Dans cet entretien, l’historienne Valérie Igounet et l’universitaire Stéphane Wahnich, auteur de « FN : une duperie politique » (Etudes du Crif, novembre 2015), tracent les lignes de continuité du parti d’extrême droite et décryptent les évolutions de sa communication.
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La Revue Civique : selon vous, « la banalisation du FN n’est qu’une façade médiatique ». Le parti d’extrême droite a de fortes lignes de continuité et relève notamment toujours, écrivez-vous, d’un « nationalisme débridé » et d’une « xénophobie omniprésente ». Quelles sont ces marques de continuité, dans le discours et l’attitude de Marine Le Pen ?
Valérie IGOUNET : Le FN d’aujourd’hui s’inscrit pleinement dans l’histoire du parti d’extrême droite, apparu en octobre 1972. Le marqueur central, la « préférence » nationale, rebaptisée « priorité » nationale, reste la colonne vertébrale du programme et de l’idéologie frontistes. La lutte contre l’immigration liée à l’insécurité et à la « question centrale de l’absence de frontières nationales » le sous-tend : priorité accordée aux Français, réforme du code de la nationalité avec suppression du droit du sol, suppression du regroupement familial, suspension des demandes d’asile en cours d’examen, reconduite des clandestins aux frontières… répression accentuée et budget renforcé dans le domaine de la sécurité.
Le FN de Marine Le Pen entend rompre bruyamment avec le parti du père sur certains points, notamment l’antisémitisme. Ce n’est pas anodin : ses premiers propos de présidente, publiés dans Le Figaro en février 2011, s’affranchissent du négationnisme et de l’antisémitisme ; une étape indissociable pour une éventuelle normalisation du parti. Aux élections cantonales du printemps 2011, le FN se sépare de certains de ses éléments les plus radicaux, affichant notamment leur antisémitisme et/ou leur xénophobie. La rupture avec le FN historique se situe, entre autres, sur ce point : les appels à connotation antijuive de Jean-Marie Le Pen représentaient des signes en direction de l’électorat antisémite du FN et de la base du parti. Marine Le Pen tente de s’attirer les voix de la communauté juive en s’affranchissant ouvertement de l’héritage lepéniste. Aujourd’hui, le FN se présente comme un rempart contre l’antisémitisme et dit combattre le « seul vrai ennemi, le fondamentalisme islamiste ».
Vous évoquez « l’hypothèque démocratique » et « l’atteinte aux libertés », que représente aussi le FN : « ce sont tous les contre-pouvoirs que veut neutraliser Marine Le Pen si elle accède au pouvoir ». Pouvez-vous préciser les menaces FN contre les contre-pouvoirs ?
Stéphane WAHNICH : En effet, au-delà de la problématique de la xénophobie, Marine Le Pen, lors de l’élection présidentielle de 2012, a développé un certain nombre de thèmes limitant les libertés publiques. La première des limitations, et sans doute la plus symptomatique de la vision du Front National une fois au pouvoir, est la limitation des droits de manifestation. En effet, Marine Le Pen dit clairement que les manifestations sur des sujets abordés lors de l’élection présidentielle seront, soit interdites, soit limitées. Concrètement, cela veut dire que les manifestations contre la réforme des retraites sous Nicolas Sarkozy, ou les manifestations contre le mariage pour tous sous François Hollande, seront impossibles sous une présidence FN. Mais la limitation des libertés publiques ne se limite pas à cela, il s’agit aussi de maîtriser les syndicats.
Une ressemblance avec la Russie de Poutine
Marine Le Pen est favorable à la création de nouveaux syndicats « accueillant des millions de personnes ». Ces créations ne seront pas spontanées mais organisées par elle alors que ce n’est pas au pouvoir politique d’intervenir dans le champ syndical. Le contrôle des médias est bien sûr abordé au prétexte qu’il faut changer les propriétaires de ces médias. Elle ne précise pas qui seront les futurs propriétaires. Enfin, Marine Le Pen est favorable à la disparition du Sénat alors qu’il est un des contre-pouvoirs démocratiques de notre République. Le recours au référendum est également évoqué pour éviter de passer par les corps intermédiaires. En fait, la France rêvée de Marine Le Pen correspond sur beaucoup de points à la Russie actuelle de Vladimir Poutine.
Vous soulignez aussi l’importance des « non-dits » dans les postures de la Présidente du FN, « une sorte de boîte noire » qui contient « les ferments d’une politique autoritaire » : qu’en est-il exactement de cette « boîte noire » ?
Valérie IGOUNET : Tout au long de ses discours, Marine Le Pen n’explique jamais comment elle va parvenir à ses fins. Au-delà de la disparition des contre-pouvoirs, il existe deux non-dits importants. Celui relatif à la sortie de l’euro et celui relatif aux jeunes Français issus de l’immigration. La sortie de l’euro et de la mise en place de la préférence nationale généralisée – deux mesures formant, pour le Front national, la réponse à la crise – ne sont jamais explicitées. Le fait que cela soit anticonstitutionnel et que les enjeux économiques (comme on a pu le voir pour la Grèce) soient énormes, ne semble pas un enjeu pour Marine Le Pen. Alors même qu’il est évident, qu’une fois arrivée au pouvoir, des obstacles économiques et légaux apparaîtraient immédiatement. Ces obstacles sont niés de manière systématique.
Confrontation d’une très grande violence
Le deuxième non-dit est l’avenir des jeunes issus de l’immigration dans notre pays. En effet, dans les discours de Marine Le Pen, le simple fait d’être élue réglerait les problèmes d’intégration et de ségrégation sociale, comme par magie. Il est évident qu’il n’en sera rien, et ce n’est pas une politique autoritaire qui pourra à moyen terme résoudre le problème. Si, comme on peut l’imaginer, la réalité sociale de ces jeunes issus de l’immigration va entrer en confrontation avec l’idéologie du Front National, il se pose le problème de l’avenir de ces jeunes qui, d’une part, sont français et d’autre part, non réellement reconnus comme tel par le Front National. Cette contradiction politique et sociale peut provoquer une confrontation d’une très grande violence.
