Après la publication du baromètre annuel La Croix-TNS Sofres sur la crédibilité des média, les interrogations sont nombreuses : du traitement médiatique des attentats à la montée du numérique, en passant par la question de l’indépendance des média. Pour nous aider à mieux saisir ces enjeux sensibles, nous avons rencontré François Ernenwein, rédacteur en chef à La Croix et enseignant à Sciences-Po.
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La Revue Civique : L’édition 2016 du baromètre annuel « La Croix » – TNS Sofrès montre que le traitement médiatique des attentats, entre ceux du 7 et 9 janvier 2015 et ceux du 13 novembre, s’est amélioré. Quelles sont les améliorations que l’opinion a pu apprécier en ce domaine ? Et quels sont, à votre avis, les grands écueils que les médias doivent éviter, en ce genre de circonstances tragiques ?
François ERNENWEIN : Les leçons de la couverture médiatique des attentats de janvier ont sans doute été tirée au moment des attentats de novembre. Il est vrai que le CSA -et pas seulement lui- s’était inquiété de dérives repérées, faisant courir des risques aux otages et aux forces de police.
Au final, le jugement des Français sur la couverture des attentats montre que les trois quarts des sondés saluent la pédagogie déployée par les organes d’information dans ces circonstances tragiques. Mais une moitié des sondés estime aussi qu’ils ont compliqué le travail de la police en janvier. Il faut aussi noter qu’environ 60 % des 25-35 ans jugent que le traitement médiatique des attentats a contribué à aggraver les tensions au sein de la population, contre 35% des plus de 65 ans.
Sur tous les écueils, le CSA a assez bien précisé les choses. Mais le point le plus intéressant à mes yeux est dans le refus, assez consensuel, d’en rajouter dans l’horreur, notamment dans la diffusion des images. Une sorte de pudeur s’est installée. Quel sens peut avoir, devant la multiplication des violences, le choix d’une certaine retenue médiatique? Ces questions ont saisi les rédactions après les attentats en France, les exécutions d’otages par Daech, comme elles avaient occupé l’Amérique et les médias du monde entier après le 11 septembre 2001.
Les pouvoirs publics – en France ou ailleurs – sont tentés, en temps de crise, de fixer une doctrine, d’appliquer ou de demander une forme de censure pour ne pas ajouter à l’horreur les images de l’horreur, pour ne pas laisser s’installer la terreur programmée par les terroristes.
Ainsi cinq jours après les attentats, la non-diffusion d’une photographie montrant la tuerie à l’intérieur du Bataclan est exigée. Deux arguments sont mis en avant : l’« atteinte grave à la dignité humaine » et l’« atteinte au secret de l’enquête », marquant la nécessité de contrôler la circulation des images. Et ces choix s’imposent assez naturellement dans une sorte de consensus implicite avec les responsables des rédactions.
Le respect de la dignité humaine
Au nom du respect de la dignité humaine. Au nom des conséquences sociales possible d’une telle diffusion (émeutes, réactions violentes), au nom enfin du droit qui protège l’image des victimes.
Disons-le tout net : en situation de crise, ce ‘contrat’ entre les rédactions et les pouvoirs publics, qui n’existe pas réellement, est en général bien respecté et de mieux en mieux par la plupart des médias reconnus. Les comportements responsables l’emportent largement sur les rares dérives.
Mais cette retenue des principaux médias d’information ne règle pas cette autre question posée par tout ce qui peut circuler sur le Web. Qui régule dans ce cas quand on tient compte de Google, de Twitter, de Facebook ? En fait sur le net, il existe aussi des filtres. Dans un article sur Slate, Vincent Manilève analyse comment les réseaux sociaux ont couverts les attentats du 13 novembre. Le constat dominant est d’un grand classicisme. Les dits réseaux ont joué un rôle très important dans la diffusion de l’information comme souvent aujourd’hui. Quitte à diffuser aussi des rumeurs, en plus de textes de photos et de vidéos. (1). Dès le début des attaques terroristes de novembre, on a pu voir grâce à l’application Periscope de Twitter quelques vidéos des explosions au stade de France. Mais hormis, la vidéo du journaliste du Monde présent près du Bataclan peu d’images montrent des corps martyrisés. Même à ce moment paroxystique, une certaine retenue l’a emporté.
En revanche, une double aggravation de l’image des médias concerne ce qui est perçu comme leur manque d’indépendance, vis-à-vis des actionnaires (et groupes économiques) et vis-à-vis des politiques ? Pourquoi une dégradation d’image en ces deux domaines-clé de l’indépendance ? Et cela correspond-il, selon vous, à une réalité, plus tangible qu’auparavant ?
Dans le baromètre, les réponses à ces questions sont légèrement fluctuantes au fil des ans. Mais toujours demeure un doute majoritaire sur l’indépendance des médias et des journalistes par rapport aux pouvoirs politiques et économiques. Ces données sont inquiétantes. Il faut donc que les rédactions progressent encore sur ces points.
Devant cette méfiance persistante, il faut en effet s’inquiéter. C’est en se mettant davantage à l’écoute des lecteurs, des auditeurs, des téléspectateurs que les médias y échapperont.
Cela ne signifie pas que le public a toujours raison : il est parfois habité par des demandes contradictoires. Dans une édition plus ancienne du baromètre, les personnes interrogées reprochaient massivement aux médias d’avoir trop parlé du « coup de boule » de Zidane. Si l’on se souvient des conversations du début de cet été-là, cette critique peut être adressée à toute la société française.
Il y a donc beaucoup de raisons de s’inquiéter des résultats du baromètre. Mais il ne faut pas pour autant désespérer. Car cette édition confirme que la demande d’information des Français va plutôt croissant au fil des ans. Tant que cet appétit perdurera, il y aura un avenir pour les médias respectueux de leur public.
Les dérives de « l’abattage journalistique »
Concernant l’usage des médias, on observe une nouvelle montée des médias Internet. Qu’en pensez-vous ? Le web n’est-il pas un univers où on peut trouver à la fois tout et n’importe quoi ? Et où non seulement l’indépendance mais aussi le crédit des informations diffusées est parfois soumis à caution ? Et comment les médias de référence peuvent continuer à jouer un rôle en cet univers, devenu naturel pour les jeunes ?
Comme le note Stéphane Dreyfus dans son article commentant le sondage pour la Croix, «jamais la proportion de personnes sceptiques à l’égard des informations données sur Internet n’a été aussi forte. 44 % des personnes interrogées n’apportent pas de crédit à la restitution de l’information sur Internet, contre 31 % qui, au contraire, accordent leur confiance. Un scepticisme en hausse 8 points par rapport à janvier 2015. Les jeunes générations restent néanmoins « accros » aux réseaux sociaux, leur premier réflexe à 42 % quand ils se connectent pour s’informer, contre 2 % pour les plus de 65 ans ! ».
C’est ce paradoxe entre la faible crédibilité prêtée aux informations délivrées sur Internet et le développement de leur usage qu’il convient d’interroger. La dimension économique pèse à coup sûr. Il existe un volume considérable d’informations disponibles gratuitement sur Internet. Ce qui oriente à coup sûr la consommation, quand bien même le scepticisme reste fort. Ce scepticisme est aussi encouragé par les dérives médiatiques repérées sur le Net liées aux conditions pratiques de la fabrique de l’information sur certains sites, qui clairement s’apparente à de l’abattage journalistique. Enfin, il faut aussi le savoir, toutes les marques pluri-média, même reconnues, n’appliquent pas exactement les mêmes exigences déontologiques que sur le papier (vérification, sources multiples) pour la diffusion d’informations sur le Web.
Mais ces dérives constatées sont combattues par la multiplication d’offres premium sur le Web, payantes elles, qui justifient le paiement d’un abonnement par la qualité de l’information distillée. L’avenir d’une information de qualité sur Internet passe par le renforcement de ce modèle payant qui vient s’ajouter à la généralisation tendancielle des ‘pay-walls’. Ce modèle a quand même pour principal défaut d’organiser une césure dans l’accès à une information de qualité : elle sera de plus en plus réservée à ceux qui sont prêts à payer.
Dans notre enquête- et à juste titre de mon point de vue – la crédibilité mesurée des réseaux sociaux en matière d’information reste faible (pas du tout confiance à 40 %). Mais pour les grandes marques de presse, il y a quand même dans ce paysage agité de bonnes raisons de continuer à se développer sur le Net : parmi les sources principales d’information sur ce support, les sites et applications de la presse écrite arrivent largement en tête…
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
(Mars 2016)
(1) Slate, 14 novembre 2015
Pour aller plus loin :
►Baromètre 2016 La Croix-TNS Sofres « La confiance des Français dans les media »