« En France, on écoute encore les intellectuels. Cela stupéfie le reste du monde ». Par ces mots, l’essayiste Pascal Bruckner introduisait une des Rencontres de la Fondation EDF. Si l’intellectuel est, aujourd’hui, « un produit français qui s’exporte », il a aussi, « un passif à nettoyer » a-t-il rappelé en évoquant les différentes périodes où les intellectuels ont « porté des idéologies meurtrières », le fascisme, le stalinisme, le maoïsme… Dans l’époque actuelle, où l’intellectuel est sollicité sur tout et « n’importe quoi » par « la machine médiatique », Bruckner estime que « l’engagement politique se justifie, quand les médias et les politiques restent sourds à un massacre ». Avec, cette formule pour définir les intellectuels : « ceux qui ont la parole juste en période confuse ».
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Voilà une singularité française, qui mérite d’être soulignée : « le rôle de l’intellectuel » a en France une réalité toute particulière, relève Pascal Bruckner, qui rappelle que le mot « intellectuel » a été « inventé par Barrès au moment de l’affaire Dreyfus » : pour l’essayiste, « en France, on écoute encore les intellectuels. Cela stupéfie le reste du monde ». Les Anglo- Saxons notamment « sont envieux de cette extension généraliste » des intellectuels, « à la fois gratifiante et ridicule », dans la mesure où les intellectuels sont sollicités sur tous les sujets par « la machine médiatique » et, parfois, pour « n’importe quoi ».
« Ils ont porté des idéologies meurtrières »
Si aujourd’hui l’intellectuel « est un produit français qui s’exporte », il a aussi, en Europe, « un passif à nettoyer » souligne Bruckner. Et de rappeler que les intellectuels « ont porté des idéologies meurtrières » : le fascisme, le stalinisme, le régime de Mao, de Pol Pot… « Les meilleurs esprits ont abdiqué devant des régimes effroyables. Pourquoi ont-ils capitulé ? » Une dérive dénoncée dès 1927 par Julien Benda, dans « La trahison des clercs ».
Bruckner rappelle aussi l’expression de Sartre, après la Seconde Guerre mondiale : « Tout anticommuniste est un chien ! » Et de s’interroger encore : « Comment un esprit si brillant a-t-il pu encenser l’URSS, Staline, Cuba, la Chine ? » Le cas Sartre n’était pas isolé. « Éluard a fait des poésies pour Staline, encensé des régimes de servitude ». C’était une autre époque… L’intellectuel n’existe plus sous sa forme antérieure, comme « maître à penser », désormais, selon Bruckner, l’intellectuel « est entré dans l’espace parlementaire : la pensée est la pensée à plusieurs. Il n’y a plus de figure tutélaire, type Sartre », qui « a régné sans partage » : « Les Temps Modernes, c’était une église ! » Pendant une longue période, Raymond Aron a été marginalisé par la figure écrasante de Sartre jusqu’au moment, dans les années 70, où Sartre a reconnu, sur le perron de l’Élysée, « la raison d’Aron » sur la tragédie des « boat people » qui fuyaient le Vietnam communiste.
« Un milieu de loups et de requins »
Bruckner en vient « au lien qu’on tisse entre l’intellectuel et l’engagement ». Pour lui, l’intellectuel doit être « d’abord quelqu’un qui écrit », qui se consacre à la réflexion, son rôle n’est pas « d’apparaître à la télévision », ce n’est pas forcément de s’engager pour des minorités. « Parfois, il est bon que des intellectuels restent silencieux » affirme-t-il, tout en avançant une condition de l’intervention de l’intellectuel dans le champ du politique : «l’engagement politique se justifie, dit-il, quand les médias et les politiques restent sourds à un massacre ». Il évoque l’exemple de l’ex-Yougoslavie, du génocide au Rwanda. Mais pour lui, cet engagement doit être circonstancié. Si un intellectuel devient « conseiller du Prince », comme Jacques Attali ou Luc Ferry, « cela se traduit par une déconvenue » estime Bruckner : « l’intellectuel est une âme tendre, il tombe dans un milieu de loups et de requins, qui le taillent en pièce ». « Pour moi, l’exercice du pouvoir est incompatible avec l’exercice de la pensée ».
« Finkielkraut a une vision catastrophiste »
L’intellectuel est-il forcément « de gauche » ? Bruckner, qui évoque « la pesanteur idéologique » depuis la Deuxième Guerre mondiale, indique que c’est bien la tendance : « l’intellectuel, en France, doit rester de gauche ; sinon, il est agent du ‘grand capital’, il est satanisé ». Mais où se situe lui-même Pascal Bruckner ? « Ma position est de rester à gauche, pour penser contre la gauche elle-même » dit-il. En comparaison, il évoque Alain Finkielkraut qui, pour lui, « est au-delà de la gauche et de la droite. Il est trop pessimiste pour être de gauche. Il a une vision sombre, catastrophiste de la société, que je ne partage pas. Moi, je suis un libéral de gauche, j’ai une philosophie sociale et plus je vieillis, plus j’ai confiance en la psyché humaine pour résoudre les problèmes qui se posent à elle. »
Un militant européen lui pose la question : l’Europe n’est-elle pas une cause pour laquelle les intellectuels doivent se mobiliser, s’engager, et pourquoi assiste-ton à une si faible mobilisation pour l’Europe ? « Vous prêchez un convaincu », répond Bruckner, qui observe que, malgré les replis nationalistes, « l’Europe se fait à la base », par exemple avec les bourses étudiantes Erasmus. « C’est très étonnant, résume-t-il, l’Europe des peuples existe, mais l’Europe politique tarde à se traduire ». Il s’interroge à voix haute : « Pourquoi l’Europe n’a pas une armée ? » Et d’évoquer le discours d’Obama qui, à La Haye, enjoignait les Européens à se mobiliser, à s’organiser, y compris en matière de Défense.
« Contre la cacophonie d’Internet »
Pour Bruckner, c’est bien le rôle des intellectuels de faire entendre une voix singulière, dans « la cacophonie totale » que produit parfois le monde d’Internet. Un rôle qui rejoint, à ses yeux, celui des supports traditionnels, journaux ou livres. « La parole est multiple, innombrable, mais à quelques personnes, à tort ou à raison, on fait confiance ». Un rôle, déterminant en certaines périodes, que Bruckner résume en une formule, pour définir les intellectuels : « ceux qui ont la parole juste en période confuse ».
Dernier ouvrage de Pascal BRUCKNER : « Un bon fils » (Éditions Grasset)