En réalité, Marine Le Pen a du mal à convaincre les Français aussi bien sur le thème de la sortie de l’euro que sur le thème de la démocratie et du respect d’autrui. Cela explique en très grande partie ce plafond de verre que nous avons pu observer lors des dernières élections régionales. Marine Le Pen et le Front National sont devenus légitimes aux yeux de l’opinion publique. En effet, la communautarisation de la société française, les attentats, et de manière plus globale, la réaffirmation identitaire de l’islam en France ainsi que les scandales politiques à répétition, ont rendu audible le discours du Front National. L’intervention de Marine Le Pen dans l’espace public obtient une réelle audience et se traduit par un véritable succès électoral mais cela ne signifie pas qu’elle est politiquement crédible. Car non seulement les Français ne croient pas que la sortie de l’euro soit la solution magique pour sortir de la crise mais ils n’ont pas non plus confiance en Marine Le Pen pour conserver l’aspect démocratique de notre République.
D’après vos recherches, même si Marine Le Pen a voulu se différencier de son père à l’occasion de ses récentes provocations relatives à l’antisémitisme, au négationnisme et au régime de Vichy, vous considérez qu’il s’agit pour la Présidente du FN d’une tactique et que les deux se rejoignent au fond, malgré « la duplicité » de la fille, sur une vision « biologique » de la société. Quels éléments vous permettent de tracer cette continuité de vision, propre à l’extrême droite ?
Stéphane WAHNICH : L’usage de métaphores biologiques pour qualifier la société française constituait une des caractéristiques du discours de Jean-Marie Le Pen. Cette vision « naturaliste », qui va souvent de pair avec l’antisémitisme, a été effacée par Marine Le Pen. En analysant de manière affinée son discours, on remarque l’absence de métaphores biologiques, en revanche, lorsque cela s’avère nécessaire politiquement, Marine Le Pen est tout à fait en capacité d’en faire usage. En général, il s’agit pour elle de rassurer la base de son électorat ou les militants du Front National, qui plus est lorsqu’elle est en opposition avec son père. Apparaissent alors des expressions telles que « nature française », « immigration métastasée »… Nous sommes donc en droit de nous poser cette question : l’absence de vision biologique de Marine Le Pen est-elle liée à la conscience que ce type de discours ne peut que la mener politiquement dans une impasse, ou a-t-elle sincèrement une autre vision de la société ?
Lorsque l’on analyse le discours de Marine Le Pen, nous sommes bien incapables d’émettre une affirmation dans un sens ou dans l’autre. C’est toute l’ambiguïté de son positionnement politique mais également sa duperie sachant qu’elle peut affirmer tout et son contraire dans un laps de temps relativement restreint. Elle peut tantôt approuver l’idée du « grand remplacement », puis, plus tard, affirmer qu’elle n’y a jamais cru. Tout comme elle peut, devant la presse, confirmer que son nationalisme inclut tous les Français quelles que soient leurs origines et ensuite souligner que pour être véritablement Français il faut être « enraciné dans la terre de France » et que ce n’est pas dans le « bitume » que l’on peut devenir réellement Français. Avertis des positions antisémites et racistes d’un certain nombre de candidats du Front National, chacun est en droit de se questionner sur la sincérité du discours de la présidente du Front National.
Rassurer certaines catégories de la population
Valérie IGOUNET : Dans la perspective de la présidentielle de 2017, le FN « réfléchit ». Quelle stratégie politique adoptée afin de parvenir à briser ce « plafond de verre » auquel il se confronte ? Ses réflexions, menées notamment au séminaire des 5-7 février dernier, portent notamment sur l’interprétation de ses résultats électoraux de 2015. Depuis le printemps 2014, le FN enregistre des résultats inédits dans son histoire :
– Municipales de mars 2014 : 11 mairies sur un ensemble d’environ 36 700 et 1546 conseillers élus sur un ensemble d’environ 536 500.
– Départementales de mars 2015 : 31 victoires sur 1107.
– Régionales de décembre 2015 : aucune présidence de région acquise.
Le parti de Marine Le Pen se met en ordre de bataille dans la perspective de l’élection suprême, la présidentielle. Quelques mois pendant lesquels les communicants du FN, notamment Jean-Lin Lacapelle fraichement nommé Secrétaire national aux fédérations et à l’implantation, désirent changer l’image du FN…. tout comme celle de sa présidente, qu’une majorité de Français qualifie de « sectaire » ou, encore, d’ « agressive ».
L’affiche La France apaisée constitue un premier pas. Sur le fond, elle correspond à la ligne de conduite du FN : « rassurer » certaines catégories de populations qui restent réticentes au vote FN, comme celle des personnes âgées ou des CSP+. Le parti s’engage, explique Floriant Philippot, à traiter de nouvelles thématiques – comme celles de la santé, de l’accès aux soins, du « stress au travail », de la « refondation de l’entreprise » – mais aussi, dans le cadre de sa politique étrangère, à réaffirmer son opposition à « l’engrenage au Moyen-Orient ». Le 8 février dernier, sur le plateau du 20 heures de TF1, la présidente du FN se déclare candidate pour la présidentielle de 2017, s’appuyant sur un autre mot : « vérité ».
« Apaisée » et « vérité »… De nouveau, le Front national ambitionne d’apparaître sous une nouvelle image en ce début 2016, une année stratégique – sans élection – dans son histoire.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(février 2016)