sur une recherche qui expérimente et innove, la recherche publique et la recherche privée ne doivent pas être opposées. Elles construisent la richesse scientifique de notre pays et doivent faire l’objet de partenariats et d’échanges (mobilité des chercheurs entre public et privé pour enrichir les compétences et les expériences, encourager les partenariats public/privé pour développer les innovations créées). C’est ainsi que nous construirons en France une recherche toujours à la pointe au niveau mondial, qui sait concrétiser ses découvertes de demain.

Suffit-il de financer des projets innovants pour favoriser et diffuser l’innovation dans la société toute entière ? Et comme les ressources publiques sont limitées, quels sont les leviers en France qui permettraient de sortir du cercle infernal subventions-impôts-déficits ? Lorsque nous avons lancé les Concours Mondiaux d’innovation, l’objectif était d’accompagner le développement de projets innovants avec une vision stratégique de long terme. D’abord, concentrer nos efforts dans les 7 ambitions stratégiques retenues. Cela a vocation à placer des industriels français en leaders mondiaux dans ces domaines, donc à terme de créer de l’emploi et de la richesse dans notre pays. Mais surtout constituer un environnement attractif pour que les talents du monde entier viennent innover en France est un stimulant très puissant pour l’innovation française. Prenons l’exemple de la Silicon Valley. En février 2014, à l’occasion du voyage présidentiel en Californie, j’ai été frappée par l’incroyable émulation suscitée par cet environnement ! De même, nous voulons créer un bouillonnement d’innovations stimulant pour les entrepreneurs qui veulent se lancer.

Créer un bouillonnement d’innovation stimulant

Enfin, ces financements publics n’ont pas vocation à financer entièrement l’innovation. Avec les 300 millions d’euros alloués pour les Concours Mondiaux, nous avons lancé une dynamique qui doit maintenant être associée au secteur privé. Cette association, de fonds publics et fonds privés, donnera lieu à un soutien considérable à l’innovation notamment pour les tours de table suivants et le début de l’industrialisation du projet. Pour illustration, certains porteurs de projet, lauréats de la première phase du Concours Mondial, nous ont rapporté qu’après avoir reçu une subvention publique de 200 000 euros, ils avaient levé près de 4 millions d’euros auprès de fonds privés. Cette prise de relais par le secteur privé montre la dynamique mise en place et la volonté d’un grand nombre de fonds, de banques ou d’entreprises privés qui souhaitent soutenir l’innovation en France. C’est le meilleur levier d’action !

La Constitution française intègre, depuis 2005, le « principe de précaution ». N’est-il pas devenu un frein à la recherche et à l’innovation qui, par définition, ne sont pas toujours maîtrisées à leurs débuts mais peuvent aboutir à des découvertes inopinées et utiles ?

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Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET et Marie-Cécile QUENTIN
(in La Revue Civique n°14, Automne 2014)

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1) La silver economy regroupe toutes les entreprises agissant pour et/ou avec les personnes âgées. Création de services personnalisés, de technologies pour l’autonomie